Jeu et enjeu de la démarche sémiotique

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3.3. PROCEDURES DE L’ANALYSE TEXTUELLE

Ne constituant pas une grammaire, la sémiotique textuelle s’offre à l’analyse plutôt comme un pari que comme une procédure de déduction. Les principes exposés plus haut peuvent cependant aider à orienter les démarches.

Le changement le plus fondamental par rapport à la stratégie d’analyse des structures narratives consiste à prendre comme fil conducteur non plus les transformations de ce qui est raconté (sur le plan des actions) mais celles qui s’opèrent sur le plan du signifiant entre le début et la fin du texte. Tout texte, même s’il ne raconte rien, met en œuvre un dispositif de transformations sémantiques, et ceci en vertu même du déroulement de son écriture.

Pour cerner ces transformations textuelles, il faut pouvoir découper le texte en unités discrètes selon un critère qui change suivant le genre de redondances formelles particulier à chaque texte. La première de ces unités peut alors être considérée comme étalon ou « norme », ce qui permet d’apprécier la signification des suivantes en termes d’équivalence et de transformation. Il s’agit donc d’analyser du point de vue paradigmatique les rapports signifiants d’éléments qui coexistent syntagmatiquement en surface du texte. Cela revient à dire que l’analyse textuelle permet de récupérer à un niveau bien plus élevé que celui de la phrase, un mode « sémiotique » (dans le sens de Benveniste) de signifier « par différence », mais en tant qu’achèvement du processus « sémantique ».

Il serait intéressant de comprendre les rapports sémantico-sémiotiques des unités textuelles (ainsi que ceux qui s’établissent entre différents textes ou entre textes enchâssés et textes enchâssants) selon les trois types que propose Peirce pour les rapports entre signes : ironique, indiciel, symbolique (17).

L’icône signifie par ressemblance. Cette ressemblance peut être basée sur une « qualité » possédée en commun ou sur une analogie « formelle » ou encore sur un même type de relation avec un tiers. On pourrait peut-être assimiler à ce type de rapport celui que l’analyse textuelle reconnait entre deux unités « équivalentes ».

L’ « indice » signifie par rapport causal d’affectation, comme la girouette renvoie à la direction du vent parce que celui-ci la fait tourner. Autrement dit, une chose se transforme en signe indiciel d’une autre par le fait que cette autre chose agit sur elle. Dans l’organisation sémiotique d’un texte, on pourrait étudier à la lumière de ce modèle les rapports de transformation contextuelle ou « recatégorisation ».

Un symbole signifie en vertu d’une loi d’association. II s’agit d’un signe ternaire qui rend compte de la liaison d’autres signes entre eux. En ce qui concerne les unités textuelles, on pourrait attribuer celte fonction « symbolique » (dans l’acception particulière de Peirce) il cet élément que l’on trouve en analyse structurale et que l’on appelle « case vide ». Le texte fonctionnerait à la manière du jeu de « taquin », dans lequel une case vide permet le mouvement et l’ordonnance réciproque des pièces dans le reste des cases.

Comme tout le mouvement de transformation diachronique d’un récit s’ordonne sur l’axe d’une quête d’objet, on pourrait de même supposer que son espace textuel s’organise autour d’une case vide ; celle-ci opère le passage textuel d’une série d’unités à l’autre ; elle est figurative, mais toujours déplacée en chaque série d’unités (c’est-à-dire sans correspondant structural qui la définisse par différence). Un tel objet, écrit G. Deleuze, est toujours présent dans les séries correspondantes ; il les parcourt et se meut en elles, il ne cesse de circuler en elles et de l’une à l’autre, avec une agilité extraordinaire. On dirait qu’il est sa propre métaphore et sa propre métonymie (18). Très souvent cette « case vide » textuelle coïncide avec la figure de ce que l’analyse narrative nomme « sujet d’état ».

Il est possible de déceler ce type d’organisation « symbolique » et de mieux comprendre les concepts de « série » et de « case vide » en reprenant, dans cette optique, l’exemple de la parabole du « Bon Samaritain » (Luc l8, 9-14). On y trouve deux classes de rôles thématiques ; ceux qui opèrent sur une isotopie géographico-religieuse (le prêtre et le lévite d’abord, puis le samaritain) et ceux qui opèrent sur une isotopie économique (les brigands puis l’aubergiste). Dans l’espace du texte, et par ordre d’apparition, ces deux classes se présentent en miroir (selon l’ordre a-b-b-a) :

1) brigands; 2) prêtre + lévite; 3) samaritain; 4) aubergiste

Une telle distribution deviendra « chiasmique » par une cassure qui s’opère entre les groupes 1,2 et 3,4 : les brigands se distinguent de l’aubergiste comme le prêtre et le lévite se distinguent du samaritain. Qu’est-ce qui les distingue ? Précisément leur relation au corps du blessé. Ce corps passe d’une série à l’autre, les classant par rapport à lui les acteurs de la première série (brigands; prêtre + lévite) s’éloignent du corps, tandis que ceux de la deuxième série (samaritain; aubergiste) le rejoignent. Ainsi ce texte, par une double distribution des unités, dans l’espace d’écriture (distribution en miroir) et par rapport à un signe qui occupe la place symbolique de la « case vide » (distribution en chiasme), « assimile » sémantiquement dans son espace des relations à prédominance religieuse à des relations à prédominance économique ; et ceci dans un ordre tel que ce qui est juif (le prêtre, le lévite, par opposition au samaritain) occupe une place textuelle « homologue » à celle des voleurs…

L’HORIZON PRAGMATIQUE DE LA SEMIOTIQUE

Depuis C. Morris (19), on considère qu’une science des signes ne peut s’arrêter au niveau de la syntaxe et de la sémantique mais qu’elle doit pouvoir atteindre le niveau de la « pragmatique » : prendre en charge la relation des signes aux sujets qui les utilisent et les interprètent.

Ce niveau est très important lorsqu’il s’agit d’analyser des « actes de parole », où le discours passe entre deux sujets présents l’un à l’autre dans l’échange des messages. La relation textuelle, par contre, ne peut pas être réduite à une relation de type ternaire (émetteur – message – récepteur) comme celle du langage parlé. Elle se présente plutôt comme l’addition (déséquilibrée, nous le verrons) de deux rapports binaires : auteur-texte et texte-lecteur. Il existe cependant un point de rendez-vous entre l’auteur et le lecteur, et ce point se trouve précisément à l’intérieur du jeu sémantique du texte lui-même ; l’auteur et le lecteur y sont relayés ludiquement par l’ensemble d’éléments sémantiques – dits ou présupposés – qui figurent le je et le tu de la discursivité textuelle. La personne en chair et en os qui écrit l’œuvre, aussi bien que les lecteurs concrets, doivent donc entrer dans le texte, dépouillés (dans un premier moment au moins) de leur individualité historique pour assumer le « rôle ». (dans le sens théâtral du terme) que le texte leur assigne.

Tout cela revient à dire que le principe de clôture textuelle fait de la « pragmatique » une province de la « sémantique » du texte, présente particulièrement en ce que l’on appelle les « indices d’énonciation ».

Quant à l’émetteur et au récepteur concrets, leur intérêt sémiotique n’est pas équilibré. La question concernant le récepteur est de loin la plus importante. En effet l’émetteur a déjà eu sa chance : il a écrit ; s’il « voulait dire » autre chose, il aurait pu le faire, mais en attendant, son discours est là, en position d’objet. En principe les « intentions de l’auteur » n’existent nulle part ailleurs que dans les mots qu’elles ont provoqué. D’une certaine façon, ces « intentions » peuvent être expliquées par le concept phénoménologique d’ « intentionnalité », que M. Merleau-Ponty décrit comme « un vide déterminé à remplir par des mots » (20). Par contre le poste du lecteur est toujours à reprendre, et son sort se joue précisément par devant le texte, car lire, c’est ajouter un discours à un autre discours. La véritable dimension pragmatique de l’analyse se joue ainsi fondamentalement au niveau du discours interprétatif, et plus particulièrement en ce qui nous concerne, dans le discours sémiotique. Au fond, si un texte signifie quelque chose, sa « performance » signifiante s’effectue dans le rapport paradigmatique et transformatif entre deux genres de discours, celui qu’il présente et celui qu’il produit. Le discours par lequel je « lis » le texte déjà-là, fait partie intégrante de l’avènement de son sens.

Il est très difficile qu’une analyse sémiotique arrive à rendre compte de façon exhaustive des conditions de sa propre production. La « pragmatique » est ainsi comme l’horizon de toute pratique sémiotique, et elle consiste essentiellement dans la prise de conscience critique du rapport signifiant qui s’établit entre tout texte et son instance concrète de lecture.

Dans cet horizon pragmatique, qui « situe » la démarche sémiotique tout en la dépassant, se trouvent, comme des seuils mouvants, les démarches herméneutique, épistémologique et économique.

1. LE SEUIL HERMENEUTIQUE

Pour qu’un ensemble de fonctions grammaticales et d’éléments linguistiques arrivent à signifier, il est nécessaire qu’ils soient repris par une instance individuante de structuration qui les ordonne selon un certain horizon de signifiance. L’existence jamais thématisable (car il n’est pas un « signe ») de cet horizon permet que plusieurs signes s’unissent pour exprimer « une même idée ». Ce même horizon permet au discours interprétatif de reprendre les significations du discours interprété tout en lui étant différent. Cet « horizon de structuration » (l’expression est empruntée à J. Ladrière et coïncide d’une certaine façon avec le concept de Ground dans la sémiotique de Peirce) (21) est appelé par P. Ricœur, selon une terminologie d’origine heideggerienne, « monde », et c’est en lui que s’actualise l’ouverture référentielle du texte, non pas vers l’arrière de sa production mais vers l’avant de sa projection de sens. « Pour nous, écrit P. Ricœur, le monde est l’ensemble des références ouvertes par les textes. Ainsi parlons-nous du ‘monde’ de la Grèce, non point pour désigner ce que furent les situations pour ceux qui les vécurent, mais pour désigner les références non situationnelles qui survivent à l’effacement des premières et qui désormais sont offertes comme des modes possibles d’être, comme des dimensions symboliques possibles de notre être au monde » (22).

Ce « monde » – non réel mais toujours possible, nouveau, que tout texte ouvre devant lui – la sémiotique textuelle le perçoit comme un dynamisme capable de déclencher d’autres textes. L’herméneutique, par contre, se l’approprie comme un « possible d’existence » pour le sujet. La question herméneutique ne porte pas en dernière instance sur le « comment » du texte, mais sur le « comment » de cet être (l’homme) qui ne se comprend qu’interprétant ce qu’il n’est pas. L’herméneutique trouve un nouveau possible pour l’existence du sujet là où la sémiotique trouvait le renvoi à de nouveaux textes.

L’herméneutique pointe vers l’insondable de l’appropriation du sens, la sémiotique pointe vers l’inépuisable de la production textuelle. Au-delà du niveau de l’œuvre, l’herméneutique replace le texte sur le plan de la parole, de l’acte, de l’événement (en tant que produits par le texte). Au-delà de l’arrêt provisoire sur les limites de ce texte concret, la sémiotique repart au fil d’autres textes ; elle cherche à y découvrir l’impact, la référence intertextuelle de ce « texte-ci », traduits dans la structure de ces autres textes comme force de dépassement.

Analyse sémiotique et compréhension herméneutique pourraient donc, à première vue, être considérées comme des démarches fondamentalement disjointes. Il en va tout autrement dans le concret de chaque acte d’analyse et de compréhension. D’une part, pour tout acte de lecture, la chaîne en principe interminable de l’inter-production textuelle s’arrête finalement quelque part, et c’est alors que le sujet se surprend et se comprend dans un acte « interprétatif » ; ce qui n’était qu’objet d’analyse devient proposition d’une nouvelle forme d’être au monde. D’autre part, la compréhension herméneutique elle-même ne saurait jamais court-circuiter les structures. Le monde à approprier par l’existence n’apparaît qu’après un séjour du sujet dans l’autre que soi ; le moi ne se retrouve que lorsqu’il s’est risqué dans les avenues de sens dessinées par la structuration du texte.

Il est connu que pour W. Difthey, expliquer et comprendre étaient deux démarches épistémiques inconciliables ; la première correspondant à la démarche des sciences de la nature, la deuxième à celle des sciences de l’esprit, centrées pour lui sur une sorte de coïncidence d’ordre psychologique entre les esprits. l’« interprétation » n’est alors qu’une province de la compréhension, celle qui s’applique au discours « fixé » par l’écriture. C’est le mérite de P. Ricœur d’avoir ramené cette dichotomie fâcheuse à une dialectique d’intégration, dans laquelle explication et interprétation sont le double mouvement complémentaire qui s’impose partout où il s’agit de textes. Il y arrive en libérant l’explication de sa dépendance par rapport au modèle épistémologique des sciences naturelles (mettant à la place l’explication sémiotique ou structurale), et en donnant par ailleurs une idée renouvelée de l’interprétation en tant qu’acte non plus sur le texte mais du texte : « expliquer, écrit-il, c’est dégager la structure, c’est-à-dire les relations internes de dépendance qui constituent la statique du texte ; interpréter, c’est prendre le chemin de pensée ouvert par le texte, se mettre en route vers l’orient du texte (23). Par l’intégration de ces deux actes du texte le sujet peut actualiser sa compréhension, dans laquelle l’horizon structurant du texte s’offre à lui comme une parole prête à « lui donner d’exister ».

Voilà donc le premier des seuils de la sémiotique, Si l’on peut dire que sémiotique et herméneutique ne seront jamais des démarches inconciliables, cela tient, au fond, au fait que la question pour la forme et la question pour l’être n’ont qu’une même orientation, celle qui fait émerger le sens comme un mouvement d’orientation de l’individuel dans l’universel.

4.2. LE SEUIL EPISTEMOLOGIOUE

En tant que démarche scientifique, la sémiotique doit avoir un souci formalisateur, donc réductif. Mais elle ne doit pas laisser pour autant s’échapper par les trous du filet formel, ce qui constitue précisément son objet, à savoir la signification. C’est la raison pour laquelle le métalangage dont elle se sert ne pourra jamais être entièrement algébrique, car l’excès de rigueur formalisante empêcherait finalement de rendre compte du sémantique. Le mathématicien R. Thom avait saisi cette difficulté lorsqu’il affirma que tout ce qui est rigoureux est en fin de compte « insignifiant » …

Tout ceci revient à dire que la sémiotique ne pourra jamais devenir une pure branche de la mathématique. Son métalangage sera toujours sémantisé et ses modèles seront des simulacres (plus univoques, il est vrai, mais signifiants toujours) du parcours de sens de son propre objet.

La pratique sémiotique tend alors à être reprise par une réflexion épistémologique envisagée comme une prise de conscience idéologique. Ce « discours ajouté à un autre discours » que constitue l’acte du sémioticien, les catégories qu’il emploie pour l’analyse, sa propre grille de lecture, ont déjà une charge sémantique qui fait partie de la compréhension du texte. Or tout choix de catégories représente une vision du monde. Toute lecture qui se prendrait pour « objective » serait donc un leurre. Par contre une prise de conscience épistémologique de ta charge sémantique et idéologique des catégories propres à t’analyse, ne peut être que féconde et même indispensable, car c’est alors que le texte retrouvera un lieu ultime pour signifier, encore une fois, « par différence ».

Tout en constituant un « dépassement » de la sémiotique, la critique épistémologique, telle qu’elle vient d’être évoquée, peut être intégrée à la démarche même de la sémiotique, dans la mesure où elle peut commencer par appliquer au métalangage de l’analyste une méthode analogue à celle que celui-ci applique à son objet.