Lecture énonciative du chapitre 1 de Luc,
Anne Pénicaud, Olivier Robin

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  1. Résonances au sein de la théorie

Eclairages sémiotiques

La sémiotique énonciative ne prétendra jamais fournir le résultat définitif et calibré de la lecture d’un texte : elle ne saurait être assimilée à une technique froide et impersonnelle. Elle prépare en revanche le terrain du lecteur en lui permettant de débrayer de ses attachements inféconds en embrayant sur le monde de la parole. En cela, elle ne donne rien mais elle promet : s’ouvrir à la parole dans les textes ouvre toutes grandes les portes du lecteur à sa circulation ; perdre ce qu’on croyait en savoir revient à en désensabler la source pour laisser celle-ci jaillir à nouveau. Lorsqu’elle se laisse travailler par la forme des textes qu’elle lit, la sémiotique énonciative devient à son tour une forme : celle d’un envoyé en provenance d’un « autre pays » ou du « pays de l’Autre » [37] qui annonce au lecteur la vie prête à jaillir en lui puis hors de lui. En jouant sur les mots, nous pourrions dire que la sémiotique énonciative, en élaborant ses modèles à l’aune de ces récits d’Annonciation, se fait « sémiotique annonciative ». Ainsi, la sémiotique ne capture pas la parole dans un savoir : elle « conforme » chaque lecteur à n’en être qu’un vecteur, un « ange » en quelque sorte. Puis elle s’efface.

Ouvertures théologiques

La théologie reçoit ici sa vocation. Elle ne cesse, depuis toujours, d’exprimer par tous les moyens conceptuels à sa disposition que l’hétérogène n’empêche nullement la rencontre et l’union, ou que l’incommensurabilité de Dieu n’est pas inapte à rencontrer l’humain et l’habiter. Une conception de la puissance de Dieu se dessine ainsi, qui renverse nombre de nos projections imaginaires : celle d’une parole que rien n’arrête, qui ne revient pas à lui sans avoir accompli son office, ainsi que le chantent les Ecritures. La force de circulation de la parole, que l’épaisseur de la chair des humains ne peut ni rebuter ni entraver, soutient l’assurance de sa fécondité. Entendre la promesse ouvre la reconnaissance émerveillée de cette circulation et celle-ci, en retour, conforte la confiance placée en un Dieu qui ne saurait tromper. En cela même, Dieu engendre des fils par le biais de la lecture de sa parole et de la contemplation de la forme de celle-ci : la forme est la trace de l’infini de Dieu, dont la caractéristique consiste à parvenir à se glisser dans la finitude humaine. La puissance de Dieu se reconnaît à ce que tout ce qu’il veut advient, mais sans jamais pourtant « blesser » la finitude humaine de son infinitude.

La théologie se fait le chantre d’une puissance de la Parole si infinie qu’elle accomplit tout ce qu’elle veut sans jamais néanmoins « blesser » la liberté humaine : justement parce qu’elle est puissance d’engendrement de cette liberté. La théologie prend alors la forme d’une louange en se faisant louange de la forme de la Parole qu’elle lit. En ce sens très spécifique il pourrait être parlé d’une « théologie de la forme » ou « théologie formelle » [38].

  1. Ouvertures en direction de l’animation

Dynamiques dans les groupes

Promesse de fécondité

Il n’est pas si facile pour les lecteurs d’un groupe de croire sans hésitation à la fécondité promise de la lecture, surtout lorsque celle-ci prend son temps pour naviguer dans les textes. La tentation du scepticisme les guette, pour peu qu’aspirant à telle ou telle lumière en vue de mieux comprendre le texte, celle-ci ne se présente ni là ni à l’heure où elle était attendue, ni selon la modalité prévue. Un désinvestissement de la lecture, voire la décision d’arrêter peuvent en être la manifestation et l’aboutissement. Le parcours de Zacharie met en figures à merveille les aléas du parcours du lecteur et l’encourage à ne pas céder le pas devant les inerties qui constitue son épaisseur voire son opacité humaines.

Or cela même qui arrive aux lecteurs, lorsqu’ils traversent perplexité, scepticisme et impatience, peut faire l’objet d’une lecture et leur être offert à la manière d’une parole d’ange. S’ils ne peuvent entendre le texte, ils peuvent au moins entendre qu’ils ne l’entendent pas : voici qui inaugure la circulation d’une parole laquelle, tôt ou tard, produira son fruit [39]. La lecture en groupe, en permettant l’expression de ces mouvements internes aux lecteurs, et en en ouvrant la lecture grâce aux figures du texte, offre un magnifique espace de « travail intérieur », de mise en chantiers de ces problématiques complexes du croire, mises en résonance à chaque lecture.

Une parole mise en circulation

La particularité de la lecture en groupe, ce qui la distingue de la lecture ou de l’étude solitaires, consiste en l’infinie diffraction de la parole, du fait que chaque membre se retrouve en position de pôle secondaire d’énonciataire/énonciateur. La lecture en groupe fonctionne ainsi à la manière d’un réseau multipôle, où chacun occupe pour les autres cette place de pôle de basculement, et où le texte joue également ce rôle pour tous. Se laisse aisément deviner l’effet de démultiplication que crée cette situation : la diffraction de la parole lui donne sa dimension fractale, faisant de chaque nouvelle prise de parole d’un lecteur l’occasion d’un événement homologable à l’ensemble du texte de Lc 1,5-80.

Formuler une telle hypothèse ouvre la possibilité de penser l’extraordinaire puissance de la lecture en groupe, laquelle est à la mesure de sa complexité infinie. En consentant à entendre une promesse à chaque ouverture de séance, les groupes et les lecteurs qui les composent découvrent avec étonnement la fécondité de la parole qui les unit dans l’exercice de la lecture. Chacun lit dans la parole des autres l’écho d’une visite depuis le monde de l’Autre et envisage progressivement que des « naissances » promises auront bien lieu. S’ajustant toujours davantage à la Parole de l’Autre par la médiation des paroles des autres, ils permettent à celle-ci de prendre corps en eux ; ils construisent surtout le groupe à son tour comme corps dont l’unité, dans la diversité de ses composantes, fait la beauté : le groupe et sa parole circulante ont pris la forme de la Parole entendue.

Positions pour l’animateur

Du côté des animateurs, la problématique est plus subtile car ils occupent d’abord une position de service. Ils ne lisent pas pour eux-mêmes, ils accompagnent plutôt la lecture d’autres lecteurs afin que pour ceux-ci soit accomplie une promesse de fécondité. Ils ne tirent aucun bénéfice direct de la lecture, mais ils sont là pour que des « fils » naissent de la Parole et dans la parole. Paradoxalement, leur désintéressement constitue leur meilleure arme, la voie royale de leur fécondité. Or le désintéressement de tout bénéfice direct, en acceptant par avance l’éventualité de ne rien recevoir pour soi, ne peut être que porté par le consentement à une promesse : celle de pouvoir admirer la beauté de la Parole lorsqu’elle engendre des fils.

Voici ce qui constitue paradoxalement le plus beau cadeau offert aux animateurs. Eux-mêmes ne lisent pas directement les textes : ils ne font que voir le fruit de ce que la Parole a pu faire en des lecteurs. Ils sont posés au pôle central de basculement évoqué plus haut : n’étant pas rivés aux textes, ils prêtent toute leur attention à la lecture du groupe et son chemin, parcours qui constitue au fond leur véritable texte. Ils y entendent ce qui est de l’ordre de la Parole dans la parole des membres du groupe. La parole circule depuis le texte jusque vers les lecteurs et l’animateur est en position de témoin de cette circulation. Il est comme le lecteur de Lc 1,5-80 qui assiste lui-même à cette circulation dans le texte : l’animateur voit une circulation, celle-là même que contemplent Marie et Zacharie au point qu’ils la mettent en figure dans leur parole de louange. La louange résulte ainsi de l’admiration éprouvée au spectacle de la Parole qui circule librement et sans entrave : telle est la place propre de l’animateur. Les animateurs de groupes de lecture l’expriment d’ailleurs souvent : qu’il est beau de voir un groupe lire ! Au fond, ils en lisent la forme en tant que conformée à la Parole et cela suffit à les nourrir de cette même Parole. Une joie imprenable les saisit qui ne les quittera plus et ne fera que grandir. Ce cadeau-là est aussi le fruit d’une lecture et témoigne de ce que le texte a bien fini par rejoindre l’animateur : c’est la joie même d’Elisabeth qu’il lui est donné de goûter.

Situé ainsi au regard de la Parole, l’animateur apprendra et parviendra à s’adresser avec justesse aux lecteurs de son groupe, y compris aux lecteurs demeurés aux marges de la lecture, faute d’un croire suffisant. Il saura trouver les mots qui les aideront à faire de leur non-croire, à l’instar de Zacharie, le levier même de leur ouverture à venir.

B – PLONGÉS DANS LE MONDE DE LA PAROLE

La visite qui vient d’être effectuée à un premier niveau de focale offre déjà de quoi porter un regard décalé sur le texte, en mettant en relief certains des mouvements du lecteur provoqués par sa lecture : le voici déjà pour partie entré dans le « contrat énonciatif » évoqué plus haut par Anne Pénicaud. Mais, au fait, d’où provient la capacité du lecteur à honorer ce contrat, qui semble innée en lui, étant sauve sa liberté d’y entrer effectivement ou de demeurer sur le seuil ? Le texte lui-même pourrait-il offrir quelques lumières pour répondre à cette question ? Autrement dit, le texte permet-il au lecteur d’accéder aux conditions de sa propre lecture ? Une première exploration était nécessaire avant de pouvoir répondre, au prix d’un paradoxe : était-il possible de lire sans avoir pris le temps de s’interroger sur ce qui le permettait ? Oui, tout simplement parce que l’inverse ne se peut pas : lire suppose une entrée originelle dans le « monde de la parole » dont les textes sont précisément la trace et les modes d’emploi. Seuls ils disposent de la capacité, à la manière d’un rétroviseur – c’est-à-dire toujours dans l’après-coup d’une lecture –, de figurer pour le lecteur l’instance d’énonciation entre les deux pôles de laquelle il navigue sans cesse. Seuls, ils font de la lecture une parabole de l’événement originel qui l’a instauré comme potentiellement lecteur avant même qu’il n’y pense, un peu comme les énoncés sont des paraboles de l’énonciation qui les porte. Dans cette deuxième partie de notre réflexion, nous nous situerons donc dans une position distancée, découvrant comment le texte lui-même fait entrer son lecteur dans la confidence à propos de ce qui était avant lui et qui ne pouvait que lui être raconté après coup.

Anne Pénicaud, au début de ces pages, nous a introduits dans le monde de la sémiotique énonciative, laquelle se présente comme une paire de lunettes particulièrement ajustée au « monde de la parole », qu’elle sait lire avec finesse. Son approche théorique de la sémiotique énonciative fait donc figure de porte d’entrée dans les textes, en initiant aux conditions de leur lecture. Il n’est de ce fait pas étonnant que des homologies apparaissent entre cette approche méthodique des textes et la manière dont les textes, ici Lc 1,5-80, portent à la manifestation l’instance d’énonciation qui leur a donné le jour : Lc 1,5-80 raconte comment la Parole est entrée dans le monde et la sémiotique énonciative raconte comment le lecteur entre dans la parole (et comment la Parole entre en lui). Les lignes qui suivent exploreront quelques aspects de cette homologation.

Il se trouve que Anne Pénicaud insiste sur la capacité de cette sémiotique à entendre la Parole, dans des textes, à partir de leur forme, en recourant à la notion de « vitrail » : le « monde du sens » est un « monde de formes ». Mais parler de « vitrail » situe d’emblée le point de vue : tout ce qui, dans le monde, se laisse contempler est forme, et donc tout est parole. Au lecteur de ces pages est proposé de se considérer, depuis toujours, comme plongé dans un monde de formes, faute de quoi il ne lui serait pas possible d’entendre la Parole, et donc de lire en vue du « sens ». Nous montrerons que c’est précisément cela que le texte construit.

  1. Echos autour de la lecture

Le lecteur mis en « travail »

Une évidence première

Dans le récit de la « double annonce », les deux visites se succèdent en figurant un dialogue entre l’ange Gabriel et un acteur humain, Zacharie d’abord, Marie ensuite. Etonnamment, ces deux derniers sont montrés répondant à l’ange, sans l’ombre d’une hésitation, malgré leur trouble et indépendamment de leur positionnement dans le croire : il est possible de douter de tout, mais pas du fait qu’il y ait de la parole qui invite à répondre. Or le lecteur de ce texte est posé face à ce dernier d’une manière semblable. Même s’il l’estime étrange (comment un ange peut-il parler à des humains), même s’il n’est pas si naturel d’envisager qu’un texte – un peu d’encre sur du papier – puisse « parler », il n’en continuera pas moins à lire : il peut douter de tout, mais pas du fait que quelque chose se donne à entendre dans le texte qui vient à lui, l’invitant à réagir. Ou alors, il ne serait pas constitué comme lecteur.

Dans le récit de la « double relève humaine de l’annonce », les deux acteurs visités entrent chacun à leur tour dans une louange, parole étrange car adressée à personne en particulier, évoquant chacune le « Seigneur » et déjouant, de ce fait, les lois ordinaires de la parole humaine. De nouveau, dans le texte, ni Marie ni Zacharie ne semblent s’étonner du surgissement soudain, dans leur bouche, de la louange, comme si elle leur était naturelle. Quant au lecteur, aussi incongrue que lui semble cette louange au départ de sa lecture, il n’en continue pas moins à lire et – ainsi que l’expérience le montre – à se laisser lui-même emporter par le mouvement énonciatif de la louange une fois parvenu au terme de sa lecture : pris au jeu de la parole.

Ces deux éléments trahissent une évidence tacite qui, envers et contre tout, n’est pas questionnée : l’existence première du monde de la parole, référé à un lieu situé hors du monde, qui précède, sous-tend et soutient toute activité de lecture, et que le texte figure à sa façon à destination du lecteur. Même si le lecteur venait à contester la vraisemblance d’un tel texte voire à rejeter celui-ci, sa contestation et son rejet mêmes témoigneraient d’un trouble naissant en lui du fait de sa lecture, mouvement trahissant son dialogue actuel avec le texte. Des mouvements comme celui-ci attestent que ce dialogue n’est pas imaginaire, car le « corps » ne saurait mentir. De la sorte, tissant des liens avec ces mêmes mouvements survenant aux acteurs du texte (eux aussi sont troublés du fait d’une parole qui les atteint et les dérange), le lecteur se reconnaît engagé dans la parole et comme enveloppé par elle dès le contact établi avec le texte lequel, comme l’« ange », en tant qu’« aggelos » c’est-à-dire « annonceur », représente une pure figure de parole. Les mouvements qui le traversent et le travaillent apparaissent comme sa réponse à la visite que le texte lui rend : cela ne s’interroge pas, sauf à scier la branche sur laquelle il est assis. Voici peut-être ce qui le fait entrer, à son corps défendant, dans une forme de louange.

La dimension divine de la parole

Cet événement de parole, en tant qu’événement imprévisible, conduit le lecteur à en reconnaître la dimension d’altérité : « Le corps ne saurait mentir », disions-nous. Cette expression traduit la résistance que le monde de la parole oppose à l’imaginaire humain. Le fait même qu’une parole surgisse sans crier gare, indépendamment de la valeur de véridiction de ses énoncés, dérangeant repères et habitudes, trahit son aspect réel : se manifeste ainsi la force de l’énonciation. Le lecteur cherche-t-il à identifier la provenance de cet « effet de parole » et de sa nouveauté ? Un immense point d’interrogation lui vient pour toute réponse : « … de quel pays cela vient-il ? ». Un « quelque chose d’autre » se dévoile, provenant d’un « lieu d’énonciation » inaccessible, engageant un inépuisable chemin de quête. Cet événement de dévoilement se trouve souligné à l’intention du lecteur par le texte lui-même : « … et elle se demandait de quel pays pouvait être cette salutation… » (1,29) ; « …et Elisabeth fut remplie de Souffle saint, et elle donna de la voix vers le haut (…) : « Et d’où à moi ceci, que vienne la mère de mon Seigneur vers moi ? » (…) » (1,43).

Le texte offre alors au lecteur de quoi désigner cette altérité, en lui présentant, par le biais de l’ange, la figure de « Dieu », figure vide de qualification et posée, elle aussi, comme une évidence qui ne se questionne pas. S’il respecte ce silence du texte, le lecteur peut être amené à considérer « Dieu », figure vide de tout référent, comme la plus adéquate pour désigner le monde de la parole dans son altérité ajustée, telle qu’elle lui a été manifestée dans sa lecture et par sa lecture. Cette altérité se fait si radicale, bien qu’en même temps si reconnaissable, qu’il n’est pas d’autre manière de la signifier qu’une énonciation en forme de question étonnée qui n’attend aucune réponse. Le texte devient, pour le lecteur, « Parole de Dieu ».