Lire la Bible en groupe : une urgente nécessité spirituelle

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OBSTACLES ET RESISTANCES

Oui, l’inconnu de la lecture fait peur. Le lecteur est tout à la fois désireux de s’y aventurer et aux prises avec de multiples craintes et résistances. Sur le chemin de la découverte, plusieurs écueils se présentent à lui, qui peuvent constituer autant d’arrêts ou d’occasions de fuite (de divertissements, dirait Pascal ?). Trois d’entre eux méritent d’être examinés de plus près.

Saisie et maîtrise : volonté de “clicher” le sens ?

Quand le lecteur s’attache très (trop) vite à des éléments d’expérience personnelle ou de structuration du texte déjà connus, à la recherche d’une sécurité ou d’une cohésion globale claire, sa démarche, tâtonnante, peut alors se focaliser sur le sens, un sens, dont il voudrait s’emparer, quitte à ne plus avancer, ni penser. Plutôt que de voir et d’entendre, de laisser la parole “agir” sa chair et la transfigurer, de se laisser conduire vers le neuf qui engendre et fait vivre, le résultat, (trop) vite attendu, se présente alors comme un “clichage” : une photographie statique du sens, disponible, fermé, enclos parfois dans une formule toute faite, parfois dans une pirouette intellectuelle ou un principe érigé en morale, pragmatique ou mystique. Ce résultat peut décevoir certes, mais surtout il rassure, pour un temps du moins, et évite au lecteur le nécessaire engagement dans une parole et une interprétation personnelle, le qualifiant lui-même comme sujet de la parole, sujet de la foi, éprouvé et rejoint au plus intime de son être. Le lecteur peut avoir toutes sortes de (très) légitimes raisons de se satisfaire d’une telle échappée, momentanée ou durable, qui lui évite d’être “altérisé” par les effets de sens que produit en lui la rencontre avec l’(A)autre par le moyen du texte, de ses figures et structures, du travail figural aussi que la lecture provoque. Si la lecture “construit” quelque chose, c’est donc sous mode d’incarnation et de parole, pour des “sujets” libres et inscrits dans un espace et un temps que l’advenue du Royaume de Dieu en Jésus Christ institue prophètes du monde nouveau promis. En cette prophétie, la parole vibre d’une charge de témoignage que le “sens” tue quand il s’apparente au formatage d’une pensée toute faite, hors annonce, hors résurrection, hors travail de la parole dans la chair des humains, à commencer par la mienne, lecteur.

Le “hors texte” : appétit de savoir et quête d’informations ?

L’interprétation historique des éléments du texte donnant prise sur l’histoire, la biographie, le référent du monde (ou de l’auteur) est une autre tentation majeure. Le lecteur, désemparé par l’inconnu à lire, peut vouloir chercher asile en cette objectivation du texte, qui perd alors sa qualité d’œuvre vivante. Faisant état de références historiques ou appel à des savoirs et des informations extérieures au texte, il pense ainsi trouver à l’éclairer et l’expliciter. Si la démarche n’est pas sans intérêt et demeure légitime en d’autres circonstances, elle peut conduire le groupe à échanger plus sur des considérations annexes, voire anecdotiques, qu’à se confronter au texte, en son tissage, sa rugosité, ses étonnantes manière de parler, c’est-à-dire en ce qui le constitue comme texte pour un lecteur ou des lecteurs, espace où trouver non seulement à interpréter, mais à se trouver interprété(s) par le texte. De ce point de vue, la démarche de lecture sémiotique en groupe aborde le texte comme monument littéraire à visiter, et non comme document, source d’informations et de savoirs divers. Cette lecture est attentive à la dimension littéraire du texte, à son existence comme manifestation du langage, dans la lettre, par l’écriture [11]. Dans un groupe, si toute “question” posée mérite d’être entendue et de trouver réponse, même brièvement, les questions de type historiques peuvent devenir envahissantes, et surtout faire oublier qu’elles relèvent d’un type d’interrogation qui, (avec le type de “réponse” qu’il induit aussi, au lieu de servir l’écoute de la Parole à l’œuvre dans le texte, a plutôt tendance à la noyer sous une multitude d’apports, tous aussi riches que bruyants [12].

Appropriation et actualisation : course au profit et à l’efficacité ?

Venant au texte avec tout lui-même et avec sa propre histoire, le lecteur peut être tenté de s’y projeter sans retard ni distance. S’il le fait, par peur ou par (dé)formation, c’est souvent sous la pression d’un impératif besoin d’appropriation. Le texte (ou ce qui circule en lui et par lui), doit devenir “sien”, pour qu’il puisse s’y reconnaître, s’en inspirer, y trouver des modèles d’actions pratiques. C’est ainsi que nombre de lecteurs (débutants surtout) se placent d’emblée face au texte. Or si l’actualisation, si l’appropriation du texte est l’une des modalités que prend son interprétation, si elle est le temps où “s’achève” et se “finalise” pour lui la rencontre avec l’Autre révélé dans la vie du lecteur, elle demande pourtant à être vérifiée et régulée. Elle demande que le temps soit pris de la lecture, sous les formes déjà dites (débrayage, ouverture). Elle demande que la gratuité de la démarche soit perçue et acceptée. Si appropriation il y a, ce sera d’abord sous la forme de cette désappropriation consentie. C’est elle qui ouvre en soi l’espace d’accueil et laisse augurer une transformation par la parole. Pour le dire autrement : ce qui se dit et se passe dans et par la lecture et qui rejaillit sur l’expérience et la vie du lecteur, en son cœur, cette actualisation se présente à lui sous une forme seconde, dans un accueil patient et dépouillé de toute volonté de maîtrise. Parfois lui sera-t-il même difficile, sur le champ, de pouvoir en rendre compte, voire l’exprimer en termes clairs. L’après-coup, – le temps laissé à la parole pour circuler et travailler en lui –, est donc important à considérer. Il demande que soient acceptés le travail du temps, dont la mesure et l’appréciation diffèrent pour chaque lecteur. D’accepter surtout que l’espace de la lecture (le groupe réuni en un lieu, à un moment donné) ne coïncide que (très) rarement avec le lieu et le temps de son actualisation. D’accepter aussi que certains textes, pour des raisons multiples et diverses, parlent aux uns et moins à d’autres, selon les circonstances et moments de la vie. Tout cela signe un fait : la lecture est d’abord inefficace et d’une inopérativité crasse pour qui s’attend à révélations spectaculaires, des enthousiasmes mystiques, des décisions vigoureuses ou des actions utiles qui devrait subitement en découler et dont le groupe serait sensé établir sur le champ la liste hiérarchisée. La parole, quand elle se donne dans le long temps d’écoute de la lecture, ne s’installe pas en ces lieux là, ces temps-là. Elle travaille les humains comme une graine, infime, silencieuse, qui portera du fruit en son temps et au moment le plus inattendu, peut-être. Elle s’inscrit en eux comme un moteur secret, un pouvoir-être qui trouveront fécondité en leurs profondeurs les plus intimes comme en leurs actions les plus visibles. Si c’est aux fruits qu’on reconnaît l’arbre bon, le lecteur de la Bible sait qu’il ne peut être question d’en forcer la venue, d’en calculer la forme, voire d’en prévoir le nombre [13]. La parole transforme, la lecture transforme. Quelque chose est reçu qui, accueilli, change et modifie le lecteur. Son action en sera elle aussi affectée. Mais c’est là un autre temps (peut-être), ou du moins une modalité de la parole qui exige du lecteur un libre renoncement à toute efficacité, utile et mesurable. La gratuité de l’annonce évangélique se lit dans cette non-appropriation ou désappropriation fondamentale de toute œuvre ou mérite. Elle donne à naître à une appropriation marquée du sceau de l’Autre, quand et comme cela se fera, mais non sans la grâce divine et celle de la lecture aussi, en laquelle la Parole se donne à entendre. Le délai qui s’impose au lecteur, entre la saisie par appétit (parfois boulimique) ou le refus par overdose (parfois anorexique) et le temps de la digestion, temps ouvert sur les fruits et source d’une mystérieuse fécondité, la lecture l’exige et le postule. L’impatience en nous souffre, la volonté de maîtriser notre propre fécondité aussi. Mais cet état des choses, loin de scléroser le lecteur convié à une transformation de son être par/ dans la lecture, lui laisse la chance d’entendre une autre musique, dévoilée par une autre parole et sur d’autres registres que ceux par lesquels, déjà, il a été touché et façonné.

VERS UNE LECTURE CORDIALE

En conclusion (provisoire) à ces quelques remarques, soulignons à quel point, face à l’advenue du nouveau, en la forme que prend l’Autre et son Royaume manifestés sur la terre des hommes, le lecteur, dans sa marche, est convié à recevoir la lecture en se déprenant de schémas qui viendraient en surcharger le sens, l’obturer, l’enfermer en une précompréhension établie. Il lui faut renoncer à “boucler” le sens et à le posséder. Renoncer aussi à “clicher” les hypothèses de lecture que le groupe aura émis, et cela par respect de l’altérité inépuisable du réel et de la parole qui se donne à entendre, à la faveur du texte lu. Lire prend sens alors, en ce “débrayage” d’écoute, quand le lecteur a renoncé à toute volonté de puissance et de domination du sens. S’il convole alors en de justes noces de vie et d’alliance, il ne se prend pas, lui, ni sa lecture, comme mesure ou moyen du salut. Son avènement croise l’homme recréé à neuf par la parole, celle-là même qui le crée, en l’instant, au fil des jours. Vaste programme, que Jésus lui-même énonce au début de l’évangile selon Marc : “Le temps est accompli, et le royaume de Dieu est tout proche : convertissez-vous et croyez en l’évangile” (Mc 1, 15). Le sujet de la parole est un sujet du croire. Sa démarche de foi, en Église, construit avec d’autres la communauté des disciples du Verbe incarné. La lecture de la Bible, en Église, réalise pour chacun ce que l’auteur du troisième évangile promet à Théophile, son lecteur, au moment de s’adresser à lui : “… j’ai décidé moi aussi d’écrire pour toi…, pour que tu puisses reconnaître la solidité des paroles qui ont trouvé écho en toi” (Lc 1,4). Lire, si c’est bien ainsi que nous l’envisageons, consiste à se disposer à ce qu’advienne cette reconnaissance, par le détour du texte et le travail de lecture. Reconnaissance des paroles qui déjà nous ont enseignés, catéchisés et bâtis en chrétiens. Reconnaissance de l’expérience spirituelle qui nous a mis en route, sur les pas du Ressuscité de Pâques. Reconnaissance qui demande patience, désappropriation de multiples certitudes et savoirs, offrande à la parole qui s’annonce, toujours nouvelle. Cette parole qui, selon la promesse biblique, ne descend pas sur la terre pour remonter au ciel sans avoir fécondé son sol, y ayant produit ses effets : “De même en effet que la pluie et la neige descendent du ciel et n’y retournent pas sans avoir abreuvé la terre, sans l’avoir fécondée et fait germer, pour qu’elle donne la semence au semeur et la pain à celui qui mange, ainsi en est-il de la parole qui sort de ma bouche : elle ne retourne pas vers moi sans effet, sans avoir exécuté ce que je voulais et fait réussir ce pour quoi je l’avais envoyée” (Is 55, 10-11). Le lecteur, loin d’être un répétiteur de choses ou de paroles convenues, est ainsi convié, non à s’emparer, par un processus de connaissance, du “sens” du texte, mais plutôt d’advenir lui-même à cette place d’interprète où il peut assumer sa vocation de prophète, dans la liberté de l’Esprit accordée aux enfants nés de Dieu. C’est là que l’attend la parole, le Verbe intérieur qui parle en lui. Là que se joue sa qualité d’évangéliste, en puissance de pouvoir dire au monde l’heureuse annonce de Jésus Christ, Fils de Dieu sauveur. Mais pour dire, encore faut-il entendre ! La lecture de la Bible en groupe s’invite à la table des communautés comme pratique, collective et ecclésiale, d’une écoute de la parole qui parle en chacun, au risque de lui révéler qui il est, l’amour dont il est aimé, la vérité de sa foi. Encore faut-il la laisser nous parler (Mc 2, 2) ! Etre “piqués au cœur” par l’écoute de la Parole (Ac 2,37) au point que notre lecture en devienne, selon le souhait biblique, une fervente “garde du cœur”, à l’image de Marie qui “gardait avec soin toutes ces paroles, et les repassait dans son cœur” (Lc 2,19) [14].

A suivre… Sr Isabelle Donegani Bible & Lecture Suisse romande

[1] Le CADIR de Lyon, fondé au sein de la faculté de théologie de l’Université catholique de Lyon par Jean Calloud et Jean Delorme, put rapidement compter sur l’active présence en son sein de Louis Panier, Jean-Claude Giroud, François Genuyt, Cécile Turiot, Jean-Pierre Duplantier, François Martin, Alain Dagron, Bertrand Gournay et autres biblistes, théologiens et philosophes encore, qui tous participèrent à sa vitalité et à son expansion. Animé aujourd’hui par Anne Pénicaud et Olivier Robin, son Centre de Recherche poursuit un travail de théorisation de la sémiotique biblique, en interaction avec les groupes de lecture qui en déclinent la pratique au quotidien.

[2] Ce Réseau regroupe les Associations CADIR de Lyon, d’Aquitaine (Bordeaux), d’Isère (Grenoble), de Savoie (Annecy), de Bretagne (Brest et Nantes) et de Suisse romande (La Pelouse sur Bex) ainsi que le Centre de Recherche du CADIR de Lyon.

[3] De Boek et Duculot, Bruxelles, 1996, p. 206-215 : “Lire « Faiblesse des anges » de Christian Bobin”.

[4] C. BOBIN, “Une petite robe de fête”, Gallimard, Paris, 1991, p. 31-39 : “Faiblesse des anges”. En ces pages, C. Bobin se met en scène (et nous avec, interpellés en “vous”) comme lecteur de la pièce Iphigénie de Racine. Ce que construit et fait naître l’acte de lecture y est déployé avec poésie et perspicacité.

[5] L’un des deux verbes de la conversion, en grec, metanoeô, signifie aller “au-delà” (meta) d’une certaine manière de penser (noeô), accéder à une “connaissance méta”. Le second, epistrephô, est tout aussi exigeant : “revenir”, après s’être engagé dans une impasse, faire marche arrière après avoir emprunté un chemin erroné.

[6] Voir ANNE FORTIN, “Laisser parler la parole (Mc 2,2). Une pratique réglée de la lecture du texte biblique au service de la vie de l’Église”, Sémiotique & Bible 115 (sept. 2004) 4-28. En des pages denses et suggestives, l’auteur note ceci : “Ainsi, pour « laisser parler la parole », il est nécessaire d’entrer dans une attitude de suspension du sens,de suspension des savoirs (époché), de suspension de la volonté de contrôle, ce qui constitue une véritable décision éthique” (p. 10).

[7] La figure du “glaive”, pour qualifier le travail de la parole de Dieu, est bien connue de la Bible. Voir encore Is 49,2 ; Sg 5,20 ; Ep 6,17 ; Ap 2,12.16 ; 19,15.21…

[8] Entendre “s’entend” ici de l’acte d’accueil et de réception de la parole, mais aussi l’entendement qui y est impliqué.

[9] Voir le document “Lire la Bible en groupe” de mars 2007 et rédigé par l’équipe de formation du SEDIFO (Service diocésain de formation du Diocèse de Grenoble-Vienne) animée par Jean-Claude Giroud.

[10] Comme on dit d’une rencontre humaine qu’elle ne se maîtrise ni ne se fabrique, mais se donne, la rencontre avec la parole à l’œuvre dans les textes est une expérience qui relie le lecteur au Verbe intérieur qui le constitue et le fonde. Saint Augustin s’est longuement expliqué sur cela en parlant du Christ comme du Maître intérieur à écouter,pour vivre.

[11] Ces deux manières d’envisager le rapport au texte ont été analysées avec finesse par JEAN DELORME : “Lire dans l’histoire – Lire dans le langage”, dans Parole et récit évangéliques. Études sur l’évangile de Marc, LD, Cerf – Médiaspaul, Paris – Montréal, 2006, p. 19-34. Déjà paru dans : J. DORÉ (éd.) Les cent ans de la Faculté de Théologie, Paris, Beauchesne, 1992, p. 197-206.

[12] Il est dès lors indiqué de renvoyer les personnes intéressées aux nombreux ouvrages ou sites internet traitant de questions de cet ordre.

[13] Voir le premier des poèmes du Psautier : “Heureux l’homme qui… prend son plaisir dans la loi de YHWH et murmure sa loi jour et nuit. Il est comme un arbre planté près d’un ruisseau, qui donne son fruit en son temps et dont le feuillage ne se flétrit pas. Et tout ce qu’il fait réussit” (Ps 1,1…3).

[14] Les Pères du désert ne se contentaient pas de lire les Ecritures mais s’en nourrissaient en invitant à la “garde du cœur”. Le “cœur” est pour eux la figure de toute “cellule” monastique, ce lieu intérieur que chacun porte en soi et qui s’éveille d’être rejoint et éclairé par la Parole de Dieu.