Perspectives nouvelles sur la lecture,
2011 Anne Pénicaud

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Bilan de la perspective exégétique : les racines d’une divergence

En deçà de cette divergence entre binaire et ternaire s’indiquent les ancrages respectifs des modèles de la communication et de la parole. La « communication » décrit les « facteurs constitutifs de tout procès linguistique, de tout acte de communication verbale » [127]. En définissant la parole comme une procédure de communication de messages, elle la considère sur la base de sa pratique ordinaire, dont elle propose une description opératoire [128]. Le modèle de la « parole » proposé ci-dessus développe un point de vue différent, ordonné non à l’usage utilitaire de la parole mais à la structure dans laquelle l’inscrivent les textes bibliques. Dans la ternarité caractéristique de la parole s’indique ainsi, comme l’établira l’ensemble du parcours qui s’ouvre ici, la marque de fabrique de son ancrage dans les textes bibliques. L’origine de l’écart entre les approches est ainsi la suivante : tandis que les exégèses de la « communication » mettent les textes bibliques à l’épreuve des savoirs humains, le paradigme de la « parole » engage l’exégèse à développer une « lecture biblique » de la Bible [129].

2-2) Une problématique théologique : le « Verbe fait chair »

Interrogeons à présent la perspective théologique qui s’articule à la présentation des positionnements exégétiques proposée ci-dessus. Elle relève, de façon générale, de ce que l’exégète Paul Beauchamp a qualifié comme une « théologie biblique » et qu’il caractérise ainsi :

La ligne de départ de la théologie biblique est la lecture biblique. Ligne de départ, donc plus qu’un préalable. Et comme la lecture biblique est ligne de départ aussi pour l’exégèse, la théologie biblique remonte aux sources de l’exégèse et ramènera l’exégèse à ses sources. Lecture : nous désignons ainsi le point de naissance d’un groupe à la Bible. Or il y a ou il n’y a pas lecture. Nous n’employons donc pas le mot dans le sens où il irait de soi que, pour étudier la Bible, il faut la lire. Bien au contraire, parce que la Bible a souvent donné l’impression d’être étudiée sans être lue (ou lue sans être lue, comme on peut écrire sans écrire), « lecture » a pris depuis peu des résonances nouvelles. Un traité de la lecture biblique serait même, sans doute, plus urgent qu’un traité de théologie biblique. Car lire doit s’apprendre. D’un mot : lire, c’est vouloir laisser venir, dans le silence qui entoure les décisions, le texte biblique comme l’appel d’un monde pas encore complètement né et qui demande à naître à notre monde. [130]

Il ne s’agit pas ici d’engager une réflexion sur la théologie biblique, dont cet article propose une présentation construite, mais avant tout d’indiquer que la sémiotique entre dans ce cadre d’une théologie biblique du fait même qu’elle est un geste de lecture [131]. Le présent développement tentera de préciser la forme donnée à cette inscription par la spécificité du paradigme sémiotique. Cette perspective sera déployée en deux moments. Un premier moment exposera l’articulation entre lecture sémiotique et théologie. Un second moment, plus bref, indiquera la façon propre dont la sémiotique énonciative s’inscrit dans la pratique théologique soutenue par la lecture sémiotique.

Ce développement suivra un cours un peu inhabituel : en effet, le premier moment commentera un long article de L. Panier [132]. Céder ainsi la parole à un théologien a pour enjeu de matérialiser la ligne de force de la sémiotique indiquée ci-dessus : la relation dynamique entre exégèse et théologie qui, en la structurant, la définit comme une discipline d’articulation. En sémiotique, exégèse et théologie se situent on l’a vu en vis-à-vis l’une de l’autre, dans une dynamique de renvoi mutuel. La forme de délégation énonciative mise en œuvre par les pages qui suivent atteste de cette complémentarité interactive en ouvrant sur un discours théologique le point de vue exégétique développé par le présent travail. En retour, l’article présenté interroge le lien de la théologie à l’exégèse. Il répond ainsi en miroir au déplacement effectué ici depuis l’exégèse vers la théologie.

(a) La lecture sémiotique, un geste théologique ? (a-1) Problématique : les incidences d’un changement de paradigme L’article s’ouvre sur cette interrogation :

Après quelques années d’expérience, et de pratique, est-il possible de relever certains des effets de la lecture sémiotique de la Bible sur un projet théologique ?

Il s’agit plus précisément ici « de voir l’ « effet d’entraînement » de la sémiotique sur un projet théologique, de préciser dans quelle direction la sémiotique peut orienter un projet théologique » [133]. Cette interrogation a pour revers le principe, énoncé ici comme un postulat fondateur, d’un rapport avéré entre une « manière » exégétique et une « manière » théologique :

La lecture sémiotique de la Bible intéresse la théologie… parce qu’il s’agit de la Bible, et que la manière d’en aborder le texte, de le lire et de l’interpréter importe à la réflexion théologique. [134]

Pour traiter cette question, le texte suit une voie comparative analogue à la présentation menée ci-dessus à propos de l’exégèse. Adoptant d’abord une perspective historique générale, il commence par esquisser un état des lieux des rapports entre exégèse historico- critique et théologie durant les deux derniers siècles. En contrepoint, il déduit de cette esquisse les lignes de crête et les incidences d’une théologie ancrée dans le paradigme sémiotique.

(a-2) État des lieux : exégèse et théologie, un double malentendu ?

Le point de départ de l’article est donc une relecture historique de la rencontre entre exégèse et théologie. Il en décrit la difficulté, qu’il situe sur deux versants parallèles : d’un côté le statut de l’histoire, de l’autre celui des sujets dans la parole.

Premier versant d’un malentendu, le rapport de l’exégèse à l’histoire : un oubli du langage ?

Le premier versant du malentendu est situé dans un rapport de l’exégèse à l’histoire [135]. L’exégèse historico-critique développe une perspective « réaliste », donnant aux textes le statut de documents historiques. L’article montre que ce point de vue est également assumé par l’exégèse de type narratologique : il souligne ainsi la parenté des approches, par-delà leurs évidentes différentes [136]. Il y a là une question de paradigme. Pour des exégètes inscrits dans la perspective de la communication, la réception des textes est étroitement déterminée par leur fonction « référentielle ». Pour des sémioticiens cette détermination constitue un oubli de la dimension propre du langage : non en elle-même bien sûr, mais dans la façon dont elle est construite [137]. L’article situe les enjeux de cet oubli dans une forme de « confusion entre l’origine et le commencement » [138].

Second versant d’un malentendu, le rapport de l’exégèse au langage : un oubli du sujet ?

Mais il n’y a pas que la question du rapport à l’histoire. Le malentendu a un second versant, moins évident à percevoir car son ancrage est situé en un niveau plus profond : le rapport au langage. L’écart entre exégèses de la communication et sémiotique se situe là encore dans un rapport à la référence, mais déplacée depuis le hors texte jusqu’au texte lui- même. Pour les premières, le texte est compris comme l’élaboration d’un « monde » verbal – un « monde de sens » [139] – qui fait lui-même référence pour la lecture. La sémiotique découvre dans cette perspective, qui donne la prééminence aux énoncés, le risque d’un oubli de l’énonciation. Son interrogation est à cet égard la suivante : la lecture se réduit-elle à une confrontation de points de vue – de « représentations » – situés au niveau des énoncés, ou doit-elle être pensée d’abord comme un processus énonciatif engageant un lecteur en deçà du plan des représentations [140] ?

Une prise en compte de l’énonciation inverse la perception que l’on peut avoir du processus même de la lecture. Une approche communicationnelle, appréhendant la lecture comme une confrontation d’énoncés, donnera la priorité à une compréhension du texte. Elle en situera l’enjeu dans une transformation éventuelle du « monde de sens » du lecteur, dont elle fait un moment second de la lecture. A l’inverse une approche énonciative placera l’expérience du sens comme première, donnant ainsi la priorité à l’interprétation. Cette expérience – d’ordre somatique – soutient l’accès du lecteur à une parole (une énonciation) dont les énoncés attestent de l’événement de sens produit par la lecture. Elle porte ainsi une relance de la parole contenue en germe dans les textes [141].

(a-3) Incidences d’une lecture sémiotique pour la théologie

Cet examen des rapports entre théologie et exégèse permet à la suite de l’article de développer les enjeux d’une théologie ancrée dans un geste de lecture sémiotique.

Première incidence : la théologie, pratique interprétative engageant un sujet

Le texte situe le premier de ces enjeux dans une dimension « pratique » qu’il oppose à une conception de la théologie comme appropriation cognitive : la sémiotique est une pratique interprétative, que le texte associe à une forme de « lectio divina » [142]. Son caractère somatique (on pourrait aussi dire « incarné ») a pour incidence d’opérer une réarticulation entre exégèse et théologie, entre lesquelles le développement des exégèses « savantes » a pratiqué une forme de divorce – ou tout au moins une « séparation de corps » [143]. Le lieu propre de cette réarticulation est « l’écoute » du lecteur, désignée ici comme l’instance d’élaboration théologique ouverte par l’exégèse sémiotique [144]. Cette écoute est le « lieu théologique » éveillé par la lecture, c’est-à-dire l’espace où s’ancre une praxis théologique sémiotique : ce « lieu », énonciatif, est celui où un humain se situe comme « sujet ».

Le schéma de la parole exposé ci-dessus entre dans une résonance directe avec ces formulations, qu’il vient à la fois confirmer et préciser. Il permet en effet de construire cette figure de l’ « écoute » en la désignant comme le lieu précis d’un « entendement » situé à la jointure du verbal et du somatique.