J.-L. Ducasse, 1 Samuel 17

retour p. 1 p. 2/          La fête       (1 Sam 17, 54 – 58)

C’est l’étape où l’on évalue ce qui s’est passé, les états transformés.

  • ϖ Les différentes instances d’évaluation des états transformés

Nous avons limité la lecture au seul chapitre 17°. Notons cependant qu’au chapitre suivant, la fête se déploie amplement, orchestrée par de nombreux acteurs.

Immédiatement après la réponse de David à Saül, Jonathan se lie d’amitié à David et « lui donne son manteau, avec son uniforme, et même son épée et même son arc, et même sa ceinture. »       David sort et il est bien aux yeux de tout le peuple et même des serviteurs de Saül.

Les femmes sortent de toutes les villes d’Israël chanter et danser : « Saül en a frappé des milliers, David des myriades ».

Ce qui va provoquer la jalousie de Saül.

Si l’on s’en tient au chapitre 17, le contraste est saisissant entre l’évaluation des états transformés par David, puis par Saül.

David ramène la tête du philistin à Jérusalem, puis devant le roi Saül. Evaluation publique. Ce qui vient à l’esprit ce sont les trophées, les preuves, les indices de la victoire qu’il expose devant la ville et le roi.

Quant aux objets du Philistins ramené dans sa tente : évaluation privée. N’est-ce pas le butin, un bénéfice personnel que David retire du combat ? Mais s’approprierait-il les armes de celui dont il a dénoncé la manière de combattre ?

            Saül quant à lui ne manifeste ni joie ni gratitude devant la victoire. Il évalue les états transformés sur un tout autre registre. Cette victoire semble lui poser une question quant à la qualité du héros. Plus précisément quant à sa filiation : « de qui est-il le fils ? » Or Saül connaît parfaitement la réponse, s’il s’agit du géniteur de David. Puisqu’au chapitre précédent c’est auprès de son père qu’il a fait demander David. Comment élucider ce qui se cache derrière cette question récurrente de la filiation de David ?

  • ϖ Des manques au regard de ce qui était annoncé

Deux autres observations. Par rapport à ce que David avait annoncé juste avant la lutte, deux choses paraissent manquer. On ne voit pas qu’il ait donné quoi que ce soit en pâture aux oiseaux du ciel ni aux bêtes sauvages. On ne voit pas non plus explicitement ce que Dieu fait connaître aux nations. De qui est-il le fils, celui qui ne se dérobe pas au corps à corps, et qui fait un tel travail sur le corps ?

  • Les figures corporelles dans ce singulier combat.

Le recours à un modèle narratif nous a permis d’observer le texte de plus près qu’à première lecture, mais il ne suffit pas à rendre compte d’anomalies. Par contre il attire notre attention non seulement sur ce qui se passe entre des acteurs en termes de gains et de pertes, mais sur la manière singulière dont ces gains et pertes s’obtiennent et sont racontées dans le texte. A ce point du travail ce sont les figures qui sont en cause.

Oui, ce combat singulier est un singulier combat. Il travaille au corps ceux qu’il met en scène. Une figure originale du corps se dessine au fur et à mesure du développement du récit. Le corps dans cette aventure fonctionne de façons diverses, précisément dans sa manière d’être nommé, situé dans le temps notamment dans l’histoire, dans l’espace (jeux de positions et déplacements, terme du voyage) et dans le rapport qui s’établit entre les acteurs. Il peut en découler un grand nombre d’observations. Nous retiendrons seulement les suivantes.

Le corps de l’homme du défi
  • ϖ Un corps autoréféré qui tend à devenir une bête mécanique

Au début du texte, ce corps paraît inégalable par ses performances, mais il n’est différentié de ceux des autres philistins que par ses mensurations. Ce n’est qu’ainsi qu’il sort de leurs rangs pour prendre leur tête. N’étant référé à aucune origine, il ne se situe pas dans le temps d’une histoire, ne se réfère à aucun autre acteur, ne serait-ce qu’un père, un frère, ou un roi, et ne se déplace que pour écraser. Il ne profère qu’un discours mais aucune parole vive. Cette exaltation du corps vu seulement sous l’angle de sa force le nie comme corps hérité d’autres corps, situé dans une histoire, et corps parlant d’un sujet. Il est ainsi assimilé à l’animal. Mais la logique de l’invulnérabilité le pousse du côté du métal, du minéral. C’est une bête mécanique, un robot.

Par ailleurs, socialement aussi, il est le corps à lui seul. Il est « le Philistin ». Qu’il gagne et les philistins ne font qu’un avec lui dans la victoire. Que David lui tranche la tête de sa propre arme, et les philistins se dispersent. Ce corps-là qui profère des discours de domination et de menaces d’asservissement, de dévoration de la chair, va périr de sa propre mécanique, de son épée.

  • ϖ Un corps dit « incirconcis »

C’est ainsi que David avait qualifié le champion : « ce philistin incirconcis ». Son corps n’est pas marqué de la circoncision : cette coupure accompagnée d’une parole qui signifierait pour lui et pour les autres, qu’il n’est pas tout, mais qu’il est référé à une origine. Là où Abraham aurait pu se prendre pour l’origine, il était circoncis, entaillé au lieu symbolique de sa puissance. Lieu de sa capacité de reproduction, de son phallus. Ainsi est-il assimilé par David au lion et à l’ours, le philistin incirconcis. Ils sont dans la même logique de dévoration, d’assimilation des autres à soi.

  • ϖ Un corps travaillé par le caillou et par sa propre épée

Ce récit n’est pas un reportage de guerre. David dit bien à son frère qui lui reproche d’être venu, dans sa malice, voir la guerre, que la question est moins de voir que d’entendre. Et si le récit, en présentant comme il le fait la décapitation du philistin et ce qui lui est enfoncé dans la tête donnait autre chose à entendre que l’horreur d’une violence gratuite ? En décapitant le Philistin David n’ajoute rien à sa mort déjà obtenue, sans épée. Il retranche une part qui n’ira n’importe où (à la dévoration par les oiseaux du ciel et les bêtes sauvages) mais à Jérusalem, puis devant le roi. La décapitation pourrait être entendue non comme une inutile férocité mais comme une sanction de type cognitif et non pragmatique. Le récit opère un déplacement des choses du combat en même qu’il évoque un traitement du corps plus que sa destruction.

La décapitation ainsi conçue aurait-elle quelque chose à voir avec cette autre coupure qu’est la circoncision ? Il y avait bien quelque chose de trop dans ce corps qui se prend pour la tête, qui se prend la tête… et qui finira par en perdre la tête !. Et le fait que ce soit l’arme même du philistin qui le décapite –signifierait-il que cette conduite là mène à la destruction de celui qui la met en œuvre. Et le corps d’armée qui en dépend en subit à son tour les conséquences. Il n’en n’est pas pour autant réduit à néant. Car il devient signifiant par la manière dont ses restes se répartissent. Ainsi des corps qui jonchent le parcours qu’avaient fait les philistins pour venir provoquer Israël sur son propre territoire. Ils inscrivent dans la mémoire qu’un tel parcours est suicidaire. Le déplacement qui écrase et nie l’autre tue ceux qui ne se déplacent de Gat (le pressoir) que pour tenter de s’imposer en terre de Juda, tels un rouleau compresseur.

Mais si l’épée du Philistin est l’instrument de sa propre décapitation (qui n’est pas pur acte de férocité), qu’en est-il du projectile qui s’est enfoncé dans cette même tête ? Le caillou tiré du torrent serait-il du côté de l’intervention de la parole ? Le torrent n’est pas n’importe quoi dans l’aventure de David. Les psaumes en témoignent. « Au torrent il boit en chemin c’est pourquoi il redresse la tête… dit le Psaume 110 où tombent aussi des têtes de rois prétentieux) Si le fer est du côté de la coupure, le caillou pourrait être du côté de la parole. Le caillou n’a pas fendu ni éclaté ni transpercé la tête mais s’est enfoncé dedans avant de faire tomber l’homme face contre terre. Accomplirait-il une opération sur le corps qui ne viserait pas sa destruction ? Un corps qui aurait besoin d’être enrichi d’un apport extérieur et tranché. Convaincu de ce qu’il oppose de dur à la circulation de la parole ? Mets-toi bien ça dans ta tête ! Goliath ! On comprend pourquoi un père de l’Eglise (je ne me rappelle plus lequel !), interprétant ces cinq cailloux,  évoquait le Pentateuque: la Torah, les cinq premiers livres de la Bible. Il suffit effectivement du premier de ces cinq livres pour avoir la quintessence de la Torah : ce qui réfère tout humain à une origine, marque dans sa chair par la circoncision le père des croyants et fait avec lui alliance en lui promettant une postérité et une terre.

Le corps de l’homme du récit :
  • ϖ Un corps référé à d’autres

Nous l’avons déjà signalé, David est fils, frère, serviteur du roi. Il écoute, questionne et parle. Il agit au nom de l’Eternel. Son corps est qualifié par sa jeunesse, sa rousseur, sa belle apparence.

  • ϖ Les courses de David

David cours trois fois au cours de ce récit. Ses déplacements signalent des déplacements dans le point de vue sur le combat. Il court au champ de bataille et l’implication de l’Eternel dans le combat est révélée. David court au devant du Philistin. Le combat change de physionomie par rapport à sa représentation guerrière. David court à nouveau et vient sur le Philistin, on peut s’attendre à une avancée de plus dans l’interprétation de histoire. Le corps à corps progresse par étape avec ces courses de David. Cela va dans le sens d’un corps à corps de plus en plus précis entre David et le Philistin. On dirait même qu’à la fin David est inséparable de la tête du Philistin.

  • ϖ Un corps de « chair », exposé

David avait qualifié le corps du Philistin d’incirconcis. Le philistin menace David de donner sa chair aux oiseaux du ciel et aux bêtes des champs. Le mot chair est celui qui vient dans la Bible dès qu’apparaît la première opération sur un corps. Cette coupure (déjà) touche la chair de l’Adam afin qu’il ne se prenne pas pour tout l’humain à lui seul mais qu’il reçoive de l’Eternel une aide contre lui. C’est pourquoi poursuivra le texte l’homme quittera son père et sa mère, il s’attachera à sa femme, et les deux iront vers une seule…chair.

         David le berger qui prend soin des corps

Le berger décrit en David est celui qui s’occupe des brebis de son père, il veille à leur nourriture, les arrache à la gueule des bêtes sauvages, et les conduit à bon port. Or la figure du berger permet encore d’interpréter ce que fait David quand il s’introduit sur le lieu de la bataille. David porte la nourriture de la part de son père.. Quand il s’offre pour le combat singulier, et qu’il est revêtu par le roi des attributs de cette fonction, il arrache ainsi les brebis d’Israël à la capture par l’homme–bête. Pourquoi cette figure du berger ne permettrait-elle pas d’interpréter aussi la lutte et ses suites dès lors que le texte s’ingénie à décrire le lutteur sous les traits du berger ? Comment celui qui arrachait les brebis de la gueule du lion ou de l’ours pourrait-il sans se contredire vouer purement les philistins à la dévoration par les bêtes ? Ne devrait-il pas plutôt arracher à la gueule des bêtes ce qu’il reste pour que cela soit sauvé ?

Alors on pourrait considérer que, par la main de David, un père des brebis travaille au corps les brebis. Après avoir arraché de la gueule d’un animal les brebis, il semble qu’il soustrait une part du corps qui ne sera pas donnée en pâture aux oiseaux du ciel et aux bêtes sauvages.

La tête du Philistin, subit plusieurs opérations successives. Elle est pénétrée par la pierre et non éclatée, fendue, blessée, transpercée. Ensuite elle est coupée, détachée comme un reste de ce cadavre et de l’ensemble des philistins. Pour être acheminée à Jérusalem. Enfin elle est tenue en main par David quand il se présente à Saül qui va lui demander de qui il est le fils. Cette tête n’est pas faite pour dévorer comme celle des bêtes, ni pour être dévorée par les bêtes, mais pour se laisser pénétrer de la loi, de la torah… et peut-être autre chose encore qu’il nous reste à découvrir. Dans le même temps, les cadavres des philistins jonchent le parcours emprunté par les philistins pour venir de Gat défier les troupes d’Israël.