Enseignement au Cadir-Aquitaine, 2
Jean Pierre Duplantier

Gradignan / Année 2012-2013/ Inspiration et lecture/ n°2

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Chapitre 2 : L’acte créateur en Genèse 1

1°partie : l’hypothèse de l’énonciation

La « règle de Matthieu » était notre premier pas dans la compréhension de notre pratique de lecture. Nous avons vu que cette règle apparaissait dans le cadre de l’enseignement de Jésus en paraboles. Elle en indique les conditions de leur réception. Elle pose la question suivante : que faut-il avoir pour entrer dans la forme de vie représenté par le Royaume des cieux ? Ceci est une question sur l’objet. Concernant la lecture de la Bible dans l’espace du Christ, ce type de question ne se pose que pour des lecteurs qui ont déjà un certain goût pour le Royaume des cieux. La lecture dont nous parlons est donc postérieure à un événement- rencontre, depuis laquelle ces lecteurs attendent quelque chose du Christ, et ne sont pas totalement ignorants de la façon dont l’Esprit Saint travaille. Or l’objet que signale la règle de Matthieu dans la parabole des talents n’est pas représentable. Il n’entre pas dans la logique des échanges, tel par exemple que celui de la productivité financière. Il n’est pas un talent. Et pas davantage une compétence pour comprendre. Rien ne permet non plus de le situer dans une quelconque échelle de valeurs : c’est un « objet inestimable ».

C’est à partir d’une nouvelle instruction de la Bible, que cette fois j’essaierai d’éclairer cette affaire. Nous allons lire le premier chapitre du livre de la Genèse.

Mais, auparavant, je vous dois de présenter brièvement l’hypothèse qui guide notre manière de lire. Comme l’ont fait les pères de l’Eglise et d’autres à leur suite, lire comporte quelques outils de grammaire, de syntaxe et un usage des figures, tels que la culture du temps les met à notre disposition. Et, selon notre tradition, lire la Bible s’appuie sur les instructions de lecture qu’elle nous fournit elle-même. Voici donc une représentation topologique de l’hypothèse de l’énonciation, laquelle nous paraît aujourd’hui bien adaptée à nos parcours à travers les Ecritures saintes, dans l’espace du Christ. [1]

a. La mise en discours

Imaginons que la poussée de l’énonciation bute sur le mur du langage. Nous connaissons ce mur du langage. Il arrive parfois, par exemple, que tel événement nous affecte à ce point que nous nous n’avons plus les mots pour le dire. Plus souvent encore, nous constatons que quand nous parlons, il y a bien une partie de ce que je dis que je maîtrise, mais il y a aussi une autre partie qui m’échappe. Et visiblement celui qui me répond est dans la même situation. La mise en discours, à l’oral comme à l’écrit, désigne cette opération par laquelle nous exprimons les choses avec des mots. Et cet accès au langage n’obéit pas vraiment à l’adage « ce qui se conçoit bien s’énonce clairement ». La raison en est simple : il y a d’un côté du mur du langage, la langue, la pensée et des concepts ; mais, de l’autre côté de ce même mur, il y a la vie. Elle précède toujours. L’intentionnalité n’est plus une loi suffisante, car, dans le mouvement même de la connaissance, se révèle cette sorte de centrale énergétique absolue qu’est la Vie. « La pensée ne connaît pas la Vie en la pensant », écrit Michel Henry, [2] « La vie vient en soi ». Et c’est à cette venue qu’il faut référer la pensée. Selon les perspectives novatrices de cette phénoménologie de la vie, il convient donc de distinguer « deux modes fondamentaux et irréductibles d’apparaître : celui du monde, celui de la vie », ‘p.137). Le mode d’apparaître du monde dispose les corps, le notre et ceux des objets matériels, selon leurs caractères spatio-temporels. Ils s’exposent ; ils déploient leurs qualités sensibles au dehors et nous apparaissent… « Mais un corps mondain, réduit à ce qu’il doit au monde, n’est pas plus rouge, que douloureux, nauséabond ou courroucé. La strate sensible, axiologique, affective du monde ne lui vient pas de [cette venue au dehors] », p.158. « Ainsi sommes-nous renvoyés inéluctablement d’un corps sensible mondain, objet du monde, à un corps d’un tout autre ordre : un corps transcendantal pourvu de ces pouvoirs fondamentaux de voir, de sentir, de toucher, d’entendre, de mouvoir et de se mouvoir. » p. 160. Ce corps originaire et fondateur, » n’est plus objet d’expérience, mais son principe ». C’est cette « corporéité originaire invisible » qui reçoit le nom de chair.

Dans l’hypothèse de l’énonciation, la mise en discours relève d’un pôle énonciateur qui se tient hors de notre portée, Nous n’avons de lui que ce qui en est envoyé, énoncé. « L’énonciation est un acte d’envoi, de médiation, de délégation. C’est ce que dit son étymologie ex- nuncius, envoyer un messager, un nonce. [3]» Nous pouvons maintenant définir l’énonciation : l’ensemble des actes de médiation dont la présence est nécessaire à la signification. Bien qu’absents des énoncés, la trace de leur nécessaire présence demeure marquée ou inscrite, de telle sorte que l’on peut l’induire ou la déduire à partir du mouvement des énoncés. « Il en est des marques d’énonciation comme du magnétisme que les laves rejetées par les volcans et les failles de la terre gardent en se refroidissant. Bien que rien de l’extérieur ne trahisse leur passé magnétique il est possible, des millions d’années après, en interrogeant les roches au magnétomètre de retrouver la trace, fidèlement gardée, de l’orientation du pôle magnétique, tel qu’il était au jour de l’éruption. »

b. L’objet texte

L’hypothèse de l’énonciation conduit à considérer le texte comme une sorte de boite que nous ouvrons en posant nos yeux sur les pages du livre, que nous proclamons à voix haute, ou que nous parcourons comme un monument. C’est dans ce sens que j’entends ce qu’en dit Jean Calloud : « le texte est le texte, mais il n’est que le texte ».

Il n’y a donc accès à ce texte que par la porte du lecteur, c’est-à-dire que lorsqu’il est lu. Tout ce qui vient du pôle énonciateur n’est accessible que par ce que nous pouvons présupposer à travers nos constructions de lecture.

c. Le débrayage

L’énonciation n’existe que lorsqu’apparaît un usage singulier du langage. « « Le fait de dire quelque chose est un événement comme le fait de se casser un jambe, comme le fait de recevoir une décoration, comme le fait de naître ou de mourir », F. Recanati

Or cette expérience d’énonciation « représente » l’expérience du monde. Benvéniste écrit : « Le langage re-produit la réalité. Cela est à entendre de la manière la plus littérale : la réalité est produite à nouveau par le truchement du langage. Celui qui l’entend [par extension celui qui lit] saisit d’abord le discours et à travers ce discours l’événement reproduit. Ainsi la situation inhérente à l’exercice du langage qui est celle de l’échange et du dialogue, confère à l’acte de discours une fonction double : pour le locuteur, il représente la réalité ; pour l’auditeur, il recrée cette réalité. L’expérience est «inhérente à la forme qui la transcrit» [4]

Ceci conduit à cela : l’hypothèse de l’énonciation pose les figures, ou plutôt les grandeurs figuratives, comme les matériaux avec lesquels un texte est bâti. L’acte de lire se présente ainsi comme la mise en marche du langage par chaque lecteur, en vue d’atteindre ces matériaux, ces constructions figuratives, qu’il s’efforce de saisir, et de les interroger sur les façons dont elles apparaissent disposées et liées dans tel ou tel texte particulier.

Or chaque lecteur, le plus souvent à son insu, est assujetti en premier lieu à sa propre langue. Dans le champ de son existence concrète, ce sujet (assujetti) est noué (ou relatif) à l’objet de son inconscient. Celui-ci pèse de façon continue. Cette pression continue induit des variations incessantes sur les formes et les couleurs de ce qu’il perçoit. Ceci commande toutes les prises de paroles d’un lecteur. D’autre part, ce lecteur obéit à la langue commune, dont les structures sont déterminées et mobiles selon le lieu et l’époque. Cette pression de la langue commune s’exerce de deux façons : le langage courant pèse à la manière d’un principe d’inertie, tandis que les événements recatégorisent de manière incessante notre usage de la langue.

Si maintenant nous nous plaçons dans la situation de lire un texte à plusieurs, il n’y a donc rien d’étonnant à ce que les premières saisies des lecteurs se manifestent très diverses et souvent étrangères les une aux autres. Le premier geste s’impose alors : il nous faut accepter de régler nos yeux et nos oreilles sur la façon dont le texte lui-même traite les grandeurs figuratives qu’il a sélectionnées. Et comme nous n’avons pas accès directement à la mise en discours de l’énonciateur, il ne nous reste plus que les énoncés, et les multiples fils selon lesquels ils sont tissés.

Ce geste est une coupure. Nous l’appelons débrayage. Chaque lecteur ne quitte jamais totalement les territoires de leurs perceptions individuelles, mais il convient au moins que le débrayage soit amorcé. C’est ce que nous entreprenons dans un groupe de lecture en visitant le texte d’un bout à l’autre, en proposant des séquences, et des parcours et divers enchainements possibles.

C’est dans ce travail, par essais, échecs, et nouvelles tentatives, avec rigueur et patience, que survient l’Esprit Saint. Ceci n’est pas une hypothèse, mais ce que nous avons reçu de diverses manières concernant le travail créateur qui s’opère en continu (selon la vie éternelle) dans l’espace du Christ. Nous reviendrons plus loin sur la façon dont nous pouvons nous parler de ce travail de Dieu dans notre pratique de lecture.