Jeu et enjeu de la démarche sémiotique

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4.3. LE SEUIL ECONOMIQUE

Le texte n’est pas seulement une productivité, il est également un produit d’échange. Son sens constitue une valeur, et sa transmission n’est pas exempte – nous l’avons dit – du phénomène de la plus-value.

Cette situation peut donner naissance à ce que l’on pourrait appeler une « sémiotique militante ». Dans ce cas la lecture est considérée avant tout comme une promotion du texte vers le déclenchement d’une pratique, et s’engage ainsi dans une lutte pour la conquête partisane des « surplus » de sens que tout texte offre à l’interprétation.

L’analyse des rapports intrinsèques du sens se voit alors complétée par celle du milieu de sa production et surtout par celle de l’économie de sa transmission et de son interprétation, en conséquence, par celle des pratiques politiques, culturelles, religieuses que de telles lectures ont déclenchées.

Dans la certitude qu’il ne pourra jamais récupérer ce qui est « derrière » le texte, le sujet préfère essayer de dégager un « avenir » à un sens, un avenir qui s’accorde avec sa propre précompréhension du monde et avec ses propres espérances. Dans cette ligne d’extension de l’analyse l’on peut situer la pratique exégétique classique dans ce qu’elle a de confessionnel, ainsi que des ouvrages comme celui de F. Belo, Lecture matérialiste de l’Evangile de Marc (24).

S’agit-il dans ces cas d’une trahison à l’objectivité signifiante du texte ? La réponse affirmative n’est pas évidente. On sait depuis toujours que les récits et les textes ont un grand rôle dans le déclenchement des pratiques qui font l’histoire. Et cela fait partie de leur pouvoir de signifiance. Toute praxis nouvelle a en quelque sorte besoin de se donner une mémoire. L’histoire de la rédaction biblique, et particulièrement celle de l’Ancien Testament, sert bien à illustrer ce principe ; l’interprétation du moment présent et surtout l’engendrement de ce qui doit suivre dépendent très étroitement de la lecture que l’on fait du passé, effectif ou imaginaire. C’est ce qui fait dire à J.P. Faye comme conclusion de sa « Théorie du Récit » : « Voici ce qui importe : le récit qui rend compte de la façon dont s’est faite acceptable l’oppression, commence la libération » (25). Lire, c’est donc en tout cas, incorporer une signification à un projet ; ce projet peut être explicite, inconscient ou délibérément caché. Si nous ne l’avouons pas, notre métalangage, facilement analysable, se chargera de le faire …

Cependant, cette féconde – en même temps que dangereuse – disponibilité du texte ne peut pas permettre n’importe quelle économie, pas plus qu’elle n’autorise des mutilations. Toute lecture, tout commentaire, il est vrai, ajoute un signe à un autre signe et de ce fait augmente et oriente ses significations ; mais il se rattache au signe dont il est l’ « interprétant » en restant fidèle à un certain « fondement » qui se déploie comme horizon et qui attire la chaine des signes – dans toute leur diversité – vers une continuité intentionnelle. Mais cet horizon, jamais « thématisable », n’est « perçu que par cette phrase de l’analyse dite « textuelle » ou « explicative », dans laquelle les structures grammaticales qui organisent le sens de tout texte sont ramenées à l’instance individuelle de structuration qui leur donne de signifier hic et nunc et sic pour conduire à un parcours obligé de lecture. Autrement dit, en sémiotique comme ailleurs, une certaine « gratuité » (pour éviter le terme « objectivité ») est un ingrédient indispensable pour toute militance, religieuse ou politique. C’est peut-être la plus grande leçon que l’exégèse puisse tirer de la sémiotique structurale.

CONCLUSION

Il est possible de regrouper les différentes démarches concentriques de la sémiotique textuelle en trois étapes.

La première étape est celle de la description : les contenus sémantiques du texte sont réduits à un métalangage univoque, une sorte de grammaire qui rend compte du type de système secondaire organisant dans ce texte le sens en tant que forme. Dans le cas des récits, cette phrase descriptive consiste à ordonner les contenus selon la grille d’une grammaire « narrative » et à articuler celle-ci aux contraintes « discursives ».

La deuxième étape est celle de l’explication. Elle consiste à saisir, grâce à des catégories non plus narratives mais textuelles, l’instance individuelle de structuration qui actualise la récursivité des structures grammaticales en une signification inédite.

La troisième étape peut être appelée d’interprétation, à condition de ne pas la confondre avec la compréhension de nature herméneutique. Elle consiste à reprendre le texte-objet dans sa propre fonction de signe-interprétant d’énoncés qui lui viennent d’ailleurs : elle suit le mouvement par lequel, en leur donnant une configuration inédite, ce texte se démarque par rapport à d’autres textes qui ont fait appel aux mêmes énoncés et par rapport aux autres pratiques signifiantes de la même époque. La sémiotique s’introduit ainsi dans le terrain inépuisable de l’intertextualité, du dialogue universel des textes à travers le fleuve unique de l’écriture.

L’infinitude virtuelle de cette troisième étape fait qu’en pratique la démarche unilinéaire s’arrête quelque part, là où s’arrête matériellement l’acte de lecture. (On voit par là combien les significations du texte dépendent des possibilités et limites fixées par le discours qui le lit). Le jeu sémiotique n’existe finalement que dans les rapports des deux univers signifiants clos : le texte de base et le texte-interprétant.

Or c’est cette interruption arbitraire de la lecture qui dévoile du coup la dimension pragmatique de la démarche sémiotique et en appelle ainsi à un triple dépassement : le dépassement herméneutique reprend l’horizon de structuration du texte en tant que « monde » offert à l’appropriation du sujet comme un nouveau « possible » d’existence ; le dépassement épistémologique scrute les conditions de production du métalangage mis à l’œuvre par l’analyse, ainsi que ses présupposés sémantiques et idéologiques ; le dépassement économique reprend de façon responsable l’intégration de l’acte de lecture dans une praxis orientée consciemment ou inconsciemment choisie.

Par l’évocation de ces dépassements on voulait ici souligner l’enjeu qui est toujours présent au jeu de la lecture. Ils peuvent ne pas être actualisés concrètement dans chaque analyse. Ce n’est pas là un défaut mais une limitation justifiée généralement par la nature du projet dans lequel elle prend place. Mais ils doivent être reconnus et « envisagés » car une sémiotique qui néglige ses dépassements convertit ses chemins en impasses.

Revenons à l’état actuel des publications appliquées à l’analyse sémiotique des discours religieux. Elles essaient en général de répondre simplement à la question, tellement importante, du « par où commencer » et s’offrent plutôt comme des exercices pratiques conscients de leurs limites. Leur fécondité est encore à éprouver dans la continuation qu’elles appellent ; l’aspect « méticuleux » et austère de leur allure tient au souci de poser de solides fondations à tout ce qui doit suivre. Leur justification ultime pourrait se résumer dans ces mots du grand précurseur V. Propp dans sa « Morphologie du conte » : « Nous voyons que l’étude des formes commande plus d’un problème. Nous ne refuserons donc pas ce travail analytique, méticuleux et peu glorieux, encore compliqué par le fait qu’il est entrepris d’un point de vue formel et abstrait. Ce travail ingrat et ‘inintéressant’ mène aux constructions générales, au travail ‘intéressant’ » (26).

NOTES

(1) G.G. Granger, Essai d’une philosophie du style, Paris, A. Colin, 1968, p. 12.

(2) Cf. M. Heidegger. Sein und Zeit, Tübingen, M. Niemeyer Verlarg, 11. Auflage, 1967, pp. 142·148.

(3) Cf. A.J. Greimas, Sémantique structurale, Recherches de méthode, Paris, Larousse, 1966. Du Sens. Essais de sémiotique, Paris, Seuil, 1970. « Un problème de sémiotique narrative : les objets de valeur », in Langages No 31, sept., 1973, pp. 13-35. « Les actants, les acteurs et les figures » in C. Chabrol (ed.), Sémiotique narrative et textuelle, Paris, Larousse, 1973, pp. 161-176. Sémiotique et sciences sociales, Paris, Seuil, 1976. Maupassant. La sémiotique du texte : exercices pratiques, Paris, Seuil, 1976. « Pour une théorie des modalités » in Langages N° 43, sept. 1976.

(4) Cf. entre autre, les publications de « Sémiotique et Bible », (Lyon) et du Bulletin (Paris)

(5) Cf. E. Benvéniste, « La forme et le sens dans le langage » in Le Langage (Actes du XIIIe Congrès des sociétés de Philosophie de Langue Française, Genève, 1966) Neuchâtel, La Bacconnière, 1967, IIe vol. pp. 29-40. Repris in Problèmes de linguistique générale, II, Paris, Gallimard, 1974, pp. 215-229.

(6) Cfr. Ibid. pp. 224-225 (passim) : « (…) l’expression sémantique par excellence est la phrase. (…) Il ne s’agit plus, cette fois, du signifié du signe, mais de ce qu’on peut appeler l’intenté, de ce que le locuteur veut dire, de l’actualisation linguistique de sa pensée. (…) Le sémiotique se caractérise comme une propriété de la langue. Le signe sémiotique existe en soi, fonde la réalité de la langue, mais il ne comporte pas d’application particulière ; la phrase, expression du sémantique, n’est que particulière. (…) Tandis que le signe a pour partie constituante le signifié qui lui est inhérent, le sens de la phrase implique référence à la situation de discours, et à l’attitude du locuteur ». Le dépassement des limites que Benveniste fixe à la sémantique, permettra plus loin de définir autrement la notion d’ »intenté » en la détachant de la simple fonction de communication.

(7) Ibid. p. 226-227 et 224.

(8) Cf. R. Jakobson, Essais de linguistique générale, Paris, Minuit, 1963, chap. 11 pp. 209-248.

(9) Cf. R. Barthes, « La linguistique du discours », in A.J. Greimas, R. Jakobson, M.R. Mayenowa, S.K. Saumjan, W. Stinitz, S. Zolkensky (ed.) Signe-Langage-Culture, La Hague, Mouton, 1970, pp. 580-587.

(10) Pour une explication de ce concept, cf. I. Lotman, La structure du texte artistique, Paris, Gallimard, 1973, pp. 77 ss., ainsi que son article « Du rapport primaire/secondaire dans les systèmes modelants de communication » in Recherches internationales à la lumière du marxisme, n° 81, « Sémiotique », pp. 38-42. Pour l’école de Tartu, de tels systèmes, qui découpent le langage selon d’autres catégories que celle de la linguistique phrastique, ne sont appelés secondaires que de façon purement opératoire, car dans le concret, toute phrase prononcée ou écrite existe comme déjà reprise par l’un de ces systèmes.

(11) Par programme narratif, on entend toute distribution ou redistribution de « rôles actanciels » (voir plus bas), qui donne naissance ou suite à un récit, et dont le noyau indispensable et suffisant est la mise en rapport d’un Sujet et d’un Objet (réel ou virtuel).

(12) Cf. L ; Hjelmslev, Prolégomènes à une théorie du langage, trad. du danois par U. Canger, Paris, Minuit, 1971, pp. 65-79.

(13) « Tout discours, du moment qu’il pose sa propre isotopie sémantique, n’est qu’une exploitation très partielle des virtualités considérables que lui offre les thésaurus lexématiques ; s’il poursuit son chemin, c’est en le laissant parsemé de figures du monde qu’il a rejetées, mais qui continuent à vivre leur existence virtuelle, prêtes à ressusciter au moindre effort de mémorisation ». A.J. Greimas. « Les actants, les acteurs, les figures ». p. 170.

(14) C. Metz, « Remarques pour une phénoménologie du narratif » in Revue d’esthétique N° 19, 3-4, 1966, p. 340.

(15) Cf. J. Kristeva, Le texte du roman. Approche sémiologique d’une structure discursive transformationnelle. La Hague-Paris, Mouton, 1970.

(16) Ph. Sollers, « Ecriture et révolution » (entretien) in Tel Quel, Théorie d’Ensemble, Paris, Seuil, 1968, p. 75.

(17) Cf. C. S. Peirce, Collected papers, hasthorne and Paul Weiss Belknap Press, 1960, Vol. II, pp. 143 ss.

(18) G. Deleuze, « A quoi reconnaît-on le structuralisme ? », in F. Châtelet (ed), Histoire de la philosophie, idées, doctrines, Vol. 8 : Le XXe siècle, Paris, Hachette, p. 322.

(19) C. Morris, « Fondements de la théorie des signes » in Langages, n° 35, sept. 1974, p. 19

(20) M. Merleau-Ponty, Signes, Paris, Gallimard, 1960, p. 112.

(21) « Un champ de réalité étant donné, dans une pratique spécifique, il y a comme une visée de compréhension qui ouvre, par rapport à ce champ, un horizon de structuration. Par ailleurs il y a des unités de signification déjà disponibles dans le langage dont on dispose, par exemple dans le langage naturel, relatif au champ de réalité donné dans l’expérience perceptive et dans la pratique qui lui est corrélative. Un nouveau langage se constitue par inscription des significations disponibles dans l’horizon de structuration dont il vient d’être question. (…) L’horizon, en un sens, est donné avant les significations particulières qu’il suscite ; il est précisément condition constituante de leur genèse. Et pourtant il n’est pas donné à part, dans une intuition ou dans un autre langage ; il n’est donc pas possible de le traiter comme un objet déterminé, linguistique ou mental, de le décrire pour son propre compte dans un langage approprié, de le détacher du système sémantique qu’il anime. Il n’a de réalité, précisément parce qu’il est un horizon, que dans ce système lui-même, dans les termes concrets et relativement isolables qui constituent celui-ci. Au fond, invoquer un horizon de structuration c’est dire, à travers une métaphore d’ordre spatial, qu’il y a comme une vie interne des significations, qu’une signification n’est jamais figée dans une identité constituée et définitive, mais qu’elle comporte toujours en elle-même la possibilité d’une transformation. Le domaine des significations immédiatement disponibles, au niveau de l’expérience et du langage naturels, est comme travaillé de l’intérieur par une force d’émergence, aspiré vers le haut par un processus métaphorique qui l’ouvre à une vie plus libre, plus aérienne, moins rivée aux circonstances singulières et toujours plus ou moins obscures du débat qu’entretiennent l’expérience naturelle avec le monde perçu. » J. Ladrière, « Expression ecclésiale de la foi, linguistique moderne et philosophie du langage » in Eglise infaillible ou intemporelle ? Recherches et débats, C.C.I.F. Paris, Desclée de Brouwer 1973, pp. 129-130.

(22) P. Ricœur, « La métaphore et le problème central de l’herméneutique », in Revue Philosophique de Louvain, février 1972, p. 107.

(23) P. Ricœur, « Qu’est-ce qu’un texte ? Expliquer et comprendre » in R. Bubner, K. Kramer, R. Wiehl (Hg), Hermeneutik und Dialektik, Tübingen, J.C. Mohr, 1970, II, p. 198.

(24) Paris, Cerf, 1974.

(25) J.P. Faye Théorie du récit, Paris, Hermann, 1972, p. 136.

(26) V. Proopp, Morphologie du conte, Paris, Seuil, 1970, p. 27.

 

Ivan ALMEIDA