Louis Perrin, Lecture de Job 1-2

retour p. 1 p. 2/ Job 4 et 5 (I)

Deux acteurs sont en scène : "Elifaz de Teman" qui "prit la parole et dit" (4, 1) et celui à qui il s’adresse à la 2ème personne : à la suite du ch.3, on peut penser que ce "tu" désigne Job, mais ce nom n’est pas dit tout au long des deux chapitres. On aurait pu se demander au ch.3 ("Job prit la parole et dit", 3, 1), à qui la parole de Job est adressée. Ce "tu" et ce "je" font des chapitres 4 et 5 une unité de texte, qui va jusqu’en 6, 1 ("alors Job prit la parole et dit"). Le verset 2 connaît différentes traductions. Elles ont en commun une certaine autonomie de "la parole" ou des "mots". "Tes paroles redressaient ceux qui perdent pied" (4). Dans la mesure où elles n’ont plus d’effet sur "toi", "maintenant" que "c’est toi qui fléchis" (5), "tes paroles" quittent leur attache à "toi" pour jouir d’une sorte d’autonomie, se tenant en elles-mêmes. La transformation de "toi" s’inscrit dans un parcours du temps. Auparavant, "tu savais", "tes paroles redressaient", "tu affermissais". "Maintenant", "te voici atteint". Un travail sur l’énonciation pourrait être de se demander comment le texte construit le point de vue de l’énonciateur, point de vue à partir duquel embrasser le passé et le présent attribué à l’énonciataire, ainsi que la transformation : qu’est-ce qui fonde textuellement la validité de ce point de vue, et qu’est-ce que ce point de vue fonde ?

Les deux acteurs sont distribués en 7 et en 8 de la manière suivante : – "toi" devrait se livrer au temps et à l’espace : "jamais ?", "où ?", ce qui suppose qu’Elifaz adopte, lui, un point de vue qui soit hors du temps et hors de l’espace. "Quel innocent a jamais péri ?" : la réponse attendue est : aucun, jamais ! "Où vit-on les hommes droits disparaître ?", … nulle part ! – "je" a en effet une vue d’ensemble. "Je l’ai bien vu". C’est la "vision" d’acteurs définis par leur fonction opérante ("laboureurs, semeurs, moissonneurs"), inscrits dans le parcours temporel d’un travail d’agriculteurs. Donc à ce "je" d’embrasser là encore un parcours temporel. Les figures sont somatiques : Dieu (Eloha) est doté d’une "haleine", d’un "souffle", d’une "narine". "Ne pas périr" ou "périr", telle est la thématique qui glisse de l’un à l’autre, et qui déborde sur le monde animal, qui s’élargit donc du monde humain agriculteur au monde animal chasseur. Mais ce qui distingue ce qui est dit pour "toi" et pour "je", ce sont deux manière d’être temps.

"Toi" est invité à se plonger dans le temps ("rappelle-toi"), par un "je" qui est, lui, en position hors temps et hors lieu ("jamais, où ?"). Et "toi" est invité à faire mémoire d’acteurs déterminés par des qualifications ‘morales’ ("innocent, droits") sans qu’il soit question de leur travail.

En revanche, "Je" témoigne de son point de vue ("je l’ai bien vu") (un ‘voir’ immédiat, sans médiation, sans distance de temps ni d’espace) selon lequel les acteurs déterminés par leur rôle de travailleurs, sont inscrits dans un parcours temporel au bout duquel ils moissonnent ce qu’ils ont semé : la misère. Le traitement de "Toi" consiste à aller du temps (rappelle-toi) au hors temps (jamais), pour des acteurs qui ne sont déterminés que moralement, destinés à "ne pas périr". Le traitement de "Je" consiste à aller du non-temps (je l’ai bien vu) au temps (labourer, semer, moissonner) pour des acteurs définis par leur travail, destinés à "’périr".

Les versets 12 à 16 sont encadrés par "une parole" et "une voix". Entre les deux, c’est une vision. L’audition de "la voix" se fait par la médiation d’un "silence". De nombreuses indications somatiques (frisson, faire cliqueter les os, souffle, face, hérisser le poil, la chair, se tenir debout, devant les yeux) font que "l’image" ou le "spectre" (16b) est lu comme une forme d’être humain, à qui attribuer "la voix que j’entendis". Bien des questions viennent, après une première lecture qui semble évoquer simplement un rêve. Quelle différence entre parole et voix ? Les paroles qui suivent (17-21) sont-elles celles émises par la voix ? Plus encore, comment se construit le rapport entre la parole et la vision, entre voir et entendre ? Au plus précis, qu’est-ce que cette indication du silence ? Textuellement, le silence est entre voir et entendre, entre "le spectre (ou l’image) devant mes yeux" et "j’entendis une voix". Mais ce silence, fait-il le lien entre voir et entendre ou bien au contraire fait-il rupture ? Est-il suspens, renforcement de la tension d’une attente ou bien au contraire détente, dédramatisation de "l’épouvante" devant cette image spectrale non reconnue ?

Ce qui a été lu de "rappelle-toi" et "j’ai bien vu" (7-8) est peut-être ici à l’œuvre pour recevoir l’ambiguïté de ce "silence". Le "Je", qui "vois", tel qu’il vient d’être lu en 8, se situerait plutôt du côté de l’immédiat qui embrasse temps et espace. "Une parole, furtivement, m’est venue", "saisie en murmure", est suivie de "visions de la nuit" qui collent à la peau ("frisson, poil hérissé") et aux yeux ("le spectre restait devant mes yeux"). Puisque, à la fin, c’est ce même "Je" qui "entendis une voix", si ce qui suit, c’est ce que "Je" a entendu que cette voix disait, alors le silence sert plutôt à prolonger l’immédiateté de cette vision qui ‘colle’, à transporter l’absence d’écart et l’inexistence de toute médiation dans les paroles de la voix entendue.

En tout cas, les paroles qui suivent (17-21), qu’elles soient simplement la suite du discours d’Elifaz ou qu’elles soient ce qu’il a entendu dire à la "voix", que cette "voix" soit ou non celle du spectre-image, ces paroles sont annonce de "périr" et de "mourir". Lorsque "le mortel" est mis en comparaison avec "Dieu (Eloha)" à la mesure de la "justice", lorsque "l’homme" est mis en comparaison avec "son auteur" à la mesure du "pur", c’est "défiance aux serviteurs", "folie aux anges", "des maisons d’argile tombant en poussière", "écrasés, broyés, tentes effondrées". Se retrouve la version du "périr" lue en 8 et 9. Selon ces paroles, il y a une position "du mortel, des hommes, des serviteurs (de Dieu), des anges même (de Dieu)" où "d’un matin au soir … ils périront à jamais" (20). En un laps de temps élémentaire, en un jour, leur temps ne sera plus : "à jamais". La question alors serait de pouvoir dire comment le texte fait passer pour vraie cette position ? On sait déjà que cette position concerne des qualifications (juste, pur) du même type que "innocent" et "droits" (7), c’est-à-dire que cette position s’appuie sur des déterminations ‘morales’.

Job 4 et 5 (II)

Après le passage 4, 12-21, dans lequel "je" ne s’adresse à personne, l’échange reprend en 5, 1 : "Fais donc appel !". Un nouvel acteur apparaît, potentiel d’ailleurs, "existe-t-il quelqu’un pour te répondre, un des saints ?". "Appel", dans la traduction de la TOB ("crie donc !", Chouraqui), peut orienter vers le registre, l’isotopie, de la justice. Cette interprétation, sans doute est-elle suggérée par 4, 17 : "Le mortel serait-il plus juste que Dieu", et elle est soutenue par la figure du "tribunal" (5, 4), puis de la "cause" (5, 8). L’idée d’un appel en justice comporte un jugement préalable. Du jugement en appel, on espère qu’il viendra ‘casser’ le premier et dénoncer l’erreur du premier juge. L’acteur qui apparaît ici ("quelqu’un, un des saints") vient prendre la place du tiers entre "toi" et le premier juge. Le point de vue de Elifaz, comporte donc deux éléments : 1) le malheur (de "toi") correspond à un premier jugement 2) "tu" considères ce jugement comme injuste.

Le point de vue d’Elifaz fixe celui à qui il s’adresse ("tu") dans un poste qu’il ne cesse de dévaluer : cette manière de faire appel à un tiers est le fait de "l’imbécile" (Chq : dément), du "naïf" (niais). Manquant d’esprit et d’intelligence, le ‘plaignant’ qui ferait appel n’est rien d’autre que psychologiquement atteint par "la rogne" et par "la jalousie" : c’est traiter de malade mental celui qui défie le pouvoir établi. Il n’est pas forcément pertinent de rapporter les figures des "fils" (4) et de la "moisson" (5) aux enfants de Job morts en 1, 13-19, ni à la moisson de 4, 8. Ici, c’est une configuration différente. Elifaz continue d’épingler Job dans la dévalorisation, et même dans la culpabilité : le "gâchis" et la "misère" ne naissent pas spontanément de la "terre" ou du "sol". La misère n’est rien d’autre que le destin de l’homme dès lors qu’il travaille ("moissonne") et possède ("patrimoine", 5), comme nous l’avons lu dans 4, 7-8, dès lors que, travaillant, il s’inscrit dans la temporalité. Dès lors qu’il travaille, il n’y a plus qu’à souhaiter qu’il soit dépouillé au terme de la saison de son travail, que le fruit de son travail, ce qu’il a "moissonné", les affamés s’en nourrissent, les assoiffés l’engouffrent. Le destin normal, ce qui est de règle, c’est que "c’est pour la misère que l’homme est né" (7).

A partir de 5, 8, Elifaz prend position en son nom propre, et non plus en se projetant dans le rôle de "toi" ou de "l’imbécile" : "Quant à moi, je m’adresserais à Dieu". Cette sorte d’opposition entre 5, 1 ("Fais donc appel !") et 5, 8 ("Quant à moi je m’adresserais à Dieu") souligne dans ce nouveau paragraphe l’absence d’intermédiaire entre celui qui a une cause à défendre et Dieu à qui exposer cette cause. L’opposition souligne que l’invite à faire appel est une fausse piste, parce qu’elle introduit un tiers, un médiateur qui s’interpose entre "toi" qui se considère victime et le supposé juge injuste que ta détresse accuse. Ce faire appel n’est que "démence" (Chouraqui) Se retrouve désormais le penchant à l’immédiat noté dans le chapitre 4. C’est l’immédiateté d’un point de "vue" hors du temps et hors de l’espace afin de pouvoir embrasser le passé et le présent de "toi", ainsi que "ta" transformation (4, 2-6), et c’est l’immédiateté d’une "vision" (4, 12-16) qui ‘colle’ à la peau et aux yeux. Dieu est décrit comme "l’ouvrier", acteur agissant, auteur "des grandeurs insondables". "Epuiser les nombres", c’est aller jusqu’au bout d’une suite indéfinie, et donc embrasser les multiples innombrables par une position qui peut dénombrer l’innombrable, qui ne peut donc qu’être infinie, capable de totaliser sans limite. Cet "ouvrier", par opposition au travailleur humain livré au temps et par conséquent ne fabriquant que misère, cet "ouvrier"-là ne fait, lui, que des actions dont le résultat est heureux. La pluie se répand sur la terre pour des champs ruisselants. Ceux d’en bas sont élevés et les assombris sont sauvés. "C’est lui qui déjoue" les actions de ceux qui agissent indépendamment de lui. Il sauve le pauvre et donne l’espérance au faible. On croirait entendre une ‘maman catéchiste’ qui sait tout de Dieu, sans avoir jamais eu à ouvrir son discours à l’altérité de celui dont elle prétend maîtriser la connaissance !. Cela se termine par une béatitude : "Heureux l’homme" : ce qui lui arrive, qui n’est jamais autre chose que malheur, est en réalité réprimande pour qu’il apprenne une leçon, une semonce, une "discipline" (Chq, cf. disciple) du Shadaï. La démarche enseignée par Elifaz, c’est : tu t’adresses directement à Dieu, tu subis et tu te tais.

L’important de cette lecture, c’est qu’Elifaz se prend pour Dieu. Il y a une sorte d’identification totale à Dieu, dans la maîtrise qu’il a de ce Dieu par voie de connaissance, pour le décrire. Déjà Elifaz, en 5, 1-7, s’était mis pour ainsi dire à la place de celui à qui il parle ("tu"), en lui montrant où allait sa démence. De 8 à 27, il se met à la place de Dieu, sans même avoir à se poser comme "Je" face à un "Tu" divin, parce que les deux places n’en sont qu’une : Elifaz-Dieu. Il dit : "Quant à moi, je m’adresserais à Dieu". Mais cet énoncé n’est suivi d’aucune adresse à Dieu : sans coup férir, c’est Elifaz qui ‘dit Dieu’, à la différence des prophètes qui annoncent toujours : "ainsi parle le Seigneur". Cette lecture est confirmée par le dernier verset du chapitre : "Vois, cela, … il en est ainsi". Cet énoncé, par manière de sanction, boucle sur lui-même : celui qui a parlé assure de sa propre autorité la vérité de ce qui a été dit. Le système d’Elifaz, en éliminant pour lui-même la médiation entre les deux acteurs "Je" et "Dieu", interdit tout tiers, tout acteur médiateur entre "toi" et celui contre qui il défie "toi" de faire appel. Le système d’Elifaz est le système de l’immédiat, de l’absence d’espace de médiation. Le Dieu qu’il décrit, dont, pour s’être identifié à lui, il maîtrise l’identité, est donc un Dieu du tout, tout pouvoir, toute bonté.

"Souffrir", c’est pour "réparer" (18), pour "racheter" (20). Dieu "brise"-t-il, c’est pour "guérir". Tous les malheurs sont pour le bien de celui qui n’est rien, — non pas ce rien (l’ensemble vide) qui n’est pas néant parce qu’il n’est pas mort (c’est le cas de Job) — mais qui n’est rien devant Dieu qui est tout. Au sommet de "la pétulance", "tu viens au sépulcre" (26, Chq). Cet Elifaz-Dieu, où Elifaz se perd en Dieu, est aussi la position actorielle où Dieu se perd dans un discours sans énonciation. En effet, "l’alliance" promise est avec les "pierres des champs" (23). Ce doit être la seule "alliance" de ce genre dans tout le corpus biblique, où l’alliance est toujours entre Dieu et les hommes ou son peuple. Curieuse réussite promise par cette alliance, que cette simple richesse terrienne et mortelle, à un homme qui déjà a eu tout cela et qui, de plus, craignait Dieu !