Lire la Bible en groupe : apprentissage,
Jean-Pierre Duplantier

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4° Journée : Les instructions de lecture de la Bible elle-même

  1. Présentation

La lecture de la Bible conduit, elle-même, à envisager un troisième étage de la construction des textes. Cette dimension n’est pas absente de la littérature, mais elle est particulièrement développée dans la Bible et présente quelques traits singuliers. En voici trois, brièvement.

1- L’un et l’autre Testament

« Depuis les jours de Jean le Baptiste jusqu’à présent, le royaume de Dieu est violenté, et des violents s’en emparent. Car tous les prophètes et la Loi ont prophétisé jusqu’à Jean ; et si vous voulu l’admettre, c’est lui l’Elie qui doit venir. » (Matthieu 11, 12-14. Cf. aussi Luc 16,16) Il y a donc un temps pour la prophétie et la loi et un temps pour agir, pour passer à l’action. Le premier temps va jusqu’à Jean le Baptiste. C’est le temps des Ecritures : la prophétie et la loi, l’oral et l’écrit, les récits et les commandements, qui, ensemble, fondent l’élection, la nourrissent, la réveillent, la maintiennent. C’est le temps de la patiente pratique de la parole aux prises avec les choses, de la révélation sans cesse réécrite, interprétée et oubliée, de l’action de Dieu dans l’histoire. La promesse s’approche sans cesse, comme le dit Etienne dans les Actes des apôtres (7,17), mais tarde toujours, comme un monde qui, de génération en génération, ne se laisse jamais saisir. Puis soudain le temps de l’urgence, du passage à l’action. Les termes grecs employés ici (biazetai et biastai) évoquent une sorte de force ou une pression de la vie (bios), moins une violence destructrice qu’un coup de force pour passer à autre chose, changer de cap et attester dans le réel le vrai de ce qui était en attente. Après le premier testament vient l’événement, le Royaume de Dieu exposé, comme livré corporellement à qui s’en saisira. Longue durée d’un côté, « comme un éclair » de l’autre. D’un côté le temps qui passe, où chaque grande crue apporte ses catastrophes destructrices et ses alluvions fertiles. De l’autre un événement inattendu, insolent qui désobéit à l’histoire. Là s’inscrit le nouveau qui chahute nos représentations et nous force à penser et à vivre autrement. A lire aussi autrement.

2 – L’incarnation du Verbe

« Il valait la peine qu’après tant de siècles passés, tant d’ossements accumulés dans la vallée de l’ombre, tant d’écritures recueillies, lues et relues, l’entrée d’un corps sur la scène de notre monde et la manifestation en lui de la forme en laquelle ces restes prendraient vie soient saluées par de nouvelles écritures. Ces écritures secondes n’ont d’autre objet que de constater le relèvement des ossements desséchés et d’annoncer le rassemblement des brebis dans le troupeau et des membres dans le corps. » [19] Le corps du Christ, que nous ne connaissons pas, a pris les commandes non seulement de l’énonciation des écrits du second Testament, mais aussi de la lecture de l’un et l’autre Testament pour ceux qui croient en Lui. Ce n’est pas dans la pensée de l’homme qu’est descendue la parole de Dieu, mais dans sa chair. « L’Evangile prend en compte un fait que nos esprits ont beaucoup de mal à intégrer: le corps des hommes est perturbé. Génération après génération, le parcours de ceux qui habitent la terre est quelque peu boiteux. C’est ce corps, dont l’histoire n’est jamais harmonieuse et parfaitement sereine, divisé et tiraillé, parfois morcelé et dispersé comme dans le cas de certaines maladies psychiques, c’est ce corps qui est placé au centre, dans l’Evangile. Le Nouveau Testament en révèle deux conséquences. II y a des Ecritures, promesse, loi, psaumes, prophéties, qui rendent témoignage au travail universel, à l’œuvre de Dieu parlant chez les hommes. Et il y a ce que les Ecritures ne peuvent pas contenir, mais qu’elles signalent, qui est comme caché en dessous. Ce que les Ecritures ne peuvent dire c’est le Verbe lui‑même et ce qui est sa part, la vie, cette vie qui prend chair en chaque corps à sa manière, et, du même coup, le divise. Le riche à sa table, Lazare à la porte. Division entre le connu et l’inconnu, le visible et l’invisible. C’est certainement l’effet majeur de l’Evangile du Christ : Jésus attire et rassemble tous les restes portant la marque du Fils, lorsque les événements de chez nous ont fait leur travail. Par sa mort et sa résurrection, il révèle aux corps provisoires leur orientation véritable. Les chrétiens le disent à la messe : « Humblement, nous te demandons, qu’en ayant part au corps et au sang du Christ, nous soyons rassemblés par l’Esprit Saint en un seul corps. » Selon Alain Dagron, 2004.

3 – L’espace trinitaire

Les Ecritures sont figuratives parce qu’elles abritent une « révélation », en étant ce qu’elles sont, Ecritures, donc « lettre », scellant dans le texte ce à quoi la lecture aura à rendre vie, force expressive et énergie d’éternité.

« Vous scrutez les Ecritures, parce que vous pensez, vous, qu’en elles vous avez la vie éternelle; et ce sont elles qui témoignent à mon sujet. Et vous ne voulez pas venir vers moi pour avoir la vie… Ne pensez pas que C’est moi qui vous accuserai auprès du Père; votre accusateur, c’est Moise, en qui vous avez mis, vous, votre espoir. Si vous croyiez Moise, en effet, vous me croiriez aussi; car c’est de moi qu’il a écrit. Mais si vous ne croyez pas ses écrits, comment croirez-vous mes paroles? »Jean 5, 39-47. « J’ai encore beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne pouvez les porter à présent. Quand il viendra, celui-là, l’Esprit de Vérité, il vous guidera vers la vérité totale; car il ne parlera pas de lui-même, mais il dira ce qu’il entend, et il vous annoncera ce qui doit venir. Celui-là me glorifiera, car c’est de ce qui est à moi qu’il prendra, et il vous l’annoncera. » Jean, 16,12-14.

« Père saint, garde mes disciples dans ton Nom » Dans ton Nom est un espace, celui où le Père et le Fils sont un, et d’où le Souffle saint diffuse. Cet espace n’a pas de frontière géographique, n’a pas de capitale, n’est la propriété d’aucune nation. Son économie est celle de l’œuvre de Dieu dans l’univers. La puissance de sa politique et de la vie sociale de cet espace, de ce Royaume, tient à cet unique commandement : « aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés ». A quoi çà sert de travailler dans cet espace du nom du Père ? A le faire sans se poser de question et à être disponible à ce qui nous est envoyé. La fatigue ne s’envole pas, ni les souffrances, mais cet espace possède une atmosphère de consolation, un courant porteur pour la patience et la rigueur, et une ambiance où la joie peut se poser à l’improviste à propos de trois fois rien. Lire en entrant dans cet espace est une bénédiction.


Notes

[1] La méthode, ou la manière de s’y prendre, ou encore la voie à suivre, ne comporte donc pas seulement des modèles « scientifiques » – relevant de l’histoire, de la rhétorique, de la communication ou de la sémiotique. Elle s’efforce de tenir compte en même temps de l’originalité littéraire dont la Bible témoigne en raison du mystère de l’aventure humaine qui l’inspire.

[2] C’est le territoire de l’Alliance, qui est le pays de la Bible et que Jésus désignera comme un royaume, le royaume des cieux. Un lecteur de la Bible reste étanche aux secrets de ce livre, s’il ne se risque pas à sortir de chez lui pour s’exposer au soleil, aux pluies, au vent, aux orages et aux éclaircies de toute rencontre et de toute relation.

[3] Michaël de Saint-Cheron, Entretiens avec Emmanuel Lévinas, Livre de Poche, Paris 2006, pp.109-119.

[4] Jean Calloud, « Ces Ecritures qui devaient s’accomplir », Colloque Olivette Genest, Montréal 2002, p.2.

[5] André Malraux, « l’homme précaire et la littérature », Œuvres complètes III, Gallimard, collection Bibliothèque de la Pléiade, p.874 : « La mort est un mystère invincible ; la vie est un mystère insolite ».

[6] Emmanuel Lévinas, dans « Autrement qu’être ou au delà de l’essence » Nijhoff, 1974, p.234 : « La transcendance de la révélation tient au fait que l’épiphanie vient dans le dire de celui qui la reçoit. »

[7] Selon la perpective de Michel de Certeau, dans la rupture instauratrice ou le Christianisme dans la culture contemporaine, Esprit nouvelle série de juin 1971 ; et comme nous y invite la constitution Dei Verbum du concile Vatican II (VI,25). Voir, Paul Beauchamp, Parler d’Ecritures sainters, Seuil, Paris, 1987, p.32 et 44.

[8] Il existe des modèles types de scénario. Les albums d’Astérix et Obélix suivent tous un même schéma narratif facile à identifier. Il recouvre assez exactement le modèle proposé par Algirdas Julien Greimas (Sémantique structurale, Paris 1972 à partir des analyses de Propp concernant les contes russes : « Le schéma narratif, comme un modèle logique de l’action racontée, organise l’enchaînement des énoncés en quatre phases logiquement liées entre elles : la manipulation, la compétence, la performance et la sanction. Chacune de ces phases met en scène des rôles particuliers pour des actants (rôles actantiels). La manipulation : phase initiale, c’est le moment du faire‑faire (d’où le nom de manipulation): un actant fait en sorte qu’un autre actant fasse. Cela correspond à l’instauration d’un sujet pour un programme. On appelle destinateur le rôle de celui qui fait‑faire (par persuasion, menace, injonction, promesse, etc…) et sujet opérateur le rôle de celui qui est appelé à réaliser le programme (par vouloir et/ou par devoir). La compétence : L’activité à conduire nécessite des conditions pour pouvoir être réalisée. La compétence du sujet opérateur se constitue avec l’acquisition de ces conditions nécessaires. Le sujet opérateur se trouve ici en relation avec le pouvoir‑faire et/ou le savoir‑faire, avec les moyens de l’action qui sont figurés de manière très variable dans les textes. La performance : dans cette phase centrale, l’opérateur opère… C’est le moment du faire, moment qui est aussi celui d’une transformation affectant une situation (un état). Une situation s’analyse sémiotiquement comme la relation entre un sujet d’état et un objet‑valeur. La performance du sujet opérateur est souvent la phase d’affrontement avec un adversaire (anti-sujet) qui s’oppose à la transformation et/ou qui poursuit la réalisation d’un programme opposé (anti‑programme). La sanction : c’est la phase terminale du schéma narratif. Corrélative de la manipulation, qui mettait en perspective le programme à réaliser, la sanction présente l’évaluation du programme accompli (évaluation des situations transformées, des actions performées, et des compétences mises en oeuvre). La sanction comporte également un moment de rétribution (positive ou négative) au cours duquel le sujet opérateur réalisé se voit attribuer un objet message qui signale ou signifie son identité de sujet reconnu (‘la moitié du Royaume et la fille du roi en mariage’…). » dans « Sciences humaines » n°22 de nov.1992.

[9] Cette part de l’observation des données relationnelles entre acteurs est souvent décisive dans la lecture. Nous nommons ces prises de parole des « actes énonciatifs ». Ils peuvent nous conduire notamment à découvrir comment les indications d’acteurs, de temps et d’espace se présentent souvent au départ comme des figures vides, qui pas à pas s’étoffent, et procurent aux lecteurs une grande variété et richesse de nouvelles voies à explorer.

[10] Métonymie, métaphore, et autres formes rhétoriques. C’est dans cet usage du langage que les figures « sont essentielles au style » ou encore à la « forme » du contenu. « La figure est essentielle au style. Elle est d’abord « figure du discours » ou « figure de style ». Elle le particularise et signe son originalité, en même temps qu’elle indique comment et à quel titre chacun est intéressé à l’usage du langage. Elle donne un aperçu de ce que les uns et les autres nous attendons de notre laborieux compagnonnage avec la langue dans laquelle nous parlons et écrivons. Elle nous apporte, par bribes, par fragments ou par éclats, une nourriture pour le corps, quelque chose comme une petite fête et une discrète réjouissance compatible avec les lois qui régissent les êtres parlants. Certes ce n’est là, du moins dans nos pensées, qu’une compensation à l’abandon d’un Eden d’où l’accès au langage nous a exclus, mais une compensation effective et qui convient. Une véritable gratification qui suffit à la descendance de la femme pour que lui soit assurée la vie, de génération en génération, et pour qu’un jour soit écrasée la tête du serpent. Entendez par là que figure et style ne désignent pas ici de simples ornements du discours, ou des obstacles regrettables à la transparence de la communication, mais de salutaires représentants de ce qui, ayant été perdu dès le commencement, ne cesse de nous Être donné en cours de route. Cailloux du Petit Poucet qui jalonnent le chemin reconduisant à la maison familiale[10], acquisitions salutaires de Tobie au cours de son voyage en Médie avec son compagnon et guide Raphaël, pains multipliés dans le désert et distribués aux foules par Jésus et ses disciples. » Jean Calloud.

[11] « Un édifice à deux étages, peut-être même à trois étages, comme l’arche de Noé. Genèse, 6, 16. »

[12] Jean Calloud, inédit 1997.

[13] Didi Hubermann, « Fra Angélico. Dissemblance et figuration », Flammarion, Paris, 1995

[14] André Malraux, « Les noyers de l’Altenburg », Gallimard, Paris 1997 : Après la chute de leur char dans la fosse, au cours d’une attaque de nuit, après la « terreur » au fond de l’entonnoir, ils sont sortis du trou. Ils ont rejoint un village. C’est la fin de l’aube. Et voici que pour l’écrivain tout devient métamorphose : « Il n’y a rien dans ce matin que je ne regarde avec des yeux d’étranger. Les poules pas encore volées errent, en apparence ignorantes de la guerre, mais leur petit oeil rond nous suit avec une sournoise prudence…Devant moi sont deux arrosoirs, avec leurs pommes en champignons que j’aimais quand j’étais enfant ; et il me semble soudain que l’homme est venu des profondeurs du temps seulement pour inventer un arrosoir… Qu’est-ce donc en moi qui s’émerveille que, sur cette terre si bien machinée, les chiens agissent toujours comme des chiens, les chats comme des chats ? Comme celui qui rencontre l’Inde pour la première fois, j’entend bruire sous cette profusion pittoresque tout un bourdon de siècles, qui plongent presque aussi loin que les ténèbres de cette nuit : ces granges qui regorgent de grains et de paille,…pleines de herses, de jougs, de timons, … tout entourées des feux éteints des réfugiés et des soldats, ce sont les granges des temps gothiques ; nos chars au bout de la rue font leur plein d’eau, monstres agenouillés devant les puits de la Bible… O vie, si vieille ! Et si opiniâtre ! ». pp.251-253

[15] « La valeur sémantique (le contenu) des grandeurs figuratives se découvre et se mesure à partir de leurs position dans le dispositif narratif et textuel » Louis Panier

[16] Le terme « concret » porte dans l’histoire de son usage deux éléments. Un premier qu’on peut appeler « réaliste » ; ce n’est pas une idée, c’est du tangible. Et un second qui engage une dynamique de « croissance », une sorte de « crescendo » où plusieurs voix se rassemblent autour de cette situation naturelle.

[17] J.Calloud, Sur le chemin de Damas, Sémiotique et Bible, n°40, déc.85, p.35

[18] Cf. J.M.Lagrange, « Evangile selon saint Marc », Gabalda, Paris, 1942, pp.96-97

[19] Jean Calloud, Ces Ecritures qui devaient s’accomplir, Conférence de Montréal en 2002, p.9.