Eléments de grammaire narrative, Louis Panier

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3. DE L’ENONCE NARRATIF AU PROGRAMME NARRATIF

Un récit peut s’analyser comme un enchaînement d’énoncés narratifs (énoncés d’état et énoncés de transformation). Cet enchaînement est réglé logiquement [5] par une syntaxe narrative : il existe un ALGORITHME des transformations narratives qu’on appelle aussi PROGRAMME NARRATIF. Un programme narratif est une unité complexe centrée sur une transformation principale, et qui comporte quatre phases logiquement articulées l’une à l’autre : MANIPULATION, COMPETENCE, PERFORMANCE et SANCTION.

Nous présenterons maintenant les caractéristiques de chacune de ces phases. Performance et Compétence constituent la sphère de l’action proprement dite, Manipulation et Sanction manifestent plutôt la sphère des valeurs et de l’identité de sujets. Puis nous considèrerons les rôles actantiels qu’elles articulent et les types d’objets qu’elles mettent en place.

3.1. La sphère de l’action.

La PERFORMANCE est la phase centrale du schéma narratif. « C’est le faire, pragmatique ou cognitif, qui la caractérise ainsi que les conditions requises pour son exercice ».

Cette phase narrative est souvent POLEMIQUE, dans la mesure où le programme du sujet opérateur se réalise en opposition à un programme adverse, ou en rapport à une certaine résistance à la transformation engagée : on parle à ce propos d’un ANTI-PROGRAMME, qui met en scène un ANTI-SUJET.

La COMPETENCE : La réalisation de la performance par le sujet opérateur présuppose que les moyens d’agir sont réunis, c’est-à-dire que le sujet opérateur a acquis les éléments de compétence nécessaires à la réalisation de l’action (pouvoir-faire ou savoir-faire).

Les éléments de compétence définissent aussi le « style » du sujet opérateur et de son mode d’action. Il s’agit en effet des modalités du faire : le sujet opérateur peut être caractérisé par la force, par la ruse, par l’action pratique, par la persuasion, etc… On parle aussi de la qualification du sujet opérateur.

L’acquisition de la compétence peut faire l’objet de développements narratifs complexes. Autour du pivot que constitue la performance principale (programme de base ou principal) vont prendre place des actions subordonnées nécessaires à sa réalisation, actions qui peuvent elles-mêmes donner lieu à des programmes d’usage. Pour réaliser l’analyse narrative d’un récit, il est indispensable de repérer et de décrire la hiérarchie des différents programmes narratifs.

Paul, qui veut manger une noix, doit d’abord se munir d’un casse-noix (ou de tout autre instrument qui en assure l’office). Le récit intégrera donc un programme d’usage (rechercher et acquérir le casse-noix) dans un programme principal (manger la noix).

3.2. La sphère des valeurs et de l’identité.

La MANIPULATION : La réalisation de la performance et l’acquisition de la compétence présupposent que soit instauré un sujet opérateur susceptible de réaliser l’action et que soit établi l’univers de valeurs (valeurs positives ou EUPHORIQUES, valeurs négatives ou DYSPHORIQUES) à l’intérieur duquel la performance se déroulera. Cette instauration passe par l’attribution au futur sujet opérateur (il n’est encore que virtuel) des modalités du DEVOIR-FAIRE et/ou du VOULOIR-FAIRE.

La manipulation convoque un opérateur particulier, que l’on appelle DESTINATEUR. Il est garant des valeurs mises en place et opérateur d’un FAIRE PERSUASIF : il s’agit de FAIRE FAIRE quelque chose à un sujet opérateur (et pour cela de lui faire-croire, faire-vouloir ou fairedevoir, faire-savoir et faire-pouvoir). La manipulation peut prendre des formes très diverses et parfois très complexes : l’ordre, la demande, la persuasion, la promesse, la tentation, la menace, le contrat …

La SANCTION : Lorsque la performance est accomplie (et la situation du sujet d’état transformée), le syntagme narratif n’est pas pour autant achevé. Il reste une phase de vérification, et de validation de la performance. C’est aussi la phase de reconnaissance au cours de laquelle le sujet opérateur (héros de la performance) est glorifié ou puni par le destinateur. Dans bien des récits, le héros est soumis à ce moment à une épreuve que l’on appelle parfois EPREUVE GLORIFIANTE.

Il ne faut pas confondre la sanction avec le résultat de la performance. Par rapport au niveau pragmatique des opérations de la performance, la sanction introduit toujours une dimension cognitive : il est question de savoir et d’évaluer ce qui c’est passé.

La sanction comporte trois aspects :

— l’INFORMATION, au cours de laquelle le sujet opérateur (héros de la performance) rend compte de son action. On passe bien de l’action (niveau pragmatique) au savoir sur l’action (niveau cognitif)

— l’EVALUATION, au cours de laquelle le destinateur opère une interprétation de l’information transmise sur la performance (de ses résultats, des valeurs des objets transférés, des moyens mis en œuvre, des systèmes de valeur qui ont régi l’action du sujet opérateur) et de l’être de ce sujet.

— la RETRIBUTION au cours de laquelle le sujet opérateur de la performance accomplie se voit attribuer par le destinateur des « signes de reconnaissance », souvent des objets symboliques (un nom, un titre, « la moitié du Royaume et la fille en mariage », etc…), qui viennent manifester ce qu’il en est véritablement de son identité.

3.3. Les rôles actantiels.

Dans les quatre phases du programme narratif, les acteurs mis en scène occupent des fonctions caractéristiques. On appelle ROLE ACTANTIEL la position d’un actant dans les énoncés constitutifs du schéma narratif.

Rappelons qu’il faut bien distinguer les personnages et les rôles actantiels. Les personnages appartiennent au plan figuratif des textes (un roi, une grenouille, un facteur, Henri IV, Astérix…), mais dans le récit les personnages assument une fonction, un rôle. Un même personnage peut assumer plusieurs rôles actantiels, un même rôle actantiel peut être manifesté par plusieurs personnages.

Ces rôles actantiels sont les suivants :

• le SUJET D’ETAT est défini par la jonction (disjonction ou conjonction) à l’objet valeur. C’est à partir de lui que se définissent les états sur lesquels s’effectuera la transformation : il subit l’action ou en bénéficie.

• le SUJET OPERATEUR : C’est l’agent de la performance, celui qui réalise la transformation du sujet d’état et le transfert des objets-valeurs. Ce rôle, présent dans l’ensemble du parcours narratif, évolue dans la succession des quatre phases :

– dans la phase de manipulation, le sujet opérateur est instauré par le Destinateur : on dit alors que le sujet est VIRTUEL ; – dans la phase de compétence, il est ACTUALISE par l’attribution d’OBJETS MODAUX qui correspondent aux moyens nécessaires à la réalisation de la performance. – dans la phase de performance, il est REALISE dans l’accomplissement de la transformation. – dans la phase de sanction il est sujet RECONNU, glorifié ou puni, bénéficiaire des OBJETS MESSAGES qui manifestent en vérité son statut.

• LE DESTINATEUR : C’est l’agent des opérations de manipulation et de sanction. Un même rôle définit en effet celui qui instaure le sujet opérateur et lance le programme narratif, et celui qui évalue la réalisation de ce programme et manifeste la reconnaissance du sujet opérateur.

– dans la phase de manipulation, le destinateur représente le système de valeurs au titre desquels se développe l’action : il a un rôle d’instigateur, ou d’initiateur. On l’appelle DESTINATEUR DEONTIQUE [6]. – dans la phase de sanction, il évalue les résultats et les conditions de la performance (états transformés et statuts des sujets) : il exerce un FAIRE INTERPRETATIF, et c’est pourquoi on précise son rôle en l’appelant DESTINATEUR JUDICATEUR.

• L’OBJET : il faudrait plutôt parler des objets, car le déploiement du schéma narratif met en jeu plusieurs types d’objets, distingués selon leur place et leur fonction dans le programme narratif :

– l’OBJET VALEUR : c’est l’objet où se trouve investie une valeur qui définit l’identité sémiotique du sujet d’état (voir ci-dessus, paragraphe 2.1, la définition du sujet d’état). Cet objet est l’enjeu de la transformation principale (programme de base). Ainsi le programme narratif, centré sur l’objet-valeur peut souvent être interprété en termes de QUETE. Dans l’analyse des contes, en particulier, cette quête s’inscrit entre le MANQUE et la LIQUIDATION DU MANQUE. Le récit commence par le constat d’un manque à combler, d’un désordre à réparer, d’un excès à traiter, pour s’achever par une résolution de la crise et un rétablissement de l’ordre des valeurs. Il s’agit alors pour le sujet d’acquérir un objet, porteur à ses yeux d’une valeur. – l’OBJET MODAL : c’est l’objet qui est engagé dans les phases préalables à l’action principale et qui correspond aux conditions et aux moyens de sa réalisation (programmes d’usage).

On peut préciser comment ces deux types d’objets se répartissent par rapport à la performance principale dans les quatre phases du schéma narratif. Il y a :

– deux types d’objets modaux : les plus éloignés de la performance principale manifestent ce qui constitue le sujet opérateur virtuel : le devoir-faire et/ou le vouloir-faire. Ces objets sont attribués au terme de la manipulation. Les objets les plus proches de la performance manifestent les compétences nécessaires à l’actualisation du sujet opérateur et à la réalisation de la performance : le pouvoir-faire et/ou le savoir- faire. – deux types d’objets valeur : les objets valeurs proprement dit sont ceux-là mêmes que met en cause la performance principale. Une variante symbolique de l’objet valeur est l’objet message qui intervient dans la phase de sanction et qu’on attribue au sujet opérateur comme un « signe » de reconnaissance ou une marque d’identité.

Dans les contes, il peut s’agir de « la moitié du royaume » ou de la « princesse en mariage ».

3.4. La dimension polémique.

Nous avons représenté plus haut l’énoncé élémentaire de transformation de la manière suivante :

F(Sop) ⇒[(S1 O S2) ⇒ (S1 O S2)]

La performance met en jeu un objet entre deux sujets d’état : ce qui est acquis par l’un est perdu par l’autre. Ce qui s’énonce pour l’un comme programme de conjonction se réalise pour l’autre comme un programme de disjonction. Toute perspective d’action, ou programme, projette comme son ombre une perspective inverse : la structure narrative a une forme POLEMIQUE qui peut apparaître dans chacune des phases du schéma narratif. Dans les textes, le déroulement du récit peut être manifesté selon l’un ou l’autre des points de vue : on racontera la réussite du héros, ou la défaite de l’adversaire. Il s’agit de deux manières de mettre en discours la structure narrative élémentaire.

Le récit se déploie dans le cadre d’un système de valeurs régi par une axiologie permettant de définir des programmes et des antiprogrammes. Les programmes visent à la réalisation des valeurs positives (appelées valeurs euphoriques), et les anti-programmes à la neutralisation des précédentes et à la réalisation des valeurs contraires (appelées dysphoriques).

La PERFORMANCE peut prendre la forme du conflit entre un sujet opérateur et un anti-sujet (ou adversaire) dont la perspective d’action s’oppose au programme du sujet opérateur. La COMPETENCE pet également être un lieu d’opposition : les compétences acquises pouvant se révéler insuffisantes ou mensongères. Un récit peut également mettre en opposition, ou en concurrence plusieurs types de compétences (agir par violence ou par ruse…).

La MANIPULATION peut renvoyer au conflit des Destinateurs : des systèmes de valeur ou des raisons d’agir opposés pouvant être proposés, des « désirs » contradictoires pouvant animer le sujet opérateur (qu’on pense aux récits mettant en scène le doute, la tentation, la conversion, le débat « cornélien »…, les « stances du Cid »…).

La SANCTION peut être aussi un lieu de conflit : de faux sujets peuvent être démasqués au terme de l’évaluation du programme réalisé, des conflits d’interprétation peuvent se manifester mettant aux prises un Destinateur un Anti-Destinateur (qu’on pense aux diverses « épreuves glorifiantes » au terme desquelles, dans les contes, le héros est enfin reconnu, et le traître démasqué).

L’articulation polémique du récit correspond à la structure logique de la sémantique narrative, c’est-à-dire à l’articulation des systèmes de valeurs sous-jacents que manifeste la syntaxe narrative. Les affrontements entre sujet et anti-sujet, programme et anti-programme peuvent être considérés comme la manifestation narrative de relations logicosémantiques plus fondamentales [7].