Perspectives nouvelles sur la lecture,
2011 Anne Pénicaud

retour p. 2 p. 3/

(b-2) Jacques Geninasca et l’ouverture de la « voie figurative »

Les dimensions de ce travail interdisent de proposer une histoire détaillée du concept sémiotique de figure, et de son évolution dans la théorie et la pratique sémiotiques. On se contentera donc d’esquisser brièvement ici un point de repère majeur : les travaux de J. Geninasca, sémioticien suisse, spécialiste de la poésie. Ses recherches tracèrent, dès les premiers temps de la sémiotique, une voie originale explorant la question des figures.

Pour en comprendre le caractère novateur, on reviendra à titre de point de départ sur le concept sémiotique de figure et sur son utilisation par l’analyse. Le concept de figure provient initialement des travaux de L. Hjelmslev [31]. La sémiotique greimassienne s’en est ressaisie, l’adaptant à ses propres perspectives [32], pour en faire l’un de ses fondements théoriques. Au terme de ce processus d’assimilation, la « figure sémiotique » relève d’une définition construite sur le mode de l’atome. Elle est en effet constituée de l’association : – d’un « noyau sémique » (ou « sème nucléaire ») défini comme un « minimum sémique invariant », inhérent à la figure dans n’importe lequel de ses emplois ; – et de « sèmes contextuels » compris comme les « variations de sens » apportées à une figure par le « contexte » où elle est inscrite, c’est-à-dire par les relations qu’elle entretient avec les autres figures du texte [33]. Dans la pratique greimassienne, la figure avait essentiellement un usage descriptif. Elle permettait notamment, par un jeu de décompositions et de recompositions, de construire les carrés sémiotiques qui rendaient compte de l’organisation sémantique d’un texte. Il s’agissait donc essentiellement d’un concept opératoire pour une pratique sémantique des textes.

Spécialiste de la poésie, J. Geninasca constata rapidement la nécessité – mais aussi l’absence dans la sémiotique greimassienne – d’une théorie autonome du figuratif :

[…] le figuratif n’a pas encore fait l’objet d’un effort de théorisation systématique. La figurativisation apparaît, à l’intérieur du parcours génératif, comme une sous-composante sémantique des « structures discursives… à l’heure actuelle beaucoup moins élaborées que les structures sémiotiques [34] » […] Quotidiennement confronté aux problèmes que posent l’élaboration et le traitement des figures du monde naturel (choses, personnes, décors, actions, en termes traditionnels), le praticien de l’analyse du discours qui s’attaque aux textes des littératures, orales ou écrites, éprouve, plus que quiconque, l’urgence d’une théorie du figuratif inscrite dans le cadre d’un modèle général du discours. [35]

En proposant de s’intéresser au figuratif pour lui-même, J. Geninasca rompait avec une forme d’instrumentalisation des figures. Leur considération le conduisit à former le constat d’une « identité relationnelle des figures » : les figures « n’ont pas d’existence isolée. Posées à la manière de totalités, à la fois discrètes et intégrales, elles s’interdéfinissent au sein d’un réseau de relations mutuelles… Leur identité se constitue au travers des relations [36] ». Geninasca va ainsi jusqu’à écrire que les figures sont « non interprétables – on ne peut leur attribuer un contenu déterminé aussi longtemps qu’on ne leur assigne pas une position définie dans un discours concret – » [37].

Le revers de ce constat fut la détermination d’un statut « figural » des figures, c’est-à-dire d’un statut propre aux figures d’un énoncé. Geninasca le qualifie comme un évidement a priori, opéré dans une figure par le seul fait de son inscription dans l’énoncé [38]. Proposer un tel statut revient, dit-il, à « inverser les données du problème » en considérant que le sens d’une figure ne précède pas son inscription dans un texte, mais en résulte. Dès lors « il n’appartient pas tant aux organisations sémiques invariantes d’assurer l’identification des figures qu’aux oppositions de figures de rendre possible, à l’intérieur d’un discours occurrence, la sélection des catégories pertinentes » [39]. J. Geninasca décrit ainsi le surgissement de ce statut figural :

Au moment de l’inscription, à l’intérieur d’un discours-occurrence, d’une figure du ‘dictionnaire figuratif’, tout se passe comme si préalablement à toute actualisation des traits d’une des classes quelconques des investissements prévisibles, l’instance d’énonciation commençait par réaliser les traits figuraux… intégrant ainsi la figure en tant que ‘structure topologique’, ‘lieu vide’ identifiable, par-delà les choix opérés parmi les virtualités qui en constituaient l’identité à l’intérieur du «dictionnaire figuratif» et sans préjuger des transformations susceptibles de l’affecter dans le discours particulier où se définit son destin sémantique. Une telle identité figurale est présupposée par les déterminations identifiantes consécutives au libre choix – opéré par l’instance d’énonciation – de traits chargés de définir des classes d’identités secondes (traits identifiants). [40]

Cette présentation désigne un élément dont l’indication s’avèrera capitale pour la recherche menée au CADIR : le lien des figures avec l’énonciation. Un autre passage du même article insiste plus nettement sur leur dépendance vis-à-vis de «l’instance d’énonciation » :

Nous conviendrons d’appeler figurales les grandeurs dont la mise en place conditionne l’apparition des figures et des acteurs et nous les ferons dépendre de l’actualisation – par l’instance d’énonciation – de catégories très abstraites – nous les dénommerons figurales comme nous appelons figuratives les catégories déterminant la figurativité – au nombre desquelles nous compterons celles de la quantité (Greimas, 1963) et celles qui sont, selon Hjelmslev (1935), sous-jacentes au système des cas linguistiques (sujettes, on le sait, à toutes sortes d’interprétations, spatiales, temporelles, mais aussi syntaxiques et causales). [41]

Conscient de l’importance novatrice de ses propositions Geninasca indique qu’ « Un décalage remarquable se dessine donc entre la figure dont on cherche ici à esquisser le modèle et celle dont le dictionnaire d’A.J. Greimas et J. Courtès propose la définition ». Il ajoute :

La sémiotique littéraire dont il sera question ici se situe dans le prolongement des travaux de Saussure, Hjelmslev et Greimas. Elle repose sur une conception du discours entendu comme totalité signifiante. […] Mise en forme hypothétique et explicite des opérations susceptibles de construire le texte comme un tout de signification, elle devra assurer le passage du niveau de la manifestation à celui de l’immanence, compte tenu du type de corrélations – propre au discours considéré – installé au moment de la sémiosis, entre la forme du contenu et celle de l’expression. [42]

(b-3) Le CADIR et la recherche sur l’énonciation

Les chercheurs du CADIR sont largement redevables à J. Geninasca de sa réflexion sur les figures, dont ils ont assumé les cheminements et les conclusions [43]. Ils s’en sont trouvés détournés d’une conception narrative de la sémiotique, et réorientés vers une perspective qui conférait la priorité aux figures. Ils n’ont cependant pas suivi les chemins tracés par Geninasca vers une « sémiotique littéraire », mais s’en sont tenus à considérer le point de vue ouvert par les figures sur l’énonciation. C’est ainsi qu’une analyse figurative ordonnée à l’énonciation – et reposant de ce fait sur le concept de figural – est devenue le terrain privilégié de la pratique d’analyse et de la théorisation menée au CADIR [44].

En s’intéressant à l’énonciation la recherche sémiotique du CADIR s’inscrivait dans une certaine continuité avec Greimas. Il avait en effet postulé l’énonciation comme un point de départ pour la théorie sémiotique elle-même en établissant le caractère fondateur, pour tout énoncé, d’une relation logique entre cet énoncé et une énonciation : la présence d’un énoncé présuppose celle d’une énonciation, dont rien ne peut être dit que cette présupposition logique [45]. Cependant Greimas avait volontairement limité le terrain de la sémiotique naissante à l’examen des énoncés. La « découverte » de l’énonciation réalisée au CADIR n’avait donc au bout du compte rien que d’assez prévisible, à l’intérieur même du cadre sémiotique. Il n’empêche : il s’agissait bel et bien d’une découverte, dont la poursuite des travaux du Centre devait révéler le caractère révolutionnaire.

L’importance de cette découverte s’indiquait à deux niveaux. D’une part il s’agissait de penser en sémiotique la question de l’énonciation, jusqu’ici considérée comme l’apanage des seuls linguistes. D’autre part et de façon parallèle cette exploration engageait à reconsidérer la question de la lecture, en tant qu’elle relevait elle-même d’une mise en œuvre de l’énonciation. Le point de départ de cette pensée renouvelée était une rupture avec le cadre implicite dans lequel était jusqu’ici conçue la lecture : la perspective de la communication, vulgarisée dans la seconde moitié du XX° siècle sous la forme – le « schéma de la communication » et l’indication complémentaire des « fonctions du langage » – que lui avait donnée le linguiste R. Jakobson [46]. J. Delorme décrit en ces termes la « révolution » qui s’engageait là :

L’exégèse s’accommoderait assez bien d’une sémiologie de la communication soulignant la fonction du langage dans une relation entre destinateur et destinataire d’un message intentionnel […]. L’expérience de la lecture n’est pas celle d’une réception de message à distance, à la manière du téléphone qui inspira longtemps les théoriciens de la communication. Même le schéma des six fonctions du langage de Jakobson n’est pas libéré de ce modèle […]. On tend à définir maintenant la communication comme une interaction complexe où les partenaires sont dotés de compétences qui se transforment au cours de l’action et se dotent, pour la conduire, de simulacres subjectifs de soi et de l’autre qui eux aussi se transforment. Aussi parle- t-on, dans le domaine littéraire, d’interaction entre le texte et le lecteur, comme si la lecture se jouait à deux, le texte proposant ses contraintes, ses feintes, ses consignes, et le lecteur s’efforçant de construire à partir de là le monde et le sens du texte. Mais peut-on dire que le texte agit et que le lecteur réagit comme dans un jeu à deux partenaires de même statut ? Le texte n’existe qu’à l’état de promesse dans l’objet textuel. Ses contraintes et ses ouvertures ne s’actualisent que par et dans le travail de lecture, c’est-à-dire dans l’actualisation d’un sujet énonciataire. Et ce travail ne se limite pas à réagir à des consignes indexées dans un texte. C’est une recherche d’articulation des signifiants par laquelle le lecteur est renvoyé à lui-même, et au sujet parlant qui peut s’éveiller en lui. [47]

C’est ainsi que les chercheurs du CADIR ont progressivement développé, entre les années 1979 et 2000 [48], une réflexion sur la lecture. La question de la signification s’effaçait là derrière celle de la signifiance, c’est-à-dire du « faire sens » des textes [49] : la théorie sémiotique se détournait d’une « théorie de la signification » [50] pour devenir une théorie de la lecture. Menée selon la tradition sémiotique au contact d’une pratique des textes, cette réflexion devait très rapidement rétroagir sur la forme même du geste de lecture sémiotique. Une « sémiotique », voire une « lecture figurative », dont le développement a été particulièrement influencé par les propositions de Jean Calloud, s’est alors substituée à la « sémiotique narrative » impulsée par Greimas. Jean Delorme en raconte ainsi l’avènement :

La Bible illustrait la grammaire. Elle se mit bien vite à résister aux modèles généraux, répétitifs, des structures fondamentales […]. La variété des parcours figuratifs d’acteurs dans le temps et l’espace a joué en faveur des recherches sur la figurativité et l’énonciation qu’atteste l’articulation discursive et qui fait travailler la signification de façon singulière. […] Les diverses formes de discours parabolique dans la Bible ont fait avancer l’analyse de la figurativité et de sa fécondité signifiante. […] L’importance de la figurativité dans la Bible a fait évoluer les stratégies d’analyse des textes. [51]

En deçà s’esquissait un nouveau détournement, radical : tout en revendiquant un positionnement structuraliste, la sémiotique du CADIR quittait le champ de l’objet pour s’engager dans celui du sujet [52]. Cette sémiotique « figurative » était en effet tournée vers la question du « sujet parlant », comme l’indique une fois encore J. Delorme :

Ce côté (par lequel le figuratif reste irréductible au thématique) [53] importe au signifiant et à sa capacité d’atteindre le sujet parlant et de remuer en lui les signifiants de son existence et de son désir. [54]

Sous l’influence notamment de Jean Calloud, premier découvreur et infatigable explorateur de l’énonciation, les recherches du CADIR se sont alors plus particulièrement tournées vers la psychanalyse, dans son versant lacanien. En parallèle – et de concert avec sa pratique de théologien –, Louis Panier développait les convergences entre la linguistique et cette approche anthropologique de l’énonciation [55].