Lire la Bible en groupe : apprentissage,
Jean-Pierre Duplantier

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2° séance : La construction des lecteurs

Matin

  1. Présentation

Deux questions vont nous occuper aujourd’hui :

  • Ce sont bien les lecteurs qui construisent le déroulement et les articulations qu’ils observent dans le texte.
  • Comment construire ensemble ? Comment formuler de manière cohérente et utilisable par les autres lecteurs les découvertes que chacun saisit au long du texte ?

Concernant la construction par les lecteurs, nous nous appuyons sur le fait qu’écriture et lecture sont deux opérations inséparables. Dans les deux cas il s’agit d’un travail d’interprétation. Trois conditions nous sont apparues favorables au travail des lecteurs :

  • La lecture en groupe ne commence que lorsque les lecteurs prennent la parole. L’usage de commentaires, lus ou entendus, est une approche traditionnelle de la Bible, mais il ne remplace pas le contact direct avec le texte lui-même[6].
  • Le contact avec un texte est un parcours patient et rigoureux, qui consiste simplement à lire et relire ce que dit le récit « littéralement et dans tous les sens ». Revenir sans cesse au texte est un impératif de notre lecture.
  • Tenir compte des propositions des autres lecteurs.
Dans cette démarche l’affaire de l’autorité est toujours présente. Nous savons que l’autorité présente deux versants : l’un autorise, l’autre impose. Nous avons choisi de faire avec l’un et l’autre [7].

  • Comment construire ensemble et de quelle nature est cette construction ?

La première proposition concerne les trois paramètres qui commandent l’usage du langage, à savoir les acteurs, le temps et l’espace. Il s’agit d’organiser toutes les observations que font les lecteurs autour de chacun de ces paramètres. Les combinaisons varient à l’infini. Le travail consiste à relever celles que le texte met en jeu littéralement. Par combinaison nous entendons les articulations et les relations mis en scène – ou mieux en discours – par le texte. Il ne s’agit donc pas de développer des explications sur telle ou telle information (mot ou expression), mais d’en observer les liens effectués et transformés au long du texte. L’apprentissage consiste ici à parcourir le texte. Nous commencerons par construire des mini-scénario à partir des conditions dans lesquelles les acteurs apparaissent dans le texte, de leurs relations entre eux autour de tel ou tel objet de quête, d’alliance ou de querelle, à partir également de leurs actions et de leurs prises de parole, ainsi que de leur déplacement et des transformations souhaitées ou réalisés. Nous observerons aussi le jeu réglé par le texte entre les indications de lieux et de temps [8]. Nous porterons notre attention demain sur un autre type de données offertes par les textes et que nous appelons des éléments figuratifs. Vous en rencontrerez aujourd’hui. Nous nous contenterons de les distinguer des premiers.

  • De quelle nature est cette construction ? A quoi sert-elle ?

2. Atelier parcours : Jean 9, 1-12

9- 1 – En passant, Jésus vit un homme aveugle de naissance. 2 – Ses disciples lui posèrent cette question : « Rabbi, qui a péché pour qu’il soit né aveugle, lui ou ses parents ? » 3 – Jésus répondit : « Ni lui, ni ses parents. Mais c’est pour que les oeuvres de Dieu se manifestent en lui ! 4 – Tant qu’il fait jour, il nous faut travailler aux oeuvres de celui qui m’a envoyé : la nuit vient où personne ne peut travailler; 5 – aussi longtemps que je suis dans le monde, je suis la lumière du monde. » 6 – Ayant ainsi parlé, Jésus cracha à terre, fit de la boue avec la salive et l’appliqua sur les yeux de l’aveugle; 7 – et il lui dit : « Va te laver à la piscine de Siloé » – ce qui signifie Envoyé. L’aveugle y alla, il se lava et, à son retour, il voyait. 8 – Les gens du voisinage et ceux qui auparavant avaient l’habitude de le voir – car c’était un mendiant – disaient : « N’est-ce pas celui qui était assis à mendier ? » 9 – Les uns disaient : « C’est bien lui ! » D’autres disaient : « Mais non, c’est quelqu’un qui lui ressemble. » Mais l’aveugle affirmait : « C’est bien moi. » 10 – Ils lui dirent donc : « Et alors, tes yeux, comment se sont-ils ouverts ? » 11 – Il répondit :  » L’homme qu’on appelle Jésus a fait de la boue, m’en a frotté les yeux et m’a dit : Va à Siloé et lave-toi. Alors moi, j’y suis allé, je me suis lavé et j’ai retrouvé la vue. » 12 – Ils lui dirent : « Où est-il, celui-là ? » Il répondit : « Je n’en sais rien. »

Consignes :

  1. Repérage des relations entre acteurs et des séquences qu’il est possible de distinguer ainsi. Donner éventuellement quelques précisions sur la façon de nommer ces relations d’acteurs et leur rôle dans le déroulement du récit.
  2. Essayer de formuler le type d’objet visé dans chaque séquence ainsi délimitée.
  3. Relever les indications de temps et d’espace. Soulever la question de ces détails qui paraissent insolites à la première lecture. Faut-il les expliquer ou attendre de découvrir d’autres indications du texte permettant de construire quelque lien interne au texte entre ces éléments ?
  4. Commencer à noter la nature des questions que ce type de lecture soulève.

3. Reprise et débat

  • Formulations des questions pratiques qui se font jour en cours de lecture
  • A quoi sert le temps passé à organiser le déroulement du texte ? Signaler les expressions qui vont avec ce genre d’opération : relever des séquences, essayer de leur donner un titre, construire des scénario possibles, observer les déplacements d’objectifs auxquels le texte semble s’orienter.
  • Soulever la question de la diversité des approches effectuées instinctivement par les acteurs : attrait pour les représentations psychologiques, pour les données historiques, pour les orientations spirituelles ou morales. Difficultés pour s’appliquer à élargir son regard à l’ensemble du texte ou, au contraire, intérêt à classer les choses, à les organiser, à maîtriser un ordre.

L’équilibre entre ces habitudes est la première difficulté de la lecture en groupe. Les attentes sont multiples et la patience n’est pas toujours supportée, et pas davantage la rigueur.

La trame d’un récit est la première surface de contact pour les lecteurs. En effet, c’est sur ce territoire ordonné et réglé par le texte, que se lèvent, ici ou là, des indices de significations inattendues. Cela est vrai pour toute œuvre littéraire et se révèle décisif pour la lecture de la Bible. En voici un témoignage, celui de Grégoire le Grand (540-604, pape de 590 à 604) Moralia in Job XX,1 : « La Sainte Ecriture surpasse toute science et tout enseignement par la manière même dont elle s’exprime, parce que, en une seule et même parole (uno eodemque sermone), elle révèle le mystère au moment où le texte raconte les faits (narrat textum, prodit mysterium); ainsi elle parvient à dire le passé de telle manière à prédire en même temps ce qui sera; par les mêmes paroles et sans modifier l’ordre du discours, elle sait décrire ce qui s’est déjà accompli et annoncer ce qui doit advenir. »

Après-midi

  1. Présentation

Nous allons continuer la lecture de ce même chapitre 9 de l’évangile de Jean. Nous porterons notre attention tout particulièrement sur les prises paroles des divers acteurs [9]. Parmi les observations que nous pouvons faire sur les relations entre acteurs, il y a leur dialogue, leur discours, leurs débats. Ici encore nous sommes pris entre deux types de regard : ou bien nous regardons par ces fenêtres ouvertes par le texte ce qui s’est dit, ce qui s’est passé, ce à quoi le texte fait référence, ou bien nous regardons comment le texte organise ces prises de parole, comment il travaille ces dialogues, comment il construit l’écriture de ces débats. En pratique nous allons de l’un à l’autre : nous essayons de reconstituer les prises de position des personnages, et nous sommes dans le même temps alertés par des formulations qui dessinent des liens et des interactions entre ces prises de parole. Cela ressemble à un enregistrement, mais c’est en fait une composition, une œuvre littéraire. Il suffit de comparer deux textes évangéliques qui mettent en scène des situations analogues, pour constater le travail d’écriture. Comme nous avons déjà lu ces textes, nous avons tous une petite idée de l’orientation de ces débats et des commentaires prêts à l’emploi. Mais pourquoi donc les lire et les relire encore ? Si ce n’est que ces textes n’en finissent pas d’offrir aux lecteurs attentifs des surprises inattendues. Nous abordons ici l’autre versant de la lecture. Il y a bien un montage narratif dans les récits comme dans les discours, une sorte d’architecture, qui nous aide à circuler dans le texte. Mais il y a aussi des détails qui soudain éveillent tel ou tel lecteur à des enchaînements qu’il n’avait pas vu jusque là. Il revient alors en arrière pour vérifier une expression, une tournure. Ou bien il court devant pour chercher une autre indication qui pourrait confirmer son intuition. Dans le texte que nous allons lire, les éléments de la guérison reviennent plusieurs fois. Nous allons essayer de préciser comment le contexte de ces éléments à première vue stables se déplace. C’est de déplacement en déplacement que les lecteurs font leur chemin. Nous entrons dans l’extension de ce qui est montré dans le texte.

2. Atelier parcours : Jean 9, 13-41

9, 13 – On conduisit chez les Pharisiens celui qui avait été aveugle. 14 – Or c’était un jour de sabbat que Jésus avait fait de la boue et lui avait ouvert les yeux. 15 – A leur tour, les Pharisiens lui demandèrent comment il avait recouvré la vue. Il leur répondit : « Il m’a appliqué de la boue sur les yeux, je me suis lavé, je vois. » 16 – Parmi les Pharisiens, les uns disaient : « Cet individu n’observe pas le sabbat, il n’est donc pas de Dieu. » Mais d’autres disaient : « Comment un homme pécheur aurait-il le pouvoir d’opérer de tels signes ? » Et c’était la division entre eux. 17 – Alors, ils s’adressèrent à nouveau à l’aveugle : « Et toi, que dis-tu de celui qui t’a ouvert les yeux ? » Il répondit : « C’est un prophète. » 18 – Mais tant qu’ils n’eurent pas convoqué ses parents, les Juifs refusèrent de croire qu’il avait été aveugle et qu’il avait recouvré la vue. 19 – Ils posèrent cette question aux parents : « Cet homme est-il bien votre fils dont vous prétendez qu’il est né aveugle ? Alors comment voit-il maintenant ? » 20 – Les parents leur répondirent : « Nous sommes certains que c’est bien notre fils et qu’il est né aveugle. 21 – Comment maintenant il voit, nous l’ignorons. Qui lui a ouvert les yeux ? Nous l’ignorons. Interrogez-le, il est assez grand, qu’il s’explique lui-même à son sujet ! » 22 – Ses parents parlèrent ainsi parce qu’ils avaient peur des Juifs. Ceux-ci étaient déjà convenus d’exclure de la synagogue quiconque confesserait que Jésus est le Christ. 23 – Voilà pourquoi les parents dirent : « Il est assez grand, interrogez-le. » 24 – Une seconde fois, les Pharisiens appelèrent l’homme qui avait été aveugle, et ils lui dirent : « Rends gloire à Dieu ! Nous savons, nous, que cet homme est un pécheur. » 25 – Il leur répondit : « Je ne sais si c’est un pécheur; je ne sais qu’une chose : j’étais aveugle et maintenant je vois. » 26 – Ils lui dirent : « Que t’a-t-il fait? Comment t’a-t-il ouvert les yeux ? » 27 – Il leur répondit : « Je vous l’ai déjà raconté, mais vous n’avez pas écouté ! Pourquoi voulez-vous l’entendre encore une fois ? N’auriez-vous pas le désir de devenir ses disciples vous aussi ? » 28 – Les Pharisiens se mirent alors à l’injurier et ils disaient : « C’est toi qui es son disciple ! Nous, nous sommes disciples de Moïse. 29 – Nous savons que Dieu a parlé à Moïse tandis que celui-là, nous ne savons pas d’où il est ! » 30 – L’homme leur répondit : « C’est bien là, en effet, l’étonnant : que vous ne sachiez pas d’où il est, alors qu’il m’a ouvert les yeux ! 31 – Dieu, nous le savons, n’exauce pas les pécheurs; mais si un homme est pieux et fait sa volonté, Dieu l’exauce. 32 – Jamais on n’a entendu dire que quelqu’un ait ouvert les yeux d’un aveugle de naissance. 33 – Si cet homme n’était pas de Dieu, il ne pourrait rien faire. » 34 – Ils ripostèrent : « Tu n’es que péché depuis ta naissance et tu viens nous faire la leçon ! »; et ils le jetèrent dehors. 35 – Jésus apprit qu’ils l’avaient chassé. Il vint alors le trouver et lui dit : « Crois-tu, toi, au Fils de l’homme ? » 36 – Et lui de répondre : « Qui est-il, Seigneur, pour que je croie en lui ? » 37 – Jésus lui dit : « Eh bien ! Tu l’as vu, c’est celui qui te parle. » 38 – L’homme dit : « Je crois, Seigneur » et il se prosterna devant lui. 39 – Et Jésus dit alors : « C’est pour un jugement que je suis venu dans le monde, pour que ceux qui ne voyaient pas voient, et que ceux qui voyaient deviennent aveugles. » 40 – Les Pharisiens qui étaient avec lui entendirent ces paroles et lui dirent: « Est-ce que, par hasard, nous serions des aveugles, nous aussi? » 41 Jésus leur répondit : « Si vous étiez des aveugles, vous n’auriez pas de péché. Mais à présent vous dites nous voyons : votre péché demeure.

Consignes :

  1. Délimiter les séquences selon les interlocuteurs en présence
  2. Préciser les écarts observables entre chaque retour sur l’événement initial
  3. Confronter votre lecture du dialogue de Jésus et de ses disciples, qui ouvre le chapitre, avec le dialogue de Jésus et de l’aveugle, qui le clôture.
  4. Comment formuler les déplacements concernant « les résistances » des uns et des autres. Comparer avec l’autre type de déplacement indiqué par l’ordre de Jésus : « va te laver à la piscine de Siloé ».

3. Reprise et débat

Cela pourrait être un premier bilan des acquis et des difficultés de ces deux premiers jours de lecture. Perspective possible : Par la fenêtre du train « Depuis le départ de la lecture, où nous avons écouté le texte lu à haute voix, nous nous sommes embarqués dans un train qui a commencé à nous faire traversée une région pas aussi familière que nous aurions pu l’imaginer. A la gare de départ nous avions encore nos repères. Et nous espérions bien qu’à la gare d’arrivée nous trouverions les explications ou tout au moins une signification accessible et utilisable justifiant le temps et le prix du voyage. Il se trouve que si nous nous en tenons à nous installer confortablement à notre place réservée, en attendant que çà roule pour nous, jusqu’à ce que nous descendions du train à la station « Sens du Texte », le voyage est bien souvent assez décevant. Cela vient de ce que le train de la lecture ne dispense ses charmes que durant le voyage. La gare d’arrivée est le commencement d’un autre parcours, pas la fin du voyage. En effet, ce train de la lecture est un transport en commun, et cet aspect du voyage n’est pas une condition facultative. D’autre part, et c’est la dimension dont il nous faut prendre maintenant la mesure, les choses qui nous sont données à voir nous arrivent par la fenêtre du train. Ce sont des paysages ou des constructions souriantes ou inquiétantes, familières ou étrangères, qui surgissent, sans crier gare, à n’importe quel moment du voyage. Ils font irruption, détournent notre attention, et nous prennent, si nous le voulons bien, dans un même filet, qui nous tire au large de nous-mêmes. Les lien qui se tissent alors entre nous par le texte n’est plus celui d’une éventuel projet commun, ni même d’une histoire semblable. Ces liens ne sont pas tissés avec les fils dont nous disposons à l’ordinaire. Ce sont des « enchaînements » figuratifs inédits et surprenants, qui témoignent cependant d’une réelle capacité à nous faire vibrer, ne serait-ce qu’un instant, à une force d’attraction étrange et étrangère. Du coup nos structures craquent, comme un navire malmené par le vent et les vagues. Les habitudes se dénouent, comme des attaches désormais inutiles. La lecture n’est plus seulement ce que nous entendons à force de scruter la vie dans les moindres replis du texte, dans l’enchevêtrement des faits et les manières de dire, mais ce sont les lettres elles-mêmes, et ce qu’elles dessinent en passant, qui s’offrent à nous, parce qu’elles savent qu’elles sont écoutés. Elles attendent de nous que nous leur redonnions vie. Elles font cela depuis longtemps pour chaque groupe de voyageurs qui emprunte ce train. Elle dispose de nous pour que nous disposions d’elles. Lorsque le texte que nous lisons appartient au corps des Ecritures saintes, ces rencontres-là s’intensifient. En effet, un autre temps peut s’inscrire alors dans la chronologie galopante de notre existence. Le passé perd sa dureté d’être achevé et retrouve des couleurs d’inachèvement. Le présent cesse d’être fuyant et offre à nouveau l’énergie goûteuse d’une sorte d’achèvement. Je crois que c’est l’une des formes du travail que le Verbe de Dieu nous donne à expérimenter depuis qu’il a planté sa tente parmi nous. Il ne s’agit plus seulement d’aménagement, le plus propre possible, de notre travail, de nos loisirs et de nos alliances de nature sexuelle ou politique, mais d’une Vie ou d’un Souffle en train de faire toutes choses nouvelles. Une sorte de récapitulation, comme le suggère saint Paul (Ephésiens 1, 10), sommaire, provisoire mais réelle de toutes les choses terrestres et de toutes les choses célestes dans le Fils. » J.P. Duplantier, mars 2003