Louis Perrin, Lecture de Job 1-2

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En 6, 1, Job parle. Il parle de sa "hargne" et de sa "détresse", à peser sur une "balance". Il parle pour dire qu’il ne peut pas parler. Il fait un grand discours pour dire que ses "paroles s’étranglent" (ou divaguent). De 1 à 7, les figures jaillissent sur des registres divers : des sentiments à peser, le sable des mers, des paroles qui s’étranglent ou divaguent, des flèches pénétrantes, du venin qui se respire, des effrois ou terreurs alignés, ensuite de la nourriture manquante puis insipide à vomir. Ces figures qui partent dans tous les sens ne donnent pourtant pas au lecteur l’impression de l’incohérence. Qu’est-ce donc qui les fait tenir ensemble ? Peut-être est-ce du fait qu’elles sont émises du point de vue de Job : quelque chose se passe en lui, ce qui se passe est ce qui fait mal, et cela fait mal en lui, dans son intérieur. Les sentiments (du fait notamment qu’ils sont des poids lourds) vont du côté du corps, ce corps en est à rejeter ("vomit"). Même les "paroles" qui "s’étranglent ou divaguent" sont des sortes de paroles qui vont du côté de l’effet qu’elles produisent, des paroles qui s’incarnent, pour ainsi dire (LXX : ta remata, comme en 16, 25, 26).

Job affirme son conflit avec les acteurs divins que sont le Shadai et Eloha (4). La position de ces acteurs est d’être "contre", non pas côte à côte, mais face à face, pour une confrontation, un affrontement, un heurt violent : "Les flèches du Shadai sont en moi", "Les effrois d’Eloha s’alignent contre moi" (4). Ce dispositif d’acteurs, qui est mis en place à partir du point de vue de Job, est le contraire de celui mis en place par le discours d’Elifaz, qui, lui était tout fusionnel, toute confusion avec Dieu. Peut-être même le discours d’Elifaz (du type : subis et tais-toi !) a-t-il fait évoluer par effet inverse celui de Job : en 3, 25-26, Job en était au simple constat : "la terreur … m’atteint … le tourment qui vient". Désormais, c’est Shadai, c’est Eloha qui est contre lui, dit-il, comme un ennemi. On pourrait se demander dans quelle mesure hargne et détresse, qui sont des passages de fait, sont les passages obligés pour que l’acteur qui ressent ce ‘mal en lui’ se positionne de telle sorte que l’acteur divin vienne à lui en lui faisant face. Les sentiments qui donnent accès à cette prise de position insistent sur le fait qu’ils se disent du point de vue de l’acteur qui les éprouve et ce point de vue fait valoir le texte comme énonciation. En 5, 8, Elifaz dit : "Quant à moi je m’adresserais à Dieu". Mais, à la suite de cet énoncé, il s’adresse d’autant moins à Dieu, qu’il est en confusion avec Dieu, qu’il ‘se prend pour Dieu’, sous la forme de son ‘tout savoir’ de Dieu. Ce qu’Elifaz proposait ("je m’adresserais à Dieu"), il est incapable de le réaliser parce que sa parole n’est pas du genre remata, c’est-à-dire qu’elle est sans effet possible, qu’elle n’est pas en capacité de ‘parler’ vraiment. Job, lui, vise à le réaliser : "Qui fera que ma requête s’accomplisse ?" (8).

A la différence de la proposition provocante d’Elifaz en 5,1, "Fais donc appel !", ce n’est pas un juge d’appel qui viendrait doubler un premier juge dont les malheurs de Job sont la sentence, mais c’est un avocat que Job demande. Une idée vient au passage : est-ce qu’une lecture chrétienne retient la question de cet acteur potentiel à fonction d’avocat, en se demandant "Qui ?" ? La demande d’avocat est une demande engagée en face de Dieu, une demande qui parle, parce que face à Dieu elle campe un dispositif d’interlocution : "Je n’aurai mis en oubli aucune des ‘remata’ (paroles, dits, sentences) du Saint" (10) (dans la LXX : remata agia theou mou, les paroles saintes de mon Dieu). Cette disposition actorielle d’interlocution, d’affrontement de parole, confère au texte sa valeur d’énonciation : cela parle dans le texte, d’autant plus fort qu’il y aura "sursaut de joie dans la torture implacable"(10) : cet énoncé est surprenant, il ne peut faire effet de sens que s’il est entendu à partir du point de vue de Job : l’accès à l’acte même de parler est ce qui compte par-dessus tout, quel que soit le contenu de la parole. C’est l’accès à l’acte même de parler, c’est-à-dire à l’énonciation, quel que soit ce qui est énoncé, et même si ce que cet énoncé c’est "me broyer, me rompre, la torture". Lénonciation, comme effet du texte lorsqu’il est lu, est ici d’autant plus repérable que le point de vue où ce que dit Job oblige le lecteur à se placer est plus provocant : "sursaut de joie dans la torture implacable".

Avec les figures d’espérer (8 et 11), d’attendre (13, des souhaits et du futur, le temps rejoint le corps ("ma chair est-elle de bronze" 12) pour l’énonciation. Le corps est l’indice de ce qu’on peut appeler le réel. Le livre de Job devient peu à peu un livre sur les conditions réelles d’une parole qui parle, bien plus qu’un livre sur la souffrance. Le malheur ainsi que la souffrance qu’il entraîne sont plutôt le dispositif mis en place pour que s’y trace les procédures de l’énonciation.

Le texte se poursuit en 14-21 en une sorte de parabole, qui touche justement au cours du discours comme à un cours d’eau. "Mes frères ont trahi comme un torrent" (15). Cette trahison est à la mesure de la déception de ceux qui comptaient sur les eaux de ce torrent : ils "se perdent" (18b) à les chercher sans les trouver parce que "à la saison sèche (les torrents) tarissent, à l’ardeur de l’été ils s’éteignent sur place" (17). Mise en forme de parabole, la paraphrase du texte pourrait être : il en va du discours comme des eaux du torrent ; on croyait les trouver abondantes, mais à la saison sèche, leur cours tarit et s’éteint sur place. On peut bien mettre tous ses espoirs dans la parole, mais il arrive qu’on soit déçu, qu’on éprouve le sentiment d’avoir été trahi. Car il arrive que la parole ne tienne pas ses promesses. Elle peut être discours sans cours, sans eau vive, tari, à sec. C’est alors que le discours parle pour ne rien dire. Sans temps (pour espérer et attendre), sans corps (sans faire droit aux affects de hargne et de détresse), le discours devient idéologique. Sans énonciation, il se réduit aux énoncés d’un savoir sans âme, parlant pour ne rien dire ; il ne parle plus. Telle est la réfutation véhémente d’Elifaz par Job : "Mes frères ont trahi" (15), "Vous n’existez pas" (21) A partir du verset 21, apparaît un "vous". L’interlocution jusque là cachée dans l’énonciation, devient énonciation énoncée, adresse explicite. Il y a comme un paradoxe : Elifaz, en 4 et 5, ne cessait de s’adresser à Job, mais en réalité il ne parlait à personne dans sa parole pour ne rien dire, dans ses énoncés sans énonciation, dans son discours aux eaux sèches. En 6, 1-20, on ne sait pas à qui parle Job et pourtant sa parole est si parlante qu’un vous fait surface en 21, un vous adressé à une catégorie d’acteurs disponible sans doute à bien d’autres qu’Elifaz et les deux autres.

Job 6 – 7 (II)

Au chapitre 7, des versets 1 à 6, Job, qui a "pris la parole" en 6, 1, ne s’adresse explicitement à personne. Puis, de 7, 7 à la fin, 7, 21, il s’adresse à "tu". De même, au chapitre 6 : de 1 à 20, Job parle sans s’adresser explicitement à quiconque ; pourtant sa parole est ‘parlante’, et en 6, 21 affleure un "vous". De même que ce "vous" est disponible, n’étant pas réservé à Elifaz et aux deux autres, de même le "tu" est disponible, puisqu’il n’est pas dit que Job s’adresse à "Dieu" (ni Shadaï ni Eloha, pourtant cités en 6, 4 et 6, 8-9). Ce "tu" n’a pas d’autre détermination que d’être celui à qui Job s’adresse, celui qui est là pour instaurer une disposition d’interlocution.

A partir de 7,1, les figures du temps sont nombreuses. C’est le "temps que le mortel vit sur la terre (1), temps de "corvée". Ce temps est tendu vers un terme : "soupire après l’ombre … attend sa paye … le soir n’en finit pas … jusqu’à l’aube … et surtout mes jours ont cessé, à bout de fil" (6). Il y a un effet d’amplification, depuis l’angoisse d’un soir et les cauchemars d’une nuit, jusqu’à l’ensemble des jours d’une vie. Amplification et intensité croissante, la tension devenant d’autant plus forte que Job est "à bout", qu’il touche à une limite. De 6 à 8, se lisent du passé ("mes jours ont couru") et du futur (les différents "yeux" qui "ne reverra plus, ne discernera plus, seront sur moi"). Entre ce passé et ce futur, un présent prend beaucoup d’importance : "Rappelle-toi", la mémoire embrassant le temps dans cette sorte de présent qui dit : "ma vie n’est qu’un souffle".

Il y a de franches notations somatiques : "ma chair, ma peau" (5), et une question reste ouverte, celle du rapport entre l’être-temps et l’être-corps. Peut-être cette question est-elle habitée par la distinction à faire entre la mort et le corps : "La mort plutôt que ma carcasse" ("mes os" Chrq, LXX et Vulgate, 15). Habituellement, le corps est le marqueur de la mort, et même de la mortalité. Ici, il y aurait une "mort" à distinguer, une mort qui serait cet "étranglement" (15) qui rappelle ici le "mes paroles s’étranglent" de 6, 3. Cette mort-là aurait quelque chose de la ‘kénose’, le mot des LXX qui se trouve au verset suivant, en 16b : "écarte-toi de moi, vide (kenos) en effet la vie de moi".

Quant aux trois "yeux" (7-8), ils dénotent sans doute trois points de vue, trois positions à partir desquelles pouvoir interpréter. Le dernier point de vue est celui que Job attribue à "tu" : "tes yeux seront sur moi et j’aurai cessé d’être" (8). Il y a là comme un paradoxe : comment les yeux de ‘toi’ pourront-ils être sur "moi" quand je ne serai plus ? Des yeux ne peuvent pas être sur un objet qui n’est pas. Ce paradoxe, cette impossibilité logique, est sans doute pour dire quelque chose qui ne peut être exposée, quelque chose qui est du domaine des "paroles qui s’étranglent" parce qu’elles sont indicibles. Pour tenter de l’évoquer, il faudrait pouvoir dire quelque chose du genre :

  • la mémoire de "toi" ("rappelle-toi")
  • introduit un point de vue (une compétence d’interprétation partant de la source qu’est l’énonciation)
  • selon lequel sont distingués le fait que Job arrive au bout du fil de ses jours ("cessé d’être") et pourtant les yeux de "toi" sur lui.

Ce point de vue où les yeux de "toi" voient le ‘cessé d’être’ appartient à la parole dans sa source, à la force énonciative. La conséquence en est que Job lui-même se décide pour laisser venir en lui cette force énonciative : "Donc je ne briderai plus ma bouche ; le souffle haletant, je parlerai" (11). Il s’agit bien d’accéder purement et simplement au régime de la parole. Le dégagement de l’idée d’énonciation du tissu des énoncés, est soulignée par la proclamation décisive : "je parlerai" qui se distingue du "Je me dis : Quand me lèverai-je ?" (4). Ce qui fait la différence, c’est d’une part le pur accès à la parole sans souci de quoi dire, et d’autre part, et corrélativement, la situation d’interlocution (je-tu) et non pas seulement le ‘réfléchi’ de "je me dis". Il y a dans cet accès à l’énonciation, quelque chose qui parle de la parole, comme décision de celui qui devient acteur de la parole dans sa source et sa force énonciatives. Cet acteur de sa parole n’a plus besoin de demander un avocat (cf. 6, 8 : "Qui fera que ma requête s’accomplisse ?"). C’est lui qui parle en direct, en tant que "plaignant" : "je parlerai … je me plaindrai" (11). Du fait qu’il est acteur de sa parole, le "tu" auquel il adresse sa plainte n’a plus besoin d’être nommé "Dieu" (cf. 6, 9) : personne autre que Dieu ne peut être là. Les acteurs de l’énonciation instaurée par "tu" ("Rappelle-toi … tes yeux", 7-8) suffisent désormais à une parole qui va avec cette "mort", avec cet "étranglement" (15), une parole qui ne se contente plus de débiter des énoncés, mais qui laisse sourdre à travers la strangulation la source de la vérité fiable (cf. 6, 28 : "Daignez me regarder, vous mentirais-je en face … Pas de perfidie !"). Cette remontée vers la source de la parole, c’est-à-dire vers l’énonciation, traverse l’étranglement d’où ne sortent que des énoncés (étranglement qui est dû à l’absence des causes du manque, de la "carence" (Chrq, 21), du vide de la kénose). Une lecture chrétienne se laisse là envahir par l’indicible de la résurrection, interprétation croyante d’une certaine mort.

L’aspect fiduciaire (cf. la perfidie de 6, 29-30), c’est ici l’introduction dans la foi que réalise un certain genre de parole : une parole qui qualifie autrement les faits (ce sont productions d’un ‘faire’) et les constats (ce sont les résultats d’une "inspection", 18), (tout en notant la question du "péché" ou de la "faute"[1], en 20 et 21), qui qualifie autrement le ‘voir’ qui "épie", autrement qu’en espionnant, un ‘voir’ né du paradoxe que "tes yeux seront sur moi qui aura cessé d’être" (8). Cet aspect fiduciaire est indiqué par les interrogations insistantes de la fin du chapitre. Qu’est-ce que je suis pour toi ? Qu’est-ce que tu me veux ? "Pourquoi m’avoir pris pour cible ?" (20). L’intensité du temps est devenue tension entre les acteurs "je" et "tu", perceptible dans la dernière expression (21d) qui reprend en la modifiant celle du déclenchement de la compétence d’interprétation (et donc la mise en jeu de l’énonciation) : 21d :"Tu me chercheras à tâtons : j’aurai cessé d’être". 8b : "Tes yeux seront sur moi, et j’aurai cessé d’être".