Lecture énonciative du chapitre 1 de Luc,
Anne Pénicaud, Olivier Robin

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– 2) « Le global régit le local [32] ». L’analyse énonciative donne toujours la prééminence à l’englobant, sur l’englobé, développant ainsi la lecture comme un processus d’affinements successifs. Comme indiqué ci-dessus chaque niveau de focale donne à lire une orientation signifiante de l’énoncé qu’il considère, mais cette lecture n’est jamais une fin : elle demande à être précisée par la focale ultérieure. Celle-ci vise à son tour à être explicitée par la focale qui la suit, et ce jusqu’à ce que la lecture en arrive à considérer des éléments simples, indivisibles du point de vue de leurs acteurs, espaces et temps [33]. C’est ainsi que la lecture des focales, quoique pratiquée en plans séparés, construit peu à peu une cohérence globale de l’énoncé. Cette cohérence est sans cesse remise en jeu, réajustée en permanence par la procédure d’allers et retours intervenue, comme indiqué ci-dessus, à la fois pour une focale donnée et entre les focales. Si donc l’élaboration du vitrail est un geste technique, sa mise en œuvre relève d’une pratique quasiment artisanale. La technique permet d’identifier avec sûreté les changements d’acteurs, d’espaces et de temps, mais l’art du vitrail consiste à les hiérarchiser ce qui suppose un savoir faire contrôlé dans lequel la lecture rétroagit sur le découpage, qui à son tour ressaisit la lecture, ce dans le double sens d’une montée et d’une descente des focales. L’enjeu d’une analyse énonciative est ainsi de guider un lecteur sur le chemin d’un « devenir énonciataire » d’un énoncé en l’harmonisant sur la position de l’énonciation par un chemin d’essais et d’erreurs. Autrement dit, de l’aider à mieux discerner la voix qui traverse ces énoncés afin d’entendre ce qu’il entend, et par là-même de commencer à découvrir comment lui-même entend. Rappelons que cet apprentissage est un long et patient chemin, dont chaque tournant relance l’élan. De même que le débrayage visé par l’analyse figurative, l’embrayage élaboré par la sémiotique énonciative est une position dynamique, guidant l’évolution des lecteurs par leur ajustement sur la puissance signifiante (la puissance de sens) qui traverse cet énoncé. Il s’agit de toujours marcher et de se laisser guider, sans jamais se croire rendu au terme. Ce terme, qui serait un ajustement définitif sur la place de l’énonciation, est en effet définitivement hors d’atteinte : comme celle de l’énonciateur, l’étoile d’une position d’énonciataire ajustée est inaccessible. Cet accès supposerait en effet un lecteur-devenu-énonciataire, dont la position dans l’énonciation (comme « je, ici, maintenant ») serait intégralement réajustée sur la place de vis-à-vis indiquée par la forme du texte. Or il se trouve que cette place, qui est celle du « tu, ici, maintenant », est affectée par les textes évangéliques au seul Jésus, et en tant qu’il est « Fils ».

Toute illusion de pouvoir se trouver un jour harmonisé sur la place de l’énonciation est ainsi comme un leurre. Cependant ce leurre ne doit pas être récusé, mais lu. Non identifié, il risquerait d’obstruer la place nécessairement inoccupée de l’énonciation, bouchant ainsi le vide qui la constitue. Dès lors en revanche qu’il est considéré apparaît son aptitude à relancer l’élan de la lecture. Le chemin de l’embrayage, en tant qu’il ne cesse d’inscrire un lecteur dans une relation positive avec un texte, lui donne constamment à goûter les fruits d’un vis-à-vis énonciatif avec l’énoncé. Assurément ces fruits sont temporaires, provisoires et destinés à être rapidement oubliés – au moins d’un point de vue cognitif. Mais ils sont là, à portée de la main… Leur enjeu apparaît dès qu’un regard rétrospectif considère le chemin parcouru par les lecteurs de lecture en lecture. Comme celui du parcours de débrayage, cet enjeu est théologal : en effet l’effacement progressif du lecteur au profit de sa lecture ouvre en lui l’espace d’un entendre où s’opère, par la puissance de la parole, le développement progressif d’une structure de foi, d’espérance et d’amour. En cela s’indique le travail d’un texte biblique dans ses lecteurs.

II – ANALYSE ÉNONCIATIVE DE LUC 1,5-80 (A. Pénicaud & O. Robin)

Comme annoncé, l’analyse énonciative qui s’engage ici se poursuivra sur plusieurs articles. Le présent commentaire n’est donc qu’un point de départ, destiné à être développé dans les numéros ultérieurs de la revue Sémiotique & Bible. Cette série de textes aura donc deux rédacteurs, dont les propos et les voix seront nettement différenciées. L’analyse énonciative du texte est rédigée par Anne Pénicaud. Elle associe deux versants : une présentation du vitrail (et, lorsque cela sera utile, du relief) de l’énoncé, et une lecture qui cherche à interpréter ce qui lui donne à entendre la considération de cette forme. Chaque focale sera introduite par un schéma très synthétique, mettant en évidence la forme qui sera ensuite lue. La présentation et l’observation du schéma seront indiquées en retrait et dans un corps inférieur, pour les distinguer de l’interprétation qui en sera proposée. Sur cette analyse Olivier Robin greffe une relecture visant à montrer comment la forme du vitrail met le lecteur en « travail » théologal, et prolonge ces considérations par un éclairage dirigé vers l’animation d’un groupe de lecture lisant le texte.

FOCALE 1

OBSERVATIONS ET HYPOTHÈSES (A. Pénicaud)

La première focale considère donc le texte comme un ensemble, dont elle détermine les articulations. Dans le texte considéré (1,5-80) elle distinguera deux scènes, qui sont deux récits [34] : – La double annonce de l’ange Gabriel (1,5-38), – La double relève humaine de l’annonce (1,39-80). La différence entre ces deux pièces du vitrail tient à la présence de l’ange Gabriel dans la première partie. Il s’agit donc d’une première scène, qui raconte une double annonce de l’ange Gabriel. La seconde scène raconte la façon dont Marie et Zacharie, destinataires de l’annonce, en assument la relève vers d’autres. Voici une représentation schématique de cette construction globale, qui couvre l’ensemble du texte lu.

Déployons brièvement la forme de cette première focale. Elle manifeste, entre les deux scènes (1,5-38 et 39-80), une différence de protagonistes. Il s’agit d’abord de l’ange Gabriel, présenté comme un émissaire divin, puis de deux acteurs humains respectivement homme et femme, Zacharie et Marie. L’axe commun aux deux scènes est constitué par la trajectoire de l’annonce. Le premier fragment en décrit le moment inaugural : comment le truchement de l’ange Gabriel permet à cette parole provenue d’auprès de « Dieu » de s’inscrire dans l’humain. Le second fragment montre alors comment l’annonce repart de ces deux lieux humains, d’abord en direction d’Elisabeth épouse de Zacharie, puis de là vers des destinataires pluriels non identifiés.

Lire cette forme invite à interpréter l’ensemble du texte (1,5-80) comme une mise en évidence de la façon dont la Parole venue de « Dieu » touche l’humain et, à peine ancrée en lui, s’y fraie un chemin qui lui est propre. Cet ancrage va de pair avec la conception de deux « fils » par les acteurs humains visés et rejoints par l’annonce. L’histoire qui commence ici est celle de ces deux fils, dont la conception est rapportée à la parole qui les annonce : en effet le premier fils, Jean, sera conçu par un couple âgé et dont l’épouse est en outre stérile, et le second fils, Jésus, par une vierge. Le passage de relais qui s’opère depuis Gabriel jusqu’aux futurs parents va de pair avec la conception de Jésus, d’une part, avec la naissance de Jean de l’autre. Cette entrée en matière engage à découvrir que l’histoire des deux enfants accompagnera la poursuite du texte, pour Jean jusqu’au chapitre 7, et pour Jésus jusqu’au bout du livre. Apparaît en retour que cette histoire est en même temps, du début à la fin, une histoire de la Parole et de ses trajectoires dans l’humain.

LECTURE EN FOCALE 1 (O. Robin)

A – LA PAROLE ET SA CIRCULATION

  1. Echos autour de la lecture

La « mise en travail » du lecteur

Une promesse de fécondité pour le lecteur

Si la figure du « croire » constitue un des fils de trame majeurs du texte dont la lecture est entreprise dans cet article, ainsi que les articles suivants le montreront, elle se glisse également dans le tissu de la vie du lecteur qui, par conséquent, résonne fortement à la lecture de ce texte. La fin de ces pages reviendra sur ce croire du lecteur engagé par le contact de celui-ci avec Lc 1,5-80, montrant qu’un embrayage originel, un croire primordial, même minimal, fût-il de l’ordre d’une simple curiosité, marque tout lecteur dès avant le début de sa lecture. Baigner dans un monde de parole et d’altérité le prédispose à ne pas trop.vite refermer l’Evangile à la lecture d’un tel récit et à accepter que la parole lui rende visite.

De là provient la décision épistémologique d’envisager le contact entre le texte et son lecteur à la manière d’une rencontre, de même nature que toutes celles que le récit met en scène. Une telle décision soutient le constant mouvement d’homologation sur lequel surfent les propositions qui suivent : ce qui se passe dans le texte éclaire ce qui s’opère dans le lecteur et réciproquement. C’est pourquoi il convient d’entamer ce parcours « méta », parcours de « lecture de la lecture », en remarquant que le texte vient au lecteur, lui rend visite, faisant de chaque lecture l’équivalent d’une Annonciation. Parole issue de la Parole, à la manière de l’ange vis-à-vis de Zacharie puis de Marie et avec la même discrétion, le texte comporte par lui-même une dimension d’annonce et de promesse adressée au lecteur. Celui-ci n’a pas vraiment choisi que quelque chose lui arrive et se présente à lui, mais il lui revient de l’accueillir aussi pleinement qu’il lui est possible, de consentir sans réserve à ce qui lui est promis par le fait même d’entamer un chemin dans le texte et qui, quelque soit sa réponse, adviendra : la fécondité de sa lecture.

Une parole mise en circulation

L’ensemble du récit fait apparaître toute une dynamique de circulation de la parole, depuis la visite de l’ange à Zacharie jusqu’à l’exclamation de ce dernier dans une louange. Une parole provient d’un « en-haut », d’un lieu « divin » : autant de figures qui signifient sa provenance d’un lieu totalement incommensurable à l’espace humain et donc impossible à réduire à la même dimension. Puis elle circule parmi les humains à partir des « fils » qu’elle a engendrés en Elisabeth et en Marie depuis ce lieu « autre ». S’articulent ainsi un mouvement « vertical » et un mouvement « horizontal » de la parole : Zacharie et Elisabeth puis Marie se situent exactement à cette croisée où la parole bascule. Visités par la Parole puis incités à la déployer à leur tour, ils se situent entre un pôle énonciateur unique, porte-parole d’un pays « autre », et un pôle énonciataire collectif, situé résolument dans l’espace des humains ; ils voient la force d’une parole qui ne revient jamais en arrière une fois amorcé son ancrage dans le monde.

Au lecteur est alors offerte l’opportunité d’une double transposition. Première transposition, s’il situe le texte qu’il parcourt en ce nœud où la parole bascule, il le reconnaît comme le fruit d’une énonciation issue d’un « ailleurs ». Le texte devenu parlant, sollicite à son tour un énonciataire collectif – des lecteurs –. Au lecteur s’impose alors cette évidence : il aurait fort bien pu ne pas se trouver à lire, mais s’il lit malgré tout, c’est que la parole a fini par le rejoindre, attestant de l’accomplissement de la promesse selon laquelle la parole finit toujours par atteindre des sujets humains, ainsi que l’expriment à leur manière Marie puis Zacharie dans leurs hymnes de louange. Et il comprend qu’il en est de même pour une infinité de lecteurs que ce même texte a atteints et atteindra encore au long des âges. Seconde transposition, si le lecteur se situe lui-même en ce pôle central dans la circulation de la parole, il se conçoit, en tant que lecteur actualisé puis réalisé par l’acte de lecture, comme fruit d’une énonciation, au moment même de s’envisager comme virtuellement énonciataire [35] du texte. Il se découvre, soudain, vecteur de la parole pour d’autres, malgré ses limites et sa finitude. La force de cette parole sans limite se manifeste à chaque fois dans sa capacité à pouvoir s’instiller dans le limité (texte, corps humain) sans rien perdre de sa puissance illimitée de circulation. Ainsi, le lecteur se découvre spectateur d’une circulation, celle que Marie et Zacharie eux-mêmes voient et mettent en figures dans leur parole de louange, et dont son propre corps se fait le passage. Il saisit de même que la « destination » de sa lecture et de toute lecture est de conduire vers une semblable parole de louange, la sienne puis celles d’autres lecteurs.

Forme et signifiance

Promesse de fécondité

Les fils annoncés à Zacharie puis à Marie adviennent, engendrés dans la parole, indépendamment de l’accueil réservé par l’un et l’autre à l’annonce de l’ange. Si les « fils » sont des figures de la parole prenant corps, il est alors de la nature de la parole de faire naître des corps parlants et rien ne saurait l’entraver durablement. Les fils ne sont en effet pas destinés à ceux qui les engendrent, mais à beaucoup plus large qu’eux : il n’est donc pas possible que ces derniers puissent les retenir. Les voici situés en relais pour cet engendrement, qui ne s’opérera cependant pas sans eux. L’effet de leur consentement ou de leur refus n’affectera pas les enfants, engendrés comme promis : ce sont plutôt eux, les « engendrants », qui seront « transformés », engendrés par l’engendrement des « fils », devenus comme fils et fille de leurs fils. Cette promesse assurée qui, pourtant, s’inscrit dans la vulnérabilité de sujets humains enclins à se dérober, charpente le texte. Elle est énoncée dès le début par l’ange avec le caractère d’une naturelle évidence : il est de sa nature d’entrer dans le monde ; elle prend effectivement corps dans des fils et dans le corps du texte : rien ne saurait freiner son cheminement puisque rien n’est impossible à Dieu ; elle conclut le chapitre 1 de l’Evangile selon Luc en étant assumée dans une louange. En tout cela, elle participe de la forme du texte pour le lecteur. Voici celui-ci invité à croire à son tour que, malgré sa lecture tâtonnante et incertaine, de la fécondité en surgira. Il lui est simplement proposé de se laisser travailler par cette promesse et de s’y « conformer » : cette forme est celle du « oui » donné à la vie de l’autre auquel son propre corps est prêté, par l’Autre et pour les autres.

Une parole mise en circulation

Cette première étape dans l’élaboration du vitrail met très clairement en valeur les deux modes de circulation de la parole, par un effet de ressemblance/différence. L’attention à la parole permise par la sémiotique énonciative [36] rend visible le passage d’une parole « verticale » à une parole « horizontale », en une articulation qui contribue elle aussi à construire la forme du texte. Est ainsi manifesté l’accrochage improbable entre deux dimensions radicalement hétérogènes : la mesure humaine est rencontrée par l’incommensurable divin, le monde infini du « sens » trouve à se glisser dans la texture finie des mots, la parole prend ses quartiers dans la matérialité épaisse du corps du monde et des corps humains. Forme reconnaissable, cette hétérogénéité dans l’union ou cette union dans l’hétérogénéité prend corps, c’est-à-dire prend figure, dans le texte : des fils engendrés. Elle provoque un effet de résonance chez le lecteur : lui-même la reconnaît en lui. Il se découvre capable de lire l’infini au-delà du fini figuratif ; il accepte que sa finitude puisse être irrigué de l’infini de l’Autre ; il consent à ce que puisse se faire entendre cet infini au-delà de son indépassable finitude. Il se reconnaît « fils ».