Démarrer la lecture, Anne Pénicaud, Olivier Robin

Démarrer la lecture, Sémiotique et Bible n°133, 2009.

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Dans le présent article, , Olivier ROBIN et Anne PENICAUD (tous deux du CADIR-Lyon) proposent le compte rendu de deux séances de travail d’un groupe de formation à l’animation de groupes de lecture sémiotique. Après avoir relaté le cadre général des séances et les conditions de l’expérience qui sert de fondement à cet article, ils reproduisent une partie des débats des participants. Une analyse sémiotique de ces débats leur permet alors d’énoncer quelques propositions concernant les conditions du démarrage d’une séance de lecture sémiotique en groupe.

Depuis quelques années, le CADIR-Lyon propose un séminaire de formation à l’animation de groupes de lecture sémiotique. Il y accueille des personnes qui ont déjà une expérience d’une telle animation ou qui désirent s’y préparer. En règle générale, les groupes animés par les participants au séminaire abordent des textes bibliques lus avec le projet d’aider ces groupes à effectuer un chemin de foi. La formation proposée tient compte de ce paramètre et s’appuie elle-même sur ces textes, qui lui donnent en retour une couleur particulière. Nous souhaitons, avec le présent article, inaugurer une rubrique dans laquelle nous ex- poserons de façon régulière le fruit de cette expérience.

Nous démarrerons cette série d’articles en évoquant le…démarrage de la lecture, événement récurrent des groupes de lecture sémiotique de la Bible. Cette évocation se fera en cinq moments. Dans un premier moment, nous exposerons le dispositif de notre séminaire dans son fonctionnement actuel : il constituera la toile de fond de l’ensemble du texte. Nous détaillerons ensuite le centre de ce dispositif : la « relecture » de nos lectures. Un troisième moment présentera in extenso le déroulement de la séance retenue pour fournir la matière du présent article, et un quatrième moment en proposera une analyse. Un cinquième et dernier moment tentera une élaboration théorique de l’expérience vécue là. Ce travail de généralisation cherchera à éclairer quelques enjeux liés au moment crucial que représente le démarrage d’une lecture, à la fois pour les lecteurs des groupes et pour leurs animateurs. La conclusion de ce texte nous permettra alors d’interroger la position des animateurs du séminaire lui-même : il s’agit d’un juste retour des choses, et d’une façon de nous souvenir constamment de l’exercice d’humilité que représente toute activité d’animation, à quelque niveau que ce soit, à plus forte raison lorsqu’il s’agit de formation.

Précisons, avant d’aller plus avant, que la matière première de cet article a été fournie par le groupe, non seulement parce que nous relatons ici les fruits de son expérience de lecture mais aussi parce qu’il a lui-même proposé, lors de sa relecture, des éléments d’élaboration dont nous nous sommes fortement inspirés [1].

  1. LE DISPOSITIF DU SEMINAIRE

Le séminaire de formation à l’animation se propose d’aider les participants à élaborer une réflexion sur la position d’animateur de groupe de lecture sémiotique de la Bible, à partir de leur propre pratique de lecture. Cette proposition prend essentiellement trois modalités différentes qui sont tour à tour exploitées au cours des huit rencontres qui balisent une année universitaire [2]. C’est l’une d’entre elles qui va servir de support au présent article.

Selon la modalité dont nous parlerons dans ces pages, il s’agit de lire en groupe un texte biblique, en respectant une consigne précise : tenter de rendre compte sémiotiquement de chaque observation effectuée sur le texte et partagée au groupe. Autrement dit, les lecteurs sont invités à être à la fois dans la lecture et dans une position « méta » par rapport à cette lecture. L’objectif de cette difficile gymnastique [3] est, en particulier, d’habituer les animateurs à discerner les positions de lecture des membres des groupes qu’ils animent ou animeront. Etre constamment le plus « embrayé [4] » possible dans l’entendement de la lecture du groupe permet à un animateur d’y ajuster son dire [5] autant que faire se peut [6]. Le séminaire fonctionne, dans ces conditions, selon un dispositif de formation par la relecture.

Au début de cette première rencontre de l’année 2008-2009, il avait été proposé de recourir à Lc 10, 25-37 [7] comme support de nos investigations. Il s’agit de la rencontre de Jésus avec un légiste, rencontre incluant la parabole du Samaritain qui pratique la miséricorde envers un homme blessé. La consigne indiquée ci-dessus une fois donnée par les animateurs du séminaire, le groupe s’est lancé dans la lecture. Les propos échangés ont été pris en note aussi précisément que possible. Ces notes sont restituées ci-dessous, les noms des personnes ayant été masqués.

A l’issue de cette lecture, qui a duré environ 1 heure 30, un échange « à chaud » s’est instauré à son propos entre les participants, dont nous n’avons pas gardé de traces, mais qui avait le mérite de provoquer une première mise à distance. Lors de la séance suivante un texte de cette lecture a été distribué au groupe. La séance a consisté dans une lecture collective de ces notes, qui a fait elle-même l’objet d’une nouvelle prise de notes. Pour cette nouvelle lecture, des consignes précises ont été données aux participants. Ces consignes ont un caractère assez général et s’appliquent globalement à l’ensemble des relectures que nous animons, moyennant quelques ajustements de circonstances. Nous les explicitons donc ici de façon détaillée, et nous y renverrons les lecteurs de nos prochains articles.

  1. LE DISPOSITIF DE LA RELECTURE

1. Nous rappelons aux participants qu’il s’agit avant tout d’une formation à l’animation : dans ce cadre, si nous sommes amenés à lire des textes bibliques, il est d’une importance relative que la lecture soit ou non conduite à son terme. Le rappeler est régulièrement nécessaire, tellement la lecture est un plaisir et devient facilement une fin en soi. Or le fondement de notre projet tient à ce que nous ne lisons pas pour nous-mêmes et pour notre plaisir, mais de sorte que la « parole » [8] puisse circuler au dehors de notre séminaire et être entendue par d’autres que nous. De la même façon, nous redisons que s’il est indispensable de lire dans un cadre méthodologique, cette méthodologie n’est pas une fin en soi. Il est également utile de le rappeler de temps à autre, tant la méthodologie stimule — pour autant qu’elle soit en place ! [9] — la propension des sujets humains au savoir et à la maîtrise. Or non seulement ce n’est pas le but premier, mais l’animation conduit souvent à mettre en œuvre un « lâcher-prise » [10] de la part de l’animateur et à accompagner chez les lecteurs un semblable « lâcher-prise ». S’exposer à la parole nous semble ne pouvoir se faire dans la maîtrise, sauf à en annuler totalement la puissance de transformation. Méthodologie et lecture sont ainsi subordonnées à notre projet, et non l’inverse. Nous rappelons également aux participants que l’animateur est plutôt en position de lecture du groupe en train de lire [11]. Nous commençons à voir que l’enjeu est de permettre aux animateurs un embrayage et un débrayage suffisants pour que la lecture soit possible, et fructueuse. En effet, parler sur une expérience de lecture précédente engage tellement d’affects, et des affects à ce point profonds que ceux-ci viennent parasiter [12] le processus d’analyse, tant qu’ils ne sont pas tenus à distance par une position de débrayage. Nous allons l’apercevoir en regardant le dispositif technique et concret de notre relecture.

2. Le travail qui sera mené demande la mise en place d’un dispositif précis, qui tient en quatre points. – a) Nous lisons un texte écrit. Il s’agit de la prise de notes effectuée par les animateurs du séminaire durant le travail du groupe en formation. Aussi détaillé que possible, il n’est évidemment pas exempt d’omissions ou d’approximations, mais qui restent peu importantes lorsque la prise de notes est performante. Ce texte constitue une référence commune. On évite de la sorte la surinterprétation qui accompagne l’exercice de la mémoire, ainsi que les discussions sans fin sur le fait de savoir si l’on a dit telle chose ou telle autre. Mais le plus important réside dans le caractère textuel du support, qui témoigne d’un débrayage énonciatif effectué une fois pour toutes par le groupe, et sur lequel il n’est pas possible de revenir : ce qui a été dit est désormais hors d’accès [13], et le groupe, dorénavant, se pose dans la distance d’une lecture. – b) Ce texte est lu par le chemin qui nous est commun : la sémiotique. Nous pourrions le lire sans méthodologie particulière, mais la sémiotique vient provoquer un autre débrayage [14] qui soutient les lecteurs dans leur effort de mise à distance par rapport à ce qui s’est passé. C’est un bon moyen de limiter les projections imaginaires que tout lecteur inscrit volontiers dans le texte, et ce d’autant que sa parole vive a participé à l’élaboration de ce texte. En effet, un retour sur expérience par les acteurs mêmes de cette expérience ne peut que mobiliser l’imaginaire de ces acteurs de façon particulièrement intense. Le regard sémiotique joue ainsi, vis-à-vis de ces projections imaginaires, le rôle d’une instance critique [15]. – c) Pour faciliter ce débrayage nous rappelons que les acteurs du texte de la lecture — ce texte au second degré issu de la première prise de notes —, malgré la similitude de leur désignation, n’ont plus rien à voir avec les acteurs qui lisent désormais ce texte — c’est-à-dire les participants du séminaire qui se risquent à une relecture. D’une part, ils ont changé, du temps s’est écoulé depuis la lecture initiale (le plus souvent environ un mois) : il n’est pas possible d’identifier un acteur/relecteur, appelons-le A., avec l’acteur « A. » qui se présente désormais comme une figure du texte. D’autre part, la parole d’un lecteur (lors de la lecture du texte de premier rang, le texte biblique) est engagée dans celle d’un groupe, à un moment donné de la vie de ce groupe. Elle participe donc d’un dire commun et ne saurait refléter la personne elle-même à la manière d’une carte d’identité : lorsqu’un membre d’un groupe prend la parole il ne peut faire autrement que de la situer par rapport à celle des autres membres du groupe. S’il ou elle apporte tel ou tel propos, c’est parce qu’il ou elle estime qu’il est bienvenu à ce moment de la parole en élaboration. Ainsi la parole d’un acteur du groupe de lecture fait-elle écho au moins autant au groupe qu’à l’acteur lui-même. Pour ces deux raisons il est demandé aux lecteurs de ne pas dire « je » pour désigner un acteur (tel l’acteur A. mentionné ci- dessus) qui pourrait avoir été celui dont ils ont occupé la position la fois précédente. Ils devront, de la même façon, s’interdire de désigner les autres acteurs du texte par les véritables prénoms. Il est autorisé en revanche à apporter en complément du texte pris en notes des figures d’énonciation dont ce texte apporterait le souvenir et qui n’y auraient pas été consignées. Simplement, ce recours à la mémoire ne fera non jamais sur le mode du « je ». – d) Il s’agit de lire à partir de la fin [16]. Concrètement et pour notre lecture, cela signifie que nous partons de la fin provisoire à laquelle nous sommes parvenus. Le texte de la lecture atteste qu’il y a eu lecture et que cette lecture est déjà une forme d’accomplissement [17]. On recherchera ce qui porte le mouvement de cette lecture, mouvement qui l’entraînait mais sans être encore discernable, la lecture n’étant pas achevée [18]. Dès lors notre lecture ne s’intéressera pas à ce qui pourrait avoir échoué mais à repérer le chemin de cet accomplissement. C’est sur ce constat positif de réussite qu’il sera possible de repérer les détours et les errances éventuels du chemin, de façon à en tirer un enseignement fécond pour nos futures lectures et animations.

L’importance donnée à une méthodologie sémiotique dans cette proposition répond à deux objectifs : – Le premier objectif est de dégager de notre lecture des enseignements sur le geste très particulier qui consiste à animer un groupe. Ce projet va de pair avec la visée de distance — de débrayage — soulignée ci-dessus. Dans l’animation d’un groupe, en effet, énormément d’enjeux (en particulier affectifs) sont en cause, le plus souvent hors du champ de la conscience et de la maîtrise de l’animateur. L’objectif n’est pas de tout contrôler — on ne contrôle pas la parole — mais de tenter de prendre la mesure de ces enjeux. En effet les figures qu’ils suscitent portent l’émergence du chemin de lecture dont nous parlions à l’instant, ce chemin inchoatif en train de se chercher et de se tracer. L’embrayage énonciatif de la lecture est ainsi mis au service d’un débrayage vis-à-vis de l’affectif, nécessaire pour permettre une formalisation destinée à soutenir l’animateur dans son travail. – Le second objectif est de faire acquérir aux animateurs un habitus, qui consiste à se positionner d’emblée comme sémioticiens dans leur façon d’accompagner un groupe. Si nous voulons former des animateurs de groupe de lecture sémiotique il est important de leur faire acquérir une telle position, qui permettra de se situer comme lecteurs de la lecture du groupe. De la sorte, les participants sont entraînés à reconnaître les résonances qui peuvent naître entre trois niveaux : 1. le texte biblique que lit le groupe ; 2. les structures énoncées que le groupe met au jour et construit au fil de sa lecture à partir du texte biblique lu ; 3. les structures énonciatives [19] qui peuvent être reconnues dans la circulation de la parole au sein du groupe lui-même. La sémiotique énonciative que nous pratiquons [20] est particulièrement armée pour aborder ce troisième niveau. Les concepts et les gestes d’analyse qu’elle propose apportent une aide précieuse aux animateurs dans l’entendement du chemin effectué par le groupe et la conduite de l’animation.