Eléments de grammaire narrative, Louis Panier

retour p. 3 p. 4/

5. LE FAIRE INTERPRETATIF ET LES MODALITES DE LA VERIDICTION

5.1. Modalités de la véridiction.

À côté des modalités de l’être et des modalités du faire, il existe un troisième type de modalisation : il s’agit des MODALITES DE LA VERIDICTION [17], qui portent sur l’ensemble de l’énoncé d’état. En effet, l’état d’un sujet peut être qualifié de « vrai », « faux », « mensonger », ou « secret ».

Comparons ces deux énoncés : « Paul est savant » / « Paul paraît savant ». Dans les deux cas, c’est bien la conjonction de Paul à l’objetvaleur /savoir/ qui est en cause, mais elle est différemment qualifiée : la relation de conjonction est modalisée selon l’/être/ et/ou selon le /paraître/. Dans un récit, toute situation peut être posée en face d’une instance susceptible de l’interpréter : l’état d’un sujet est alors défini : – soit tel qu’il se donne à voir ou à percevoir, selon la manifestation (selon le /paraître/). – soit indépendamment d’une instance de réception, selon l’immanence (selon l’/être/) [18].

Pour rendre compte des diverses modalités de la véridiction, on utilise donc ces deux catégories modales de l’/être/ et du /paraître/ et leurs combinaisons. Elles s’articulent de la façon suivante :

5.2. Faire persuasif, faire interprétatif et contrat fiduciaire.

Ces dispositifs modaux sont très utiles pour analyser, à l’intérieur des récits, les opérations de persuasion et d’interprétation qui ont pour enjeu le mensonge, la dissimulation et leur dévoilement ainsi que les dispositifs du croire et du faire-croire. Ces deux types de faire (persuasif et interprétatif) sont caractéristiques de la DIMENSION COGNITIVE. Ils sont à l’œuvre dans nombre de récits (persuasion, influence, tromperie, conviction, argumentation…). Par ailleurs tous les discours qui organisent des communications de savoir (discours scientifique, idéologique, didactique, politique …) développent ces dispositifs modaux [19].

Dans le schéma narratif canonique, persuasion et interprétation interviennent tout particulièrement dans les phases de manipulation et de sanction. Dans la manipulation, il s’agit pour le destinateur de persuader un sujet opérateur de l’existence (et de la validité) d’un système de valeurs, et de l’informer d’une situation à transformer et/ou d’un programme à réaliser. Le sujet opérateur (virtuel) se trouve alors en position de récepteur, sujet d’un faire interprétatif au terme duquel il accepte ou non les propositions du destinateur. Cet accord entre le destinateur et le sujet opérateur s’appelle CONTRAT FIDUCIAIRE.

Dans la sanction, il s’agit pour le sujet opérateur d’informer le destinateur de l’état final de la performance qu’il a réalisée. Cette information est soumise à l’évaluation du destinateur, qui se trouve alors en position de sujet du faire interprétatif et statue sur l’état modal véridictoire des résultats de la performance : la transformation est-elle réalisée selon l’/être/ et/ou selon le /paraître/, les valeurs en jeu dans la performance sont-elles (selon l’/être/ et/ou selon le /paraître/) conformes au contrat initial de la manipulation…

On connaît bien, dans les contes, les problèmes posés au moment du retour du héros : un traître peut prendre sa place, on peut lui confier un objet de valeur illusoire, etc… et il appartient au destinateur de démasquer le traître pour honorer le héros. On trouve souvent alors une forme particulière d’épreuve, l’épreuve glorifiante, dans laquelle le véritable héros est reconnu, et le traître démasqué… On peut rappeler l’exemple célèbre de l’Odyssée : le récit raconte comment Ulysse revient à Ithaque (c’est bien lui), mais il se présente, ou se manifeste, dans l’état de mendiant. Entre l’être et le paraître se jouera la question de la véridiction, que vient dénouer l’épreuve du tir à l’arc.

CONCLUSION

Telles sont les bases élémentaires de la grammaire narrative [20]. Elles permettent d’analyser la structure narrative des textes. La composante narrative constitue l’un des niveaux de structuration de la signification. Elle doit toujours être articulée avec la dimension discursive. N’oublions pas en effet que les performances, les programmes et les rôles actantiels sont manifestés dans les textes par des grandeurs figuratives. Des actions, des acteurs, inscrits dans les dispositifs d’espace et de temps sont convoqués à partir de configurations discursives et obéissent à des règles d’organisation spécifiques : il y une syntaxe et une sémantique discursives.

Rappelons également qu’il s’agit ici de la présentation d’une théorie narrative d’ensemble, et que ces éléments doivent être mis en oeuvre de façon particulière pour chacun des textes qu’on se propose d’étudier.

Notes

[1] La narratologie s’est développée d’ailleurs autour de cette perspective, cherchant à décrire les différentes manières dont la narration s’articule aux événements racontés, et les effets de celles-ci sur la position et la fonction d’un narrateur par rapport à un lecteur.

[2] L’élaboration de cette grammaire caractérise les débuts de la recherche sémiotique dans les années 1960. Rappelons la publication, en 1966, du n° 8 de la revue Communications : « Recherches sémiologiques. L’analyse structurale du récit » (avec des textes de Barthes, Greimas, Brémond, Eco, Genette, Metz et Todorov). On trouvera dans Greimas A. J. – Du Sens 1, Paris, Seuil, 1970 (p. 157-193), les « Eléments d’une grammaire narrative » publiés par Greimas dans L’Homme, 1969, IX, 3. Dans cet article, la syntaxe narrative greimassienne prend forme, en se situant par rapport aux travaux de V. Propp, C. Lévi-Strauss et C. Brémond.

[3] J. Fontanille — Sémiotique du discours, Limoges, PULIM, 1998, p. 187.

[4] La typologie des actants se fonde chez Greimas sur les travaux de Propp et sur l’examen de corpus de récits. Par réduction du modèle de Propp, Greimas reconnaît d’abord trois paires de catégories actantielles qui sont présentées dans Sémantique structurale : 1) Sujet — Objet ; 2) Destinateur — Destinataire ; 3) Adjuvant — Opposant. Leur corrélation donne lieu au « modèle actantiel ».

[5] Il s’agit d’une logique de la présupposition : L’action « se caractérise essentiellement par son caractère finalisé : le sens de l’action ne peut être déterminé que rétrospectivement, grâce au calcul des présuppositions : le résultat de l’action présuppose l’acte qui l’a produit, qui lui-même présuppose les moyens et compétences qui l’ont rendu possible » (J. Fontanille — Sémiotique du discours, Limoges, PULIM, 1998, p. 183).

[6] Dans les textes, le Destinateur n’est pas toujours pris en charge par un personnage, il peut s’agir d’une entité plus abstraite au nom (ou au titre) de laquelle s’organisent le programme narratif et le système de valeurs.

[7] Dans la perspective générative qui est la sienne, Greimas parle de la « conversion » des structures logico-sémantiques dans les structures narratives.

[8] « Est dit modal un prédicat qui modifie un autre prédicat. Le prédicat modal s’oppose ainsi en bloc au prédicat descriptif. » (Bertrand D. — Précis de sémiotique littéraire, Nathan, 2000n p. 195)

[9] J. Courtés parle de modalités virtualisantes (Analyse sémiotique du discours. De l’énoncé à l’énonciation, Paris, Hachette, 1991, p. 106)

[10] Dans les récits comme les contes, l’acquisition de ces objets modaux est manifestée par la diversité des épreuves qualifiantes et des objets magiques qui permettent au héros de réaliser sa performance. Les jeux électroniques actuels en fournissent également de nombreux exemples…

[11] J. Courtés, Analyse sémiotique du discours. De l’énoncé à l’énonciation, Paris, Hachette, 1991, p. 106. C’est ainsi qu’on décrira le « savoir-faire » de l’artisan.

[12] Ces positions diverses notent la maîtrise du sujet sur son action et son autonomie relative par rapport au programme sur lequel il s’inscrit. Les articulations modales du /savoir-faire/ semblent moins attestées.

[13] Comme l’ont montré les travaux de J.C. Coquet, il convient également de prévoir des hiérarchies modales dans la constitution du sujet narratif, et de noter des constitution modales du genre Vsp, ou S-vp, etc… On peut ainsi préciser, avec une grande finesse, l’analyse narrative de l’actant Sujet.

[14] A-J Greimas, préface à J. Courtés — Introduction à la sémiotique narrative et discursive, Hachette, 1976, 10.

[15] Il est parfois difficile de trouver une correspondance lexicale précise à ces constructions logiques des positions modales.

[16] Voir par exemple l’étude de la « colère » par Greimas dans Du Sens II, Seuil, 1993, p. 225s, et plus récemment, A.J. Greimas – J. Fontanille, Sémiotique des passions. Des états de choses aux états d’âme, Seuil, 1991.

[17] On parle en sémiotique de véridiction, et non de vérité, dans la mesure où il s’agit d’analyser une disposition du discours (une véri-diction) et non de statuer sur la vérité (ontologique) d’un énoncé, ou sur son rapport au « réel ».

[18] On peut ainsi remarquer que ces positions de véridiction correspondent à des structures actantielles dans le texte : présence ou non d’une instance interprétative (voir la position du Destinateur judicateur). Cette question touche également la question de l’énonciation énoncée : noter ainsi la différence entre ces deux énoncés : « La Tour Eiffel est à Paris » vs « Paul a vu la Tour Eiffel à Paris » : l’instance de perception est (ou n’est pas) manifestée dans le discours. Il appartient souvent aux discours scientifiques de construire des dispositifs complexes d’organisation des instances d’énonciation et d’interprétation.

[19] En sémiotique, on considère que la communication se décompose entre deux types de faire, faire persuasif et faire interprétatif. Du côté de la persuasion, il s’agit de faire-croire, de proposer un énoncé comme /vrai/. Le dispositif modal est alors celui des MODALITES ALETHIQUES où la modalité du devoir détermine l’énoncé d’état : (devoir-être) nécessité ; (non-devoir être) contingence ; (devoir- ne pas être) impossibilité ; (non-devoir ne pas être) possibilité. Du côté de l’interprétation, il s’agit de la modalité du croire qui détermine l’énoncé d’état : croire être (certitude) ; ne pas croire être (incertitude) ; croire ne pas être (improbabilité) ; ne pas croire ne pas être (probabilité).

[20] Des présentations plus complètes et complexes de la grammaire narrative pourront être consultées par exemple dans Henault A. — Narratologie. Sémiotique générale. Les enjeux de la sémiotique 2, PUF, 1983 ; Courtés J.—Analyse sémiotique du discours. De l’énoncé à l’énonciation, Paris, Hachette, 1991, ou dans Bertrand D. — Précis de sémiotique littéraire, Paris, Nathan, 2000. La terminologie précise se trouve dans Greimas A. J. & Courtés J. — Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris Hachette, 1979 – 1982.