Perspectives nouvelles sur la lecture,
2011 Anne Pénicaud

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(c-1) Le schéma de la parole

Le schéma de la parole développe cette perspective dans une description du dispositif énonciatif dans lequel intervient la proposition d’un énoncé. Ce dispositif détermine le positionnement d’acteurs engagés dans la parole, et relatifs les uns aux autres.

Il l’inscrit dans la structure que voici :

Ce schéma complexe, présenté ici globalement, sera commenté dans une logique de zoom inversé remontant du cœur du schéma vers sa logique d’ensemble.

(c-2) Le cœur du schéma : le dire et l’entendre

Cette représentation est donc le revers subjectif du modèle objectif – car permettant de décrire l’ « objet » que constitue un énoncé – proposé ci-dessus. On y reconnaîtra les trois lignes (somatique en couleur prune, verbale en bleu, énonciative en vert et rouge) dont l’articulation est constitutive de ce modèle. Mais la remontée opérée ici depuis l’énoncé vers l’énonciation remet ces lignes en perspective des acteurs engagés dans la parole. Le cœur du schéma réside ainsi dans les logiques du dire et de l’entendre développées par ces acteurs, définis ici comme des « sujets » [65] dans la parole. Le schéma qualifie dire et entendre comme des dynamiques articulant les lignes somatique et verbale. Un gros plan sur les logiques du dire et de l’entendre permettra de les préciser.

Il se caractérise, comme indiqué précédemment, comme la dynamique qui soutient l’émergence d’un énoncé verbal à partir d’une ligne somatique. Sur le schéma, les flèches rouges ascendantes indiquent cette dynamique de dire que l’on caractérisera, en accord avec la terminologie greimassienne, comme un « débrayage » [66] : la logique d’arrachement constitutive de ce débrayage se trouve représentée sur le schéma par l’ancrage somatique, mais aussi par l’aboutissement verbal de la flèche du dire.

Ces flèches ascendantes sont complétées par une ligne pointillée rouge horizontale. Cette ligne a la fonction d’une « coupure » [67]. Elle indique la différence, radicale, qui sépare le lieu somatique d’où émerge et où s’origine le dire du lieu verbal dans lequel il se transforme en s’y perdant. Il s’agit cependant d’une séparation virtuelle, et qui peut par conséquent demeurer ignorée : d’où son indication en pointillés.

Il se définit, de façon symétrique au dire, comme la dynamique qui soutient la rencontre entre un énoncé verbal et la ligne somatique d’un acteur. Sur le schéma, les flèches vertes descendantes désignent cette dynamique d’entendre que l’on définira comme un « embrayage » [68] : la logique d’articulation constitutive de cet embrayage se trouve représentée sur le schéma par l’origine verbale et par la visée somatique de la flèche de l’entendre.

Ces flèches descendantes sont elles aussi complétées par une ligne horizontale, cette fois en pointillés verts. Elle indique une seconde coupure, pratiquée de fait par la différence qui sépare l’énoncé verbal entendu et le lieu somatique du « sujet de l’entendre ». Greimas n’ayant pas décrit cette perspective de l’embrayage, on l’explicitera davantage que le débrayage. L’entendre d’un énoncé verbal vient rejoindre un acteur, le convoquant ainsi en position de « sujet de l’entendre ». Cette convocation est celle de la différence : l’énoncé verbal entendu n’a, a priori, pas de points communs avec le lieu somatique du « sujet » convoqué à l’entendre. Dès lors l’entendre, qui suscite un acteur en cette position de « sujet », y porte une manifestation différentielle du somatique : on pourrait, par métaphore, comparer l’effet de cette différence à celui de la différence de potentiel génératrice des phénomènes électriques. La ligne horizontale du schéma – la schize de l’entendre – désigne donc une coupure qui pointe vers le somatique. Il apparaît, dans ce contexte, comme un lieu sémantique caractérisé par les échos et les écarts qu’il entretient avec l’énoncé verbal entendu [69]. Cependant cette séparation peut fort bien rester ignorée, et par conséquent ne pas jouer comme une coupure : d’où son indication en pointillés.

(c-3) Des positions de sujets en interaction

L’énonciation est construite ici comme une forme logique ou encore, pour reprendre une métaphore adoptée par Greimas à propos du narratif, comme une grammaire. Cependant la « grammaire énonciative » relève de la topologie – c’est-à-dire d’une logique d’organisation spatiale –, ce qui la situe en écart avec logique causale du modèle narratif. Comme la « grammaire narrative » [70] elle établit les sujets dans des positions actantielles [71], qui sont ici le dire et l’entendre. Mais le principe de leur association est bien différent.

Un diagramme simple, reprenant le schéma plus complexe proposé ci-dessus, en représentera la structure :

Ce diagramme décrit la « grammaire » de la parole comme le vis-à-vis entre deux « sujets », désignés comme A et B : sur le schéma chaque « sujet » est représenté par un rectangle, orange pour le « sujet A » et jaune pour le « sujet B ». L’acception du terme « sujet » est ainsi purement spatiale : « sujet » désigne ici une position définie relativement à la parole. Les positions de « sujets », A et B, ne supposent pas donc pas une permanence d’acteurs, identifiés comme « A » et « B » : le schéma de la parole n’est pas le film d’un dialogue. Pour qu’il y ait parole il faut nécessairement, mais aussi il suffit qu’il y ait deux positions, « A » et « B ». Peu importe quels acteurs s’inscrivent dans ces positions.

Ces positions de « sujets » A et B ne sont pas affectées, pour l’une à l’entendre et pour l’autre au dire. Toutes deux sont des positions complexes, traversées par les deux dynamiques de l’entendre et du dire. Dans chacune des positions, et comme indiqué ci- dessus par le modèle descriptif des énoncés, l’entendre précède logiquement le dire. Les positions sont ainsi associées par une symétrie croisée qui les construit en miroir : A entend quand B dit, et réciproquement. Le point de départ de cette symétrie ne réside pas, comme on pourrait s’y attendre, dans le dire mais dans l’entendre. En effet il n’y a « parole » qu’à partir du moment où il y a deux positions de « sujet » – entendre et dire – en présence : c’est ainsi l’entendre qui noue la parole en faisant advenir un acteur en position de « sujet du dire ». La logique qui s’indique là est, bien sûr, tautologique : pour qu’un « sujet » soit convoqué à l’entendre, encore faut-il qu’un dire l’ait, chronologiquement, précédé. Il y a cependant, entre les deux dimensions de la tautologie, une différence qui donne priorité à l’entendre. En effet le dire ne suffit pas à nouer la relation : c’est le privilège de l’entendre.

Voilà pourquoi, sur le schéma, est donnée comme première – comme « sujet A » – la position d’abord activée sur le versant de l’entendre.

(c-4) Structure topologique de la parole

Les positions de « sujets », associant les versants du dire et de l’entendre, qui viennent d’être décrites, constituent le rouage central de la mécanique énonciative. Organisé autour de ce rouage, le schéma de la parole se comprend comme une structure topologique, régissant une articulation à la fois horizontale et verticale des lignes somatique et verbale. Dans cette organisation d’ensemble, le dire et l’entendre ont leur fonction propre.

– Le dire soutient la proposition d’un énoncé verbal (ligne bleue), qui assume une fonction médiatrice pour la rencontre des « sujets » de la parole : il porte l’intersubjectivité. Un petit schéma montrera ici comment il établit l’articulation entre un « sujet de l’entendre » et un « sujet du dire ». Énoncé verbal « entendu » dans un cas, et « dit » dans l’autre, il est le lieu commun qui instaure et structure le vis-à-vis des « sujets » dans la parole :

– Pour sa part l’entendre désigne l’importance du somatique (ligne prune), dont le rôle est également médiateur, mais cette fois dans l’espace interne à chacun des « sujets » : il détermine ainsi une intrasubjectivité, située pour chacun à distance du vis-à-vis énonciatif. Un nouveau schéma décrira cette articulation intrasubjective comme ce qui porte le passage de l’entendre au dire :

La dimension intrasubjective est ainsi le lieu d’une transformation interne au « sujet » : elle est le lieu qui, en lui, assure le passage d’un énoncé entendu à un énoncé dit. Cette considération vient confirmer la désignation, effectuée ci-dessus, du lieu somatique d’un « sujet » dans la parole comme lieu proprement sémantique [72]. Il a à cet égard une double fonction. Par rapport à l’énoncé entendu il est un lieu d’effectuation, et par conséquent d’aboutissement du « sens » : il désigne le terme visé par la dynamique de dire. En même temps il est le lieu inaugural d’où émergera une proposition de sens nouvelle, répercutée dans un énoncé à venir : il est ainsi le point de départ d’une relance dynamique, à son tour portée par le dire.

Les jeux positionnels de l’entendre et du dire confèrent ainsi, dans le schéma, une fonction structurante de cadre aux dimensions somatique et verbale. Ce cadre situe la parole dans une double dimension, indissociablement intra et intersubjective.