La rempailleuse, lecture sémiotique. L. Panier

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L’histoire de la Rempailleuse.

Cette section du texte peut être segmentée selon les repères temporels qui scandent le parcours de l’existence de la rempailleuse, de l’enfance à la mort et qui marquent les différentes phases (et les différents modes) des relations avec Chouquet. Il s’agit bien de l’histoire d’une vie, et ce parcours n’obéit sans doute pas strictement aux normes du parcours narratif canonique : le parcours d’une vie n’est pas identiquement le programme narratif d’une quête d’objet-valeur, et son interprétation ne s’identifie pas à la simple sanction d’un Destinateur. Il faut souligner ici la fonction du témoin, et le dispositif énonciatif (débrayage/embrayage) du récit de la vie.

Les phases du récit déploient différentes figures de l’échange et du don autour de deux objets figurés par l’argent et par les baisers, figures dont il faudra préciser la fonction thématique. On note d’ailleurs que les baisers ne sont mentionnés que dans la première partie du parcours ; le dispositif figuratif se modifie dans la seconde.

Notons rapidement les phases temporelles du récit :

1) La séquence initiale situe les acteurs : la rempailleuse, ses parents, la voiture, le cheval, le chien, et l’impossible relation aux autres enfants, du fait du père, ou du fait des parents des gamins. La fillette, au terme de la séquence est caractérisée par ce double trait figuratif : l’isolement et la possession de quelques sous qui lui ont été donnés par des dames et qu’elle garde soigneusement. Double trait figuratif, à partir duquel peut s’agencer le parcours du récit, dans l’articulation de l’échange et du don.

2) La première rencontre (« un jour ») vient faire rupture dans la situation de la fillette ; elle inaugure le parcours du don et les rapports entre l’argent et les baisers.

3) « Pendant des mois… quand elle revint… ». Cette séquence se déploie sous le régime de la non-rencontre (« dans l’espérance de le revoir », « elle ne put que l’apercevoir »). Le parcours du don est suspendu, au profit d’une tension figurée par le regard.

4) « L’an suivant ». Une nouvelle rencontre a lieu, elle ordonne de manière nouvelle les rapports entre l’argent et les baisers. Cette rencontre inaugure une phase d’échange « pendant quatre ans » (« elle ne pensait qu’à lui…il attendait son retour »).

5) Chouquet disparaît au collège. Quand elle le revoit, au bout de deux ans, « il feignit de ne pas la voir ». Cette séquence inaugure une nouvelle phase de l’histoire : « depuis lors elle souffrit sans fin ». Dans cette période, le récit enregistre le mariage de Chouquet, la tentative de suicide de la rempailleuse, la rencontre sans reconnaissance (et sans échange) dans la pharmacie, les passages répétés pour acheter « des provisions de menus médicaments ». Ici s’articulent la souffrance et le don.

Nous tenterons de décrire maintenant, au fil des séquences du récit, la forme d’échange qui s’installe entre les deux acteurs. Le parcours de la rempailleuse est caractérisé par une série de dons, jusqu’à la mort, et au-delà. La question est de savoir : a) ce qu’il en est du destinataire de ce don et b) ce qu’il en est de la réciprocité par rapport à ce don. Ce don s’inscrit-il dans un syntagme d’échange, à quelles conditions et au nom de quel contrat ? Ces questions orienteront la lecture des parcours figuratifs du texte. La disposition de ces parcours fera apparaître un don qui n’est jamais reçu.

1) Lors de la première rencontre (inattendue, non-programmée par l’un ou l’autre des partenaires), l’enfant pleure parce qu’on lui a volé deux liards. À cette perte objectivement minime (2 liards = 1/2 sou !) répond ce que donne la fillette : « toutes ses économies (7 sous) – ce qu’on lui avait donné et qu’elle gardait soigneusement, dit le texte. Notons ici que ces traits figuratifs se retrouveront dans la fin du récit : Chouquet entre en scène victime d’un vol (minime) et à la fin du récit il s’estimera volé par la rempailleuse (« Chouquet bondit d’indignation, comme si elle lui avait volé sa réputation, l’estime des honnêtes gens, son honneur intime, quelque chose de délicat, qui lui était plus cher que la vie »). La figure du vol manifeste l’articulation d’un sujet à un objet-valeur ; il faudra préciser justement la mesure de ces valeurs et leur déséquilibre, et la fonction de la femme aimante dans ce dispositif… Du côté de la rempailleuse, on verra tout au long du récit le fonctionnement de la perte : elle ne fait que sacrifier toute sa fortune.

Il faut insister sur ce dispositif qui n’est pas seulement régi par une logique du calcul et de l’échange. À l’enfant riche (« petit bourgeois ») il manque quelque chose (cf. les larmes) alors qu’on l’imaginait comblé de tout (et sans aucun manque). Chouquet entre dans le texte avec l’image que s’en fait la rempailleuse. Le don qu’elle fait (et fera continûment) de tout ce qu’elle a vise à rétablir l’image de celui qui ne manque de rien plutôt qu’à compenser la perte effective de quelque liards. Dans la suite du récit, on retrouve ces représentations imaginaires que la rempailleuse se fait de Chouquet : « derrière les carreaux de la boutique », « dans la gloire de l’eau colorée », ou encore « imposant dans sa tunique à boutons d’or ». Notons en outre ce que dit la rempailleuse – dans le seul passage au discours direct – : « C’est le seul homme que j’aie vu sur la terre ».

En réplique à ce premier don, le texte note la « prise » (« sept sous qu’il prit naturellement »). Les éléments figuratifs sont ici importants : au don de la rempailleuse, répond la prise (ou le rapt) de Chouquet, et cela se fait « naturellement » (sans que soit indiqué le vouloir-faire auquel répond cet acte, ni la valeur que le sujet lui attribue) : Chouquet prend (plutôt qu’il ne reçoit) ce que la fillette donne. Ce dispositif demeure constant tout au long du récit : le don sans réponse caractérise l’amour de la rempailleuse, prendre tout en s’estimant volé caractérise Chouquet.

À la fin de cette séquence initiale, apparaît la figure du baiser, quel peut en être le rôle ? Il serait (trop) facile de lire ici un échange commercial : des baisers contre de l’argent. Le discours de Maupassant se tient à la limite de cette disposition, mais sans y introduire.

Pour la rempailleuse, le premier baiser est l’effet d’une folie et d’une audace, et non la réalisation d’une performance dans un programme (avec un sujet du vouloir, du savoir et du pouvoir-faire) : elle l’embrasse parce qu’elle a pu donner, et non en échange de l’argent qu’il aurait reçu. Il n’y a pas de contrat instaurant des sujets pour de telles opérations. Ce baiser correspond à la sanction positive de ce que la rempailleuse a pu faire pour Chouquet.

Pour Chouquet, le texte note bien le parallélisme de deux parcours : « comme il considérait attentivement sa monnaie, il se laissa faire ». Ici non plus, il n’y a pas échange des baisers contre l’argent. Rien n’indique qu’il y ait ici un quelconque contrat. Il n’y a pas de contrat sur la valeur des objets-valeurs (la valeur des valeurs), pas de contrat fiduciaire entre les deux sujets, et pourtant c’est bien une relation intersubjective qui est ici mise en discours.

2) La séquence suivante (« pendant un mois… ») poursuit la construction thématique des deux acteurs : la rempailleuse accumule ce qu’elle pourrait donner dans l’espérance de le revoir. Chouquet est inaccessible, sinon dans une image de gloire pharmacienne.

3) Nous retrouvons ensuite la mise en relation des baisers et de l’argent, mais de manière symétrique à ce que nous avons lu précédemment. L’argent vient ici apaiser l’effet violent des baisers (comme plus haut pour les larmes). Ici encore, l’argent est « pris » par Chouquet qui « se laisse caresser ». Les positions modales des deux acteurs restent identiques.

Nous pouvons donc noter répétition et symétrie entre ces séquences de non-échange. Il y a là de quoi manifester avec les relations posées entre argent et baisers, la permanence d’une règle – qui n’est pas un contrat – et qui régit les rapports entre les deux sujets (la rempailleuse et Chouquet).

4) Cettre règle continue à s’appliquer tout au long du récit : une fois établi que les baisers ne sont pas la contre-partie de l’argent pris par Chouquet, on peut montrer comment la relation, pour la rempailleuse, se soutient de la seule attribution d’argent, pour autant que l’argent ne constitue pas une « monnaie d’échange », mais tout ce qu’elle a, toutes ses économies (cf. : « jeûnant pour mettre de côté, et être sûre qu’il penserait à elle, au moins une fois »).

Dans les séquences suivantes, la rempailleuse donne et ce qui lui revient en retour est de moins en moins important (le voir, lui parler). Il faut sans doute faire une place particulière à la scène du « suicide » de la rempailleuse : d’une certaine manière Chouquet est perdu pour elle, son mariage manifeste qu’un certain type de relation (matrimoniale) entre cette femme et cet homme est impossible (la mare où elle se jette devant la mairie, n’est sans doute pas sans rapport, comme lieu, avec ce mariage impossible). Mais rien n’indique que tel était le « projet » de la rempailleuse. Ce n’est pas entre eux la fin de toute relation, même si le mariage semble pour Chouquet – pour ce qu’il en sait, du moins – régler la question. Cet épisode permet de replacer les deux acteurs et leur statut dans la relation ici mise en discours :

– du côté de Chouquet : « Le fils Chouquet descendit en robe de chambre, pour la soigner, et, sans paraître la reconnaître, la déshabilla, la frictionna, puis il lui dit d’une voix dure : ‘Mais vous êtes folle ! Il ne faut pas être bête comme ça !’ « .

– du côté de la rempailleuse : « Cela suffit pour la guérir. Il lui avait parlé ! Elle était heureuse pour longtemps ».

Du côté de Chouquet, le discours enregistre une sorte d’indécision de la véridiction : reconnaît-il ou non la rempailleuse ? (noter par différence, plus haut : « il feignit de ne pas la voir »). Tout se passe comme si, à partir de cet épisode, une relation se prolongeait à l’insu du pharmacien qui n’en veut rien savoir (ou qui n’en peut rien savoir) mais qui pourtant parle à cette femme, pour la traiter de folle et de bête (soit dans sa tentative de suicide, soit dans sa relation éperdue à lui) Du côté de la rempailleuse, s’établit un mode nouveau de relation : elle donne toujours, sans autre contre-partie que de la voir et de lui parler.

L’argent finalement ne circule pas entre eux, il n’a pas valeur dans un contrat qui fixerait les valeurs : il n’enrichit pas Chouquet, et pour la rempailleuse, il n’est que le support figuratif du don perpétuel (et total) dans lequel sa vie s’écoule. D’une certaine manière, l’argent « s’accumule » entre les deux, sans être mis au service d’échanges contractuels qui en feraient un signe, et qui noueraient entre les deux sujets une relation de réciprocité. L’argent est une métonymie de la rempailleuse (« toutes les économies de son existence »), et il reste en attente entre les deux acteurs, sans être interprété par quiconque (sinon par la grâce du récit).

La figure de l’argent se dédouble à la fin du parcours : il y a ce que la rempailleuse dépense d’année en année (duratif) et donne pour pouvoir le voir, lui parler. Et il y a ce qu’elle économise patiemment, au prix du jeûne et du travail, une somme ou se synthétise (ponctuel) en quelque sorte la fonction de l’argent pour elle : « pour être sûre qu’il penserait à elle, au moins une fois, une fois qu’elle serait morte ». Ce don ultime, au-delà de la mort (et au prix de la mort, si c’est un héritage) est un don véritablement sans réciprocité – l’héritage est sans échange possible – mais il est « pour qu’il pense à elle, au moins une fois ». Ce don ultime, programmé au fil des jours, n’est là que pour susciter chez Chouquet un sujet, pour faire faire quelque chose. L’argent ne représente pas la rempailleuse pour Chouquet, il ne représente pas un objet-valeur, mais il peut susciter dans le sujet un désir (celui que manifeste la « prise » de l’argent ?). La rempailleuse n’attend pas la réciprocité chez l’autre, mais elle a l’initiative de l’initiative de l’amour (elle désire qu’il désire). Telle serait la fonction de l’argent ici : manifester un « entre-deux désirs » qui lie deux sujets qui, de fait, ne se rencontrent pas.

Est-ce là ce que le médecin appelle « le seul amour profond que j’aie rencontré dans ma vie » ? Est-ce là ce que la marquise appelle « savoir aimer » ?

La figure de l’argent et les parcours figuratifs où elle s’inscrit nouent donc une relation singulière entre la femme et l’homme, la rempailleuse et Chouquet, qui ne repose jamais sur un contrat explicite, mais qui suppose le décalage entre deux plans d’inscription de la figure et d’interprétation de son rôle : Chouquet ignore (ne veut pas ou ne peut pas savoir) le rôle de l’argent donné qu’il prend « naturellement ».

L’héritage de la Rempailleuse.

Dans la dernière partie du récit, il s’agit de révéler ce qui demeurait caché pendant la vie de la rempailleuse. Le médecin est chargé de ce rôle lorsqu’il apporte à Chouquet tout à la fois l’héritage de la rempailleuse et le récit qui l’accompagne.

Ici encore – sous le mode de la révélation – on peut préciser les formes de l’échange : là où il y avait don de la part de la rempailleuse, sans réception de la part de Chouquet, se manifeste pour ce dernier qu’il y avait vol : plus il prenait, plus il perdait. Chouquet se dit volé (au point de convoquer dans son discours les gendarmes et la prison…). C’est ainsi, on se le rappelle, qu’il était entré dans le récit (on lui avait volé deux liards). Aux deux bouts du récit apparaît chez lui ce manque de quelque chose qui est à la fois négligeable et essentiel (« deux liards » – « quelque chose de délicat qui lui était aussi cher que la vie »). Dès qu’il entend qu’il a été aimé, Chouquet s’indigne. L’argent qu’il a accepté n’était pas un message de la rempailleuse qu’il n’aurait pas su interpréter, il fallait plutôt qu’il ne sache pas pour accepter le don, parce que, lorsque, pour lui, l’amour est su, le don est vol. Le don fait par la rempailleuse au petit pharmacien qui ne manquait de (presque) rien n’a fait que produire un manque, une perte, de « quelque chose de délicat qui lui était plus cher que la vie » mais dont il n’a connaissance que parce que l’amour de la rempailleuse – qu’il ignorait – le lui a fait perdre. Lorsque la femme donne, il perd, mais ce n’est pas le même objet, et aucun contrat ne vient régler cette différence.

On pourra suivre dans la fin du récit le destin des objets : l’argent, la voiture, le cheval et le chien. Chouquet accepte de prendre l’argent et la voiture, pour autant qu’il leur trouve un usage : il ne peut recevoir un objet sans valeur, non pas à cause d’une éventuelle cupidité de sa part, mais au nom même de cette articulation du don et de la perte qui sous-tend le transfert de l’argent tout au long du récit. Le cheval et le chien, n’ont pas d’usage, mais ils trouvent une place, au lieu où se tiennent les témoins.

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Dans le débat général sur l’amour, le vieux médecin n’avait pas d’avis qui lui permette de trancher entre les hommes et les femmes (en débat) et de jouer son rôle d’arbitre. Mais il a ce récit à transmettre, singulier, et dans lequel il est question d’un homme et d’une femme et, entre eux, de la relation singulière qui trace le parcours d’une vie. Ce n’est pas dans la discussion sur l’amour (en général) que les hommes et les femmes se séparent, c’est dans l’amour même, s’il est vrai qu’il y a deux modes (masculin et féminin) de l’amour. Il n’y a pas de symétrie dans la relation, pas de réciprocité, ni de concept englobant tout amour. Le médecin raconte ce mode féminin, spécifique, de la relation à l’aimé, et l’histoire d’un rendez-vous constamment manqué.

L. PANIER – CADIR-Lyon – Université Lyon 2

Note

[1] Au coeur du récit du médecin se trouve d’ailleurs enchâssée une citation « directe » de la rempailleuse : « Elle me dit : C’est le seul homme que j’aie vu sur la terre, etc… ».