Le Parapluie (Maupassant), Analyse sémiotique
Louis Panier

retour p. 4 p. 5/ b – dans la rue

La rue est l’espace du trajet qui conduit à l’Assurance, au lieu de l’affrontement. Cet espace est gradué, mesuré par les numéros des maisons, et tendu vers la porte de l’Assurance dont on souligne le caractère imposant (intimidant) [9] . Narrativement, on retrouve ici des traces du débat de la manipulation, que le discours manifeste par des figures pathémiques (tressaillir, honteuse, anxieuse, le coeur battant lorsqu’elle entre dans le bâtiment). Cet affleurement figuratif nous indique que le sujet en cause est un sujet de la passion.

Sujet de la passion : il ne s’agit pas seulement d’un sujet opérateur engagé dans une performance de transformation entre deux états, ni seulement d’un sujet d’état bénéficiaire d’une performance. À travers les performances racontées, c’est la constitution même du sujet qui est en cause et la manière dont il se trouve affecté dans son rapport à l’autre (objet ou sujet).

c – dans le bâtiment de l’Assurance

Au cœur de la séquence, la performance (persuasion) a lieu dans les locaux de l’assurance [10] , que le discours déploie et organise en plusieurs lieux, qui assurent la progression (proxémique) vers « le bureau des sinistres » et le directeur.

Commençons par quelques remarques sur les éléments figuratifs de cette séquence. L’ensemble se caractérise par l’abondance des dialogues et par les figures qui manifestent les modalités des actes de parole et de la voix : « voix timide, timbre sonore, voix claire, bégaiement, articulation , ton compatissant…« , parcours qui aboutit à la voix assurée de Mme Oreille dans le magasin de parapluies.

La parole ici sert pour argumenter : l’argumentation porte sur l’état du parapluie (victime d’un accident domestique couvert par l’assurance) mais surtout sur la valeur du parapluie.

On peut suivre à nouveau le parcours figuratif du parapluie et l’enchaînement des différentes figures qui le prennent en charge dans le discours : c’est d’abord un objet brûlé, squelette loqueteux, bien malade et finalement le-parapluie-de-Mme-Oreille

(« mon parapluie« ). Sans valeur (et négligeable) aux yeux de l’assurance (« il m’a coûté 20F »… « tant que ça ? ») ; il ne vaut pour Mme Oreille que de lui appartenir (comme souvenir de la perte ?)

La sous-séquence inscrite dans le bureau des sinistres peut-être segmentée en plusieurs phases :

– présentation du parapluie brûlé à recouvrir. Le directeur refuse : « nous ne sommes pas des marchands de parapluies » (opération pratique)

– évaluation du parapluie : il s’agit de définir le prix du parapluie accidenté (opération cognitive)

– le parapluie assuré : « veuillez me dire comment l’accident est arrivé ». Le parapluie accidenté appartient au champ de compétence de l’Assurance.

Le parapluie est donc au centre d’un débat sur les valeurs (ou sur la valeur des valeurs). L’assurance est en relation avec des objets-valeurs d’une grande importance quantitative, comme le signale la discussion à laquelle assiste Mme Oreille (400 000 F, 100 000 F et le recours aux tribunaux) par rapport auxquels la réparation du parapluie est négligeable. Mais l’assureur accepte la réparation non seulement parce qu’elle ne lui coûte (presque) rien, mais plutôt parce que l’insistance de Mme Oreille lui fait perdre son temps (« il ne s’en débarrasserait pas et il allait perdre son temps ») : pour le directeur aussi, les valeurs finalement ne se mesurent pas quantitativement (le prix calculable et mesurable), mais tiennent à la présence et à la passion du sujet.

On distingue ici deux ordres de valeur, ou deux domaines dans lesquels peut être définie la valeur des valeurs (la valeur des objets-valeurs). Ces deux domaines ne communiquent pas : l’Assurance évalue, mesure, les valeurs quantifiables (on compte par centaines de mille), des grosses sommes ; et c’est sur une isotopie juridique (ou par référence à la loi) que c’établissent les contrats fiduciaires (« les tribunaux jugeront »). Pour Mme Oreille, il s’agit d’un autre type d’évaluation des valeurs : la perte des 18F est une souffrance insupportable ; les valeurs sont évaluées à l’aune de la passion du sujet (ou par référence au corps). Dans l’analyse des textes, en particulier dans les séquences de persuasion / évaluation (manipulation / sanction), on aura toujours intérêt à préciser quelles sont les catégories de référence pour les valeurs, les univers de références ou univers de croyance qui servent de cadre (et de garantie) aux contrats fiduciaires.

Dans cette séquence, nous avons pu observer comment, finalement, le directeur de l’assurance abandonne son univers de référence pour se soumettre, malgré lui (le texte parle de « résignation »), à l’univers passionnel de Mme Oreille [11] .

La discussion aboutit, moyennant deux mensonges, à mettre la compétence de l’Assurance au service du programme de Mme Oreille et de son système de valeurs.

1er mensonge : le feu de cheminée. M. Oreille n’a pas demandé le remboursement du dégât de 500 F [12] . Ces 500 F peuvent entrer dans le système d’évaluation et de mesure quantitatives de l’Assurance : 400 000 F – 500 F – 5 ou 6 F. Mais le discours du récit note l’écart entre un simple système quantitatif et un dispositif qui met en cause des sujets : /M. Oreille n’a rien réclamé/ vs /mon parapluie/, et plus loin /la bourse de M. Oreille/ vs /la bourse de Mme Oreille/. Là où pour l’Assurance, l’argent se compte et se mesure dans un système quantitatif, pour Mme Oreille, l’argent réfère au sujet et à la différence entre la femme et l’homme dans le couple. Le mensonge (inexactitude) de Mme Oreille est en fait l’émergence dans le texte de la vérité entre l’homme et la femme.

2ème mensonge : Le second mensonge de Mme Oreille met en jeu les catégories de la véridiction, et la concordance entre le discours et la réalité. Le récit de l’incendie vient rejoindre l’état (préparé) du parapluie, pour en expliquer la cause [13] . Ce discours explicatif met en œuvre les modalités aléthiques et épistémiques.

Au terme du débat, l’accord du directeur, figuré par « un mot pour la caisse », « une carte ») met la compétence de l’Assurance au service de Mme Oreille et de son système de valeurs. Notons que le prix de la réparation de figure pas dans le débat, et qu’il y a même, pour Mme Oreille une réserve sur ce point (on ne peut pas dire le prix de cette réparation).

– À combien estimez-vous le dégât ? Elle demeura sans parole. – Dites-moi combien vous demandez. – Mais il me semble que…

Ce qui fait valeur pour Mme Oreille ne peut être dit, n’entre pas dans un système de comptabilité. On est du côté de ce qui fait tenir un sujet « je ne regarde pas au prix », mais à quoi ? La satisfaction de Mme Oreille ne se mesure pas quantitativement (cela n’a pas de prix dicible), mais elle s’entend à la voix, et à l’allure : « elle allait d’un pas gai… elle dit d’une voix assurée… ».

Au début de cet essai d’analyse, nous avions proposé de situer Mme Oreille dans le système de valeurs de la /non-dépense/, système à partir duquel de trouvent évaluées les diverses performances où elle est engagée. La mise en discours du récit fait apparaître le caractère passionnel de cet acteur. Au-delà du système de la /non-dépense/, il est question de la « souffrance » et de la « blessure ». Ces éléments figuratifs concernent le corps et l’image. On peut d’ailleurs observer que, pour M. Oreille, comme pour Mme Oreille, c’est d’intégrité qu’il est question, intégrité de l’image de soi représentée par le parapluie de M. Oreille, intégrité du corps pour Mme Oreille. Pour l’un et l’autre acteur il faut faire face à l’événement de la dégradation et à la blessure. Chacun des deux y échappe à sa façon, au prix de l’existence du couple…

Le texte de la nouvelle nous laisse au seuil du magasin de parapluies. La performance pragmatique de réparation de cet objet n’est pas racontée, mais le texte a dit tout ce qu’il avait à dire, il a fait, du point de vue de la construction de la signification, tout ce qu’il avait à faire. À nous, lecteurs, de nous ajuster à la dimension et à la forme du discours de Maupassant, sans ajouter les épisodes qui nous paraîtraient vraisemblablement nécessaires à une (plus) juste représentation du monde du texte, ou à une cohérence satisfaisante de la « fabula » [14] . L’histoire (inachevée) du parapluie est mise au service d’un parcours de sujet : parcours des acteurs (M. Oreille et Mme Oreille) mais parcours de sujet divisé entre ces deux acteur et leurs itinéraires au long du texte.

Pour conclure : Où sont passés les objets-valeurs ?

La mise en discours de la nouvelle nous oriente donc vers le parcours du Sujet à travers les figures d’acteurs, dans les relations du couple d’abord (avec la répartition des valeurs et le traitement, dans ce couple, du parapluie et de sa dégradation), dans la séparation des deux acteurs d’autre part et dans le parcours final de Mme Oreille enfin.

On pourrait faire cette hypothèse : la parapluie, pris dans l’échange entre Mme Oreille et M. Oreille manifeste et masque tout à la fois la question posée entre l’homme et la femme [15] . La dégradation accidentelle du parapluie fait événement entre eux, et suscite la nécessité d’une autre relation (ou d’une parole échangée)… Mais il y a le coup de sonnette, et l’ami bienveillant qui d’une certaine manière renvoie chacun de son côté. M. Oreille part au bureau avec une canne (satisfait de peu ?), Mme Oreille s’ « assure » comme Sujet de maîtrise et peut-être dans la jouissance de dépenser sans douleur. Grâce à l’Assurance « La Maternelle » on peut jouer sur les valeurs de l’argent (ce qui se compte pour acheter / la douleur de la perte). L’argent de l’assurance permet de recouvrir le parapluie, mais aussi la perte sans prix et jamais dite. On masque (on « maquille ») la perte (événement) en accident remboursable et on masque le « sans prix » dans le « peu de prix ».

De part et d’autre, on pourrait relever un « ratage » du symbolique dans la quête où le maintient de l’intégrité (pas de perte dans le sujet, pas de trou dans la soie du parapluie : M. Oreille reste fixé à son image (à sa réputation) pourvu qu’un objet figuratif la représente, parapluie intact, ou canne ; Mme Oreille refuse la perte qui permettrait la circulation et la multiplication des objets symboliques. Recouvert sans dépense, le parapluie n’assure pas cette fonction. Il y aura sans doute un beau parapluie, couvert de la plus belle soie… Pour qui ? Pour quoi ?

Et la question posée entre l’homme et la femme demeure, entre eux, comme, … une occasion manquée.

Louis PANIER CADIR-Lyon Université Lyon 2

Notes

[1] Texte paru dans Le Gaulois du 10 février 1884, et publié la même année dans le recueil Les Sœurs Rondoli. Nous suivons l’édition de La Pléiade, Contes et Nouvelles I, 1974, p. 1184-1192

[2] Dans les contes, on suit assez souvent un parcours spatial canonique : le héros instauré dans un lieu (un ici, ou lieu familier) réalise son exploit, sa performance dans un lieu étranger (un ailleurs) et revient ici pour y être reconnu. Le récit de Maupassant n’obéit pas à cette règle commune.

[3] Voir par exemple A. J. Greimas – J. Courtés, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, article Génératif (parcours), p. 157-160.

[4] Voir plus loin : »Le regret des dix-huit francs la faisait souffrir comme une blessure ».

[5] L’opposition pratique / mythique utilisée ici manifeste la différence entre l’usage utilitaire du parapluie (pour se protéger de la pluie) et un usage qui concerne le statut du sujet et de sa représentation.

[6] Nous avons montré plus haut comment la perte de l’objet-valeur (perdu sans remède) et la dé- valorisation de l’objet (« objet crevé ») mettent en cause la constitution même du sujet narratif.

[7] Le parapluie peut représenter ici un défi pour Mme Oreille. Voir A.J. Greimas, « Le défi », Du Sens II, Seuil, 1983, 213-224.

[8] Voir plus loin : « À la pensée de cette somme, un peu de courage lui revint ». C’est dans la douleur de la perte que ce sujet a son lieu.

[9] Cet espace est organisé par la proxémique, il est aspectualisé ; et cela est conforme aux états pathémiques du sujet.

[10] Le nom de la compagnie d’Assurance où se rend Mme Oreille, La Maternelle, peut être sans doute articulé au nom de l’espace où se rend M. Oreille, le Ministère de la Guerre. On peut lire ici l’opposition entre deux rôles thématique (la Maternelle / la Guerre), mais il est difficile d’évaluer la signification de cette opposition.

[11] Du parapluie, Mme Oreille a fait son affaire, en dépit de tous les hommes qu’elle rencontre.

[12] On peut retrouver là le désintérêt de M. Oreille pour l’argent utile.

[13] Deux modalités de la parole sont ici à distinguer : dans la première partie du récit, l’événement du parapluie brûlé (perdu sans remède) mettait en cause la parole entre l’homme et la femme et sa fonction intersubjective, ici l’accident du parapluie incendié correspond à un discours explicatif (de type causal)

[14] Dans la terminologie proposée par U. Eco, il s’agit de la construction narrative vraisemblable que le lecteur élabore sur la base des indications du texte narratif. Voir U. Eco, Lector in fabulaa, ou la Coopération interprétative dans les textes narratifs, Grasset, 1985

[15] Question qu’il ne faudrait pas réduire à celle du « manque d’enfant »