Eléments de grammaire narrative, Louis Panier

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4. LES STRUCTURES MODALES ET LES PARCOURS DE MODALITES

4.1. Les modalités.

Nous avons défini le sujet d’état par sa relation (conjonction / disjonction) à un objet, et le sujet opérateur par sa relation à un faire. Il convient maintenant d’affiner ces définitions en parlant de la MODALISATION de ces relations. La modalisation ne transforme pas la relation, mais elle la qualifie, elle en modifie la « tension » ou la distance [8]. Elle peut intervenir dans la relation du sujet opérateur à son faire (modalités du faire) et également dans la relation du sujet d’état à l’objet (modalités de l’être).

4.2. Modalités du faire et objets modaux.

Soit l’énoncé narratif « Pierre achète une bicyclette », qui établit la relation entre un sujet opérateur et un faire. Comparons avec les énoncés suivants : « Pierre veut acheter une bicyclette », « Pierre doit acheter une bicyclette », « Pierre ne peut pas ne pas acheter une bicyclette », etc… L’opération consiste toujours à « acheter une bicyclette » et à réaliser la relation de conjonction entre un sujet d’état et un objet-valeur, mais la relation du sujet opérateur à cette opération est modifiée. Ces différentes relations de Pierre à son faire définissent des ETATS MODAUX DU SUJET OPERATEUR. La transformation des états modaux du sujet peut être l’enjeu spécifique d’un programme narratif. Les modalités du faire, en caractérisant la relation d’un sujet opérateur à son action, permettent de préciser le « profil » de ce sujet et le « style » de son action.

En suivant le parcours du sujet dans le programme narratif on peut rassembler les modalités du faire en deux groupes principaux : les MODALITES DE LA VIRTUALITE (définissant l’état modal du sujet virtuel), les MODALITES DE L’ACTUALITE (définissant l’état modal du sujet actualisé).

4.2.1. Modalités de la virtualité : devoir faire / vouloir faire.

Ce sont les modalités de l’instauration du sujet opérateur. On parle de VIRTUALITE [9] dans la mesure où le parcours narratif de ce sujet opérateur est encore à l’état virtuel, aucune activité n’étant véritablement mise en oeuvre. Ces modalités caractérisent donc le sujet opérateur au moment de la manipulation, et dans son rapport au destinateur : il s’agit du DEVOIR-FAIRE et du VOULOIR-FAIRE. Le devoir-faire indique un sujet régi de façon hétéronome par une instance autre (le destinateur), le vouloir-faire indique un sujet qui assume le système de valeurs qui oriente son parcours narratif.

La modalité du vouloir-faire peut prendre plusieurs formes et caractériser ainsi plusieurs types de sujet :

Sujet du vouloir-faire (vf) (acceptation) : sujet qui agit volontiers Sujet du non vouloir – faire (-vf) (contrainte) : un sujet qui agit sans le vouloir Sujet du vouloir-ne pas faire (v-f) (refus) : un sujet dont le vouloir s’oppose à l’action proposée Sujet du non vouloir – ne pas faire (résignation) Concernant le devoir-faire, on distinguera de la même façon : devoir-faire (prescription : df), non devoir-faire (facultativité : -df) devoir-ne pas faire (interdiction : d-f) non devoir – ne pas faire (permission : -d-f)

La position modale du non-devoir faire (-df) signifie qu’un sujet réalise son action sans le devoir. Il ne faut pas confondre la facultativité ()df) avec l’interdiction (d-f): devoir ne pas faire.

Il s’agit là d’une structuration logique des modalités : il y a toujours une différence entre une définition systématique des positions modales et leur manifestation dans les textes. Mais ces représentations logiques permettent de structurer des champs lexicaux assez riches qui touchent à la disposition modale ou passionnelle des sujets.

4.2.2. Modalités de l’actualité : savoir faire / pouvoir faire.

Ce sont les modalités qui marquent la compétence du sujet opérateur, sa QUALIFICATION et qui correspondent aux moyens du faire [10]. Le POUVOIR-FAIRE indique la capacité d’agir d’un sujet, une certaine maîtrise de l’action, le SAVOIR-FAIRE correspond à l’habileté à conjuguer et ordonner toute une programmation [11]. On peut, comme pour les modalités précédentes, prévoir des dispositions caractéristiques, telles que : pouvoir-faire ; non pouvoir-faire ; pouvoir-ne pas faire ; non pouvoir – ne pas faire [12].

4.2.3. Structures modales et parcours modaux.

Le programme narratif canonique, avec ses différentes phases, montre que les positions modales du sujet opérateur obéissent à un ordre syntagmatique : la réalisation d’un FAIRE présuppose les modalités actualisantes qui présupposent à leur tour les modalités virtualisantes. On aurait là la forme élémentaire d’un PARCOURS MODAL du sujet.

Par rapport à cette forme élémentaire, on peut concevoir des formes plus complexes, dans la mesure où, à tout moment de son parcours, le sujet opérateur est le lieu d’une combinaison modale . Cette STRUCTURE MODALE définit un ETAT MODAL du sujet, état qui se modifie tout au long du récit [13].

On peut par exemple imaginer un sujet opérateur défini par la combinaison modale suivante : df + -vf + sf + -pf ; ou tenter de décrire la structure modale du sujet.

Tous les récits évoquent en même temps la quête de l’objet valeur et la transformation de l’état modal du sujet opérateur. Mais l’accent peut être mis sur l’un ou l’autre de ces aspects : les contes populaires, les récits d’aventures sont davantage orientées vers la quête, les romans d’initiation et les récits psychologiques vers le parcours modal du sujet.

Greimas écrit à ce sujet : « A suivre pas à pas le héros du conte merveilleux, on note que celui-ci, après avoir accepté sa mission, doit d’abord subir une sorte d’examen de passage qui lui permet d’acquérir – ou le confirme comme détenteur – des qualifications requises pour entreprendre une quête qui s’achèvera par l’engagement décisif et l’obtention de l’objet de valeur recherché ; à la suite de ces hauts faits, il sera reconnu et glorifié comme un héros… A y réfléchir un peu, on se rend compte qu’il s’agit là d’une « histoire » complète qui nous est racontée, de l’histoire d’une vie exemplaire dont les épreuves articulent les trois épisodes fondamentaux que répètent inlassablement tous les conteurs du monde : la qualification du sujet, manifestée sous des formes diverses (rituels d’initiation, rites de passage, concours et brevets) : l’accomplissement du sujet dans la vie considérée comme un espace virtuel que l’homme est appelé à remplir par ses actes en réalisant quelque chose et en se révélant du même coup ; la reconnaissance, ce regard d’autrui qui attribue les actes à leur auteur et le constitue en son être » [14]

La sémiotique narrative peut être qualifiée d’ OBJECTALE, dans la mesure où elle est élaborée à partir des transferts d’objets entre des sujets et des systèmes de valeurs qui les soutiennent. Il est apparu nécessaire de développer également une sémiotique narrative SUBJECTALE qui s’intéresse au parcours du sujet (sujet d’état, sujet opérateur) dans le schéma narratif, et en particulier à la composition modale du sujet, c’est-à-dire aux combinaisons de vouloir-, devoir-, pouvoir- et savoir-faire qui peuvent caractériser son trajet et sa définition sémiotique. Les travaux sémiotique récents sur les structures modales autour desquelles se constituent les sujets ont permis de reconnaître diverses « formes de vie ». On a pu dans cette ligne développer une sémiotique des passions.

4.3. Modalités de l’être.

Nous avons plus haut défini l’état, en sémiotique, comme la relation de jonction entre un Sujet et un Objet. Cette relation peut, comme la relation du sujet opérateur au faire, être modifiée par des modalisations. On parle des MODALITÉS DE L’ETRE (ou de l’état).

Les recherches actuelles en sémiotique narrative, ont retenu dans ce domaine modal les formes du vouloir-être, du devoir-être et du pouvoirêtre. Ces trois ordres de modalités précisent ce qu’il en est de la relation du sujet à l’objet-valeur, et de la saisie qu’il en a. On a vu que dans la sémotique narrative, le sujet se trouve défini par les valeurs investies dans les objets auxquels il est conjoint (ou disjoint). Les modalités de l’être touchent ainsi à l’identité sémiotique du sujet narratif.

Comme les modalités du faire, les modalités de l’être entrent dans des structures modales. On peut ainsi articuler la modalité du vouloir, et poser que, pour un sujet, l’objet peut être : – objet du vouloir-être (= « désirable ») ; – objet du non-vouloir être (= « indésirable ») ; – objet du vouloir – non être (= « inacceptable ») ; – objet du non-vouloir – non être (= « non inacceptable »)

De même selon la structure modale du devoir, l’objet peut se présenter au sujet : – selon le devoir-être (= « nécessaire ») ; – selon le devoir non-être (= « non éventuel ») ; – selon le non-devoir être (= « fortuit ») ; – selon le non-devoir non-être (= « éventuel »). La structure modale du pouvoir permet de distinguer les positions suivantes : – pouvoir- être (= « possible ») ; – pouvoir non-être (= « évitable ») ; – non-pouvoir être (= « impossible ») ; – non-pouvoir non-être (= « inéluctable ») [15]

Il s’agit bien de modalités de l’être, elles n’affectent pas le système des valeurs, ni la qualification de l’action du sujet, mais la manière dont il se trouve mis en relation avec les valeurs. Les positions formelles que les différentes structures modales permettent de prévoir pourront servir à décrire assez finement l’état d’un sujet, son identité sémiotique, c’est-à-dire — au niveau de la sémiotique narrative — la forme de relation qui le lie à l’objet-valeur. C’est de cette manière que la sémiotique a pu élaborer des procédures d’analyse de discours mettant en place des expériences esthétiques, lorsqu’un objet se présente ou se donne à percevoir à un sujet et se trouve ainsi proposé comme un éventuel objet-valeur. Il est ainsi possible de rendre compte sémiotiquement des états d’âme du sujet et de définir les caractéristiques d’une sémiotique des passions [16].