Le Parapluie (Maupassant), Analyse sémiotique
Louis Panier

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Le parapluie devient un « instrument raccommodé ».

La première brûlure a pu être réparée, comme on l’a dit. Mais le parapluie restauré – au plan pragmatique – n’assure plus pour M. Oreille les fonctions narratives qui en sont attendues. L’objet composite a perdu son intégrité (la pièce est d’une autre couleur), l’ « instrument raccommodé » ne peut contribuer à l’attribution de l’objet-valeur : alors qu’il était fait pour être montré, le parapluie est déposé dans une armoire (il n’est plus en état de paraître) ; alors qu’il était le support même de la vanité de M. Oreille, le parapluie est maintenant qualifié de « mauvais souvenir », et traité comme tel. Dans la perspective de M. Oreille, le parapluie voit son identité s’affaiblir, jusqu’à se perdre.

Les éléments figuratifs du texte permettent d’enregistrer cette variation : le parapluie est maintenant un « instrument raccommodé » et M. Oreille part d’ « un air humble » au bureau. Les variations figuratives de l’acteur accompagnent les variations figuratives de l’objet.

À l’étape suivante, le parapluie est dans un nouvel état : une seconde brûlure survient, toujours sous la formalité de l’événement, mais avec d’autres caractéristiques figuratives

« Il était criblé de petits trous provenant évidemment de brûlures, comme si on eût vidé dessus la cendre d’une pipe allumée. »

Dans la perspective de Mme Oreille, il est question d’un désastre irréparable, qui dépasse sa compétence de restauration (pouvoir-faire). Le discours développe d’ailleurs le parcours figuratif de Mme Oreille : la parole lui est enlevée. Les figures utilisées ici signalent que la compétence mise à mal par le désastre ne concerne pas seulement le savoir-faire pratique (réparation du parapluie). Comme M. Oreille, mais d’une autre manière, Mme Oreille est affectée par les transformations du parapluie : il est « perdu, perdu sans remède ».

Pour préciser ici la fonction signifiante du parapluie, on peut s’interroger sur la différence entre ces deux figures du parapluie : un objet irréparable et un objet perdu sans remède. L’ « irréparable » met en cause la compétence d’un sujet-opérateur (il n’y a pas de pouvoir-faire ou de savoir-faire adapté à la performance à accomplir). Dans la « perte » se trouve mise en cause, plus radicalement, la relation du sujet à l’objet-valeur. On sait que, au plan narratif, c’est la relation à l’objet-valeur qui définit l’existence sémiotique du sujet. La perte de l’objet peut mettre en question la constitution même du sujet.

Au plan discursif, on peut relever les éléments figuratifs qui prennent en charge les acteurs (M. Oreille, Mme Oreille, et le parapluie). Ces figures recatégorisent le parapluie sur l’isotopie du vivant blessé (perdu sans remède) et la situation sur l’isotopie des malheurs de la guerre (il y a eu plus haut le champ de bataille ou pleuvent les balles, il y a maintenant le parapluie criblé).

« Puis ils se regardèrent ; puis il baissa les yeux ; puis il reçut par la figure l’objet crevé qu’elle lui jetait ; puis elle cria, retrouvant sa voix dans un emportement de fureur … »

On peut suivre dans cette séquence le parcours figuratif de M. Oreille et de Mme Oreille (« Puis ils…. ») : il y d’abord le constat du dégât, puis un état qui affecte la parole (ou la compétence de la parole), puis le regard réciproque et son suspens, le parapluie jeté (« objet crevé ») puis le cri et la fureur, parcours des états pathémiques des sujets aboutissant à un point de crise entre eux, parcours où le parapluie, naguère objet acheté par Mme Oreille et remis à M. Oreille avec les négociations de programmes que nous avons vues, est jeté entre eux comme « objet crevé ». Qu’en est-il des relations entre ces sujets ?

Cette dernière figure du parapluie pose problème pour l’analyse. C’est une figure ultime : après cette scène M. Oreille et Mme Oreille iront chacun leur chemin dans le texte.

« Objet crevé », jeté entre Mme et M. Oreille, le parapluie signale la limite atteinte à la relation d’échange : il y a entre eux une figure du « hors-valeur » (objet crevé, auquel on ne peut plus attribuer de valeur, ni valeur d’échange, ni valeur de réputation). Dans cet état final, le parapluie est la figure de l’objet sans valeur. Comme nous l’avons noté plus haut à propos de la perte, cette position de l’objet sans valeur met en question la constitution (l’existence sémiotique) du sujet.

Si l’on est ainsi en face d’un objet sans valeur, on comprend que l’événement, le désastre mette radicalement en cause le statut des deux sujets, en tant qu’ils étaient, chacun pour sa part, articulés à cet objet comme au lieu d’une valeur constitutive pour des sujets idéologiques (des sujets narratifs définis par la relation à des valeurs). Que peut-il advenir à des sujets dont l’objet s’est trouvé « crevé » ? Et que peut-il advenir du dispositif axiologique qui articulait les valeurs qui les mobilisent (la /non-dépense/, la /réputation/) ? Peut-on concevoir et définir des sujets sans objet-valeur ? Ce qui médiatisait dans le texte la relation du couple est maintenant « objet crevé » et aucune parole ne vient prendre le relais – sauf les cris de fureur de Mme Oreille et … le coup de sonnette de l’ami qui transforme radicalement le dispositif actoriel précédent.

– Séquence C : le coup de sonnette.

« Un coup de sonnette….nous n’en mourrons pas »

Nous pouvons délimiter cette nouvelle séquence grâce à la présence dans le texte, de deux éléments figuratifs nouveaux, l’ami et l’Assurance. Il convient de voir comment le texte les inscrit dans ses parcours, et quelle fonction ils occupent dans le récit. Il nous faut donc observer les modifications narratives et discursives provoquées par l’introduction de ces éléments figuratifs.

a – L’ami est défini comme « bourgeois pauvre », ce rôle thématique pourrait faire médiation entre les valeurs économiques de Mme Oreille (la /pauvreté/ peut être corrélée à la /non-dépense/) et les valeurs de réputation de M. Oreille (la /bourgeoisie/ peut être corrélée avec la /réputation/). Cet acteur aurait-il donc un rôle thématique propre à réconcilier M. et Mme Oreille ? Les choses sont plus complexes si l’on observe les modifications introduites dans le dispositif actoriel précédent par l’introduction de l’ami.

Observons le dispositif actoriel : d’un côté on a deux acteurs définis comme couple et de l’autre un seul acteur (l’ami) intervenant comme tiers. Et ce dernier sépare le couple plus qu’il ne le réconcilie : il s’adresse plutôt à Mme Oreille qui parle de son mari à la 3ème personne (« il prendra un parapluie de cuisine ») plus qu’elle ne lui parle. Il propose un programme (le recours à l’Assurance) inacceptable pour M. Oreille, mais que Mme Oreille réalisera pour son propre compte, alors que M. Oreille disparaît du récit. L’ami a dans le texte une présence ponctuelle – il n’en est plus question ensuite – mais son intervention a comme effet de séparer le récit en deux grandes parties. Cette coupure est brutale, puisque le coup de sonnette n’est pas prévu dans le récit, et que comme les brûlures du parapluie elle a la formalité de l’événement.

b – L’Assurance en tant qu’acteur, peut également avoir une fonction de tiers par rapport au couple : si « elle paie les objets brûlés », elle est susceptible de satisfaire les systèmes de valeur de M. Oreille et de Mme Oreille : le parapluie serait restauré, sans dépense dans son intégrité. Mais cette solution ne satisfait pas M. Oreille à cause des conditions posées : que le dégât ait lieu au domicile et qu’il soit constaté à l’Assurance. Finalement, l’Assurance, comme l’ami, provoque la séparation du couple.

M. Oreille refuse d’aller montrer le parapluie brûlé à l’Assurance : « Je n’oserai pas » (le texte ne précise pas les motivations : humilité, honnêteté) mais l’énoncé de M. Oreille permet de souligner une organisation du contenu figuratif.

« Jamais de la vie, je n’oserai !. C’est dix-huit francs de perdus, voilà tout. Nous n’en mourrons pas ».

Cette dernière remarque de M. Oreille, avant sa disparition du texte, mérite en effet qu’on s’y arrête à cause du dispositif figuratif qu’elle met en place. Cet énoncé rassemble les isotopies de l’économie et de la réputation (ou de l’image) et les articule avec les positions de la vie et de la mort. Il y a là une question de vie ou de mort et il reste à voir où s’attachent la vie et la mort.

« Jamais de la vie » : pour M. Oreille, il est question de sa vie qui tient à la /réputation/, et qui est soumise à l’évaluation d’un Destinateur de sanction (la Compagnie d’Assurance doit constater le dégât) et cette vie-là est mise en balance avec la mort du couple (« nous n’en mourrons pas »), vie du couple d’ailleurs déniée puisque uniquement référée aux valeurs économiques (« C’est dix-huit francs de perdus »). M. Oreille peut abandonner 18 F, mais pas sa réputation, pour Mme Oreille, la perte des 18F est insupportable [4] . Mais le couple comme tel n’apparaît plus dans le texte. Quelque chose ici s’est effectivement rompu. M. Oreille disparaît du texte, Mme Oreille poursuit son parcours sur un nouveau programme et dans un nouvel espace, elle prend le parapluie de M. Oreille et elle en fait son affaire… Cette dissociation du couple clôt la séquence et marque le début d’une nouvelle séquence.

– Séquence D : le « parapluie-de-Mme-Oreille ».

« Restée seule à la maison … Je ne regarde pas au prix »

Cette longue séquence occupe plus de la moitié du texte de la nouvelle. Au plan temporel, elle est tout entière située « le lendemain ». On peut y reconnaître des sous- séquences délimitées à partir d’indications spatiales :

a – dans la maison b – dans la rue c – dans les locaux de l’Assurance d – dans la rue e – dans le magasin. De façon empirique, nous pouvons rassembler toutes ces petites séquences dans une grande séquence qui correspond à une unité narrative cohérente.

Cette longue séquence manifeste une nouvelle organisation des acteurs, qui correspond à une modification discursive de la forme du contenu.

M. Oreille disparaît de la scène narrative ; Mme Oreille est le sujet opérateur des performances qui concernent le parapluie, pour lesquelles sont convoqués les acteurs de la compagnie d’assurance et le magasin de parapluies. Concernant les objets, on note qu’il y a maintenant une canne pour M. Oreille et un parapluie pour Mme Oreille. Le matériau figuratif susceptible de manifester les objets-valeurs est redistribué.

Il conviendra de préciser les articulations discursives de cette distribution : au plan strictement figuratif (descriptif), on peut opposer le parapluie et la canne. La canne pourrait être un « parapluie minimal » réduit à l’état de manche (!), incapable de protéger de la pluie « Il faisait beau heureusement » : le texte mentionne ici les conditions météorologiques et rappelle ainsi la fonction pratique du parapluie, fonction que n’ont occupée aucun des parapluies précédents dans le récit, consacrés qu’ils étaient à une fonction de reconnaissance sociale. La canne serait donc le substitut pragmatique déceptif de l’objet-valeur mythique [5] perdu.

Pour M. Oreille, il est question de « sortir » sans que le lieu d’arrivée soit ici précisé. La vraisemblance nous ferait supposer qu’il va encore une fois au Ministère, mais l’organisation discursive du texte ne mentionne pas un itinéraire orienté vers un but. M. Oreille sort de la maison (comme il sort du texte) dans laquelle Mme Oreille « reste seule ». La maison n’est plus le lieu de la sanction domestique pour M. Oreille, c’est le lieu où Mme Oreille se trouve investie comme sujet opérateur pour un nouveau programme, et d’où elle part sans retour. Ce lieu se trouve donc narrativement recatégorisé.

Organisation narrative de la séquence.

Dans son ensemble, cette séquence paraît développer un programme de restauration du « parapluie crevé » et prendre la suite narrative des séquences précédentes. On pourrait dans une première hypothèse narrative, formaliser le scénario suivant. En face du « désastre irréparable », il n’y a plus de compétence (pouvoir-faire + savoir-faire) pour le sujet. L’ami vient opportunément apporter une solution (savoir- faire) à laquelle un sujet du vouloir pourrait s’adapter : M. Oreille refuse, Mme Oreille se décide. C’est l’Assurance qui représente la compétence pratique (« elle paie les parapluies brûlés »). Mme Oreille, sujet opérateur, obtient ce pouvoir-faire (l’argent) qui permet une réparation du parapluie conforme au système de valeurs qui est le sien (/non-dépense/).

Mais cette mise en scène narrative ne correspond pas aux données du texte : elle ne prend en charge que les valeurs pragmatiques (comment réparer un parapluie brûlé) en négligeant la fonction intersubjective du parapluie, telle qu’elle nous est apparue avec les figures du « parapluie perdu sans remède » et de « l’objet crevé » jeté par Mme Oreille [6].

Mise en discours, la figure du parapluie pose des problèmes autres que seulement techniques ou pragmatiques. Et n’oublions pas que, dans la nouvelle de Maupassant que nous avons lue, le parapluie n’est pas réparé. Le texte s’achève lorsque Mme Oreille commande la réparation :

« Voici un parapluie à recouvrir en soie, en très bonne soie. Mettez-y ce que vous avez de meilleur. Je ne regarde pas au prix ».

Avant toute performance pratique qui restaurerait un hypothétique « état initial » que le texte ne manifeste d’ailleurs jamais.

Dans cette séquence, le pivot narratif n’est donc pas performance pragmatique, mais plutôt la performance persuasive qui permet d’obtenir l’accord de l’Assurance et de dire enfin : « Je ne regarde pas au prix ». Le magasin de parapluie est le lieu de la sanction. Nous pouvons suivre maintenant plus en détail les différentes phases de cette séquence en notant les éléments figuratifs.

a – à la maison.

Le programme narratif s’ouvre par la Manipulation au cours de laquelle se trouve instauré un sujet du vouloir-faire. Cette disposition modale du sujet est figurée ici par la résolution. Elle s’élabore au terme d’un parcours complexe, dans un face-à- face entre Mme Oreille et le parapluie.

Le parapluie est « sur la table de la salle à manger » ; ce lieu serait à comparer à d’autres lieux où le parapluie est susceptible de se trouver : le bureau, l’armoire, le porte- parapluie… La table de la salle à manger est ici le seul lieu défini de la maison, et l’on pourrait tenter de préciser quelle valeur ce lieu, cet emplacement, confèrent à cet objet. C’est un point focal, autour duquel « elle tournait » ; c’est bien par rapport à cet objet, et aux valeurs qu’il porte, que Mme Oreille se trouve instaurée comme sujet [7] .

Le parapluie apparaît d’abord comme une figure de la perte (une perte de 18F), il objective, il re-présente cette perte, il en suscite le « regret », le « souvenir » (figure présente de la perte passée). Ce n’est pas le parapluie qui compte, mais la perte qu’il maintient présente dans ses effets pathémiques et somatiques, la « douleur » et la « souffrance », figures où l’on peut retrouver la définition initiale du rôle thématique de Mme Oreille ; la perte est douloureuse, elle est inconsolable (comme le parapluie, elle est sans remède). Tout se passe comme si la douleur constituait Mme Oreille comme sujet de la passion, bien plus que l’envie de calmer cette souffrance qui lui serait subordonnée [8] .

Le recours à l’Assurance pourrait combler cette perte, réduire ce manque objectif, et résoudre cette douleur. Mais comme dans les contes, il faut, pour acquérir l’objet de la quête, affronter un adversaire (« les regards railleurs des messieurs qui la recevraient ») ; il faut paraître aux yeux des autres, aux yeux des messieurs, et affronter leur jugement ; et pour cet affrontement, la compétence lui manque.

Mais un autre type de compétence est mis en oeuvre par Mme Oreille, une compétence persuasive (ou argumentative) qui se manifeste dans la préparation du parapluie à la maison, et dans la discussion avec le directeur dans les bureaux de l’assurance.

– le parapluie préparé.

Il s’agit de transformer le parapluie en objet conforme aux règles de l’assurance (« il faut que les dégâts aient lieu dans votre domicile », disait l’ami). Mme Oreille donne au parapluie un paraître tel que la compagnie d’assurance croie qu’il a été brûlé à la maison. Le faire persuasif de Mme Oreille – qui passe par des opérations pratiques – peut s’analyser comme un faire-paraître en vue d’un faire-croire : le parapluie doit être croyable comme objet d’assurance. À ce faire persuasif répondra, chez le directeur de l’assurance un faire interprétatif (modalisé par le croire). Cette opération s’analyse à l’aide des catégories de la véridiction (être vs paraître).

Si l’on définit de parapluie comme « victime d’un accident domestique – couvert par l’assurance », cet état est modalisé comme non-être + paraître, position du mensonge. Ces catégories modales de la véridiction s’articulent selon le modèle suivant :

Dans le parcours global du récit, cette position du parapluie est mensongère, comme sera mensonger le discours de Mme Oreille racontant l’accident du parapluie brûlé dans le porte parapluie. Mais le directeur n’est pas dupe du mensonge… Ce parapluie et le récit qui l’accompagne ne sont pas croyables. L’acceptation du directeur repose sur d’autres raisons, sur d’autres valeurs qu’il faudra décrire plus bas :

« Il vit qu’il ne s’en débarrasserait pas et qu’il allait perdre sa journée, et il demanda avec résignation… »

La préparation du parapluie prend sens également dans l’ensemble du parcours figuratif du parapluie. On passe d’un « désastre irréparable » à un « désastre complet » ! Quelle est la différence ? Il faut suivre l’ensemble des opérations. Si le parapluie est brûlé volontairement par Mme Oreille (pour renforcer les arguments devant l’Assurance), il n’est plus question de l’accident inexplicable qu’on subit, mais de la stratégie d’un sujet du vouloir-faire. On recourt à l’Assurance et en fabriquant l’accident, on nie l’accident : s’agit-il de manifester ici la maîtrise du sujet ? Le mensonge de Mme Oreille est double : elle nie l’événement (au sens donné plus haut à cette figure) en préparant le parapluie (et en le roulant délicatement avec son élastique), et elle peut raconter l’accident (« C’est probablement une allumette qui est tombée dedans. Voyez dans quel état ça l’a mis ») : il ne s’agit plus d’un événement, mais seulement d’un fait qu’on peut situer dans un parcours narratif, et dont on peut connaître les raisons et les causes, et avec lequel on peut mentir. Le défi porté au sujet par la perte irréparable – dont nous avons parlé plus haut, est réduit à la fonction d’un manque à combler.