Animation biblique de toute la pastorale,
J.-L. Ducasse

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La pastorale comme figure [18]

La pastorale occupe dans la Bible une place capitale, non comme programme narratif mais comme figure [19]. Les textes bibliques brouillent les repères habituels en ce qu’il est convenu d’appeler l’action pastorale. Dès le premier testament les pasteurs sont vivement critiqués et convaincus d’incapacité. Pas plus que la royauté, la pastorale ne parvient à réaliser une performance de type narratif. Mais étonnamment ce n’est pas cela que le Seigneur reproche aux pasteurs. La Bible présente une suite de tentatives, d’échecs, et de relèvements provisoires, laissant cependant la trace d’une attente persistante. Et le Seigneur Dieu, (acteur au nom imprononçable, à part, saint), laisse entendre qu’il viendra lui-même paître son troupeau [20]. Et c’est dans l’Evangile de Jean que la figure pastorale prend toute sa dimension. Jésus y est présenté comme l’unique pasteur, dont les brebis reconnaissent la voix pour le suivre, aller et venir. On pourrait espérer de lui qu’il réalise enfin de façon constatable le programme pastoral. Or l’évangile ne peut se lire comme la réalisation constatée d’un programme narratif. Certes Jésus, comme pasteur, se fait entendre et reconnaître de ses brebis. Il les conduit, les fait sortir, les nourrit, cherche la brebis égarée. Tout cela il le dit dans la parabole du bon pasteur, et il le fait ainsi que de nombreuses scènes évangéliques en témoignent. De plus il annonce qu’en définitive il les rassemblera en un seul troupeau avec d’autres brebis venues d’un autre enclos. Pourtant le contre-programme de ses opposants semble l’emporter. Et d’ailleurs lui-même l’annonce : le pasteur sera frappé et les brebis dispersées. Sa mort semble la sanction négative d’une généreuse tentative. Et l’on ne peut dire que la résurrection, pas plus que la Pentecôte ou le parcours des Actes des Apôtres, permettent de constater le rassemblement des brebis enfin réalisé.

Pourtant là même où le programme narratif échoue, le texte ouvre un parcours figuratif. Observons-le à partir d’un point particulièrement déconcertant du point de vue narratif. Jésus dit lui-même que le bon pasteur donne sa vie pour ses brebis. On entend le plus souvent qu’il consent à mourir (physiquement) pour elles. Mais la mort dont il s’agit ici engage autre chose qui passe souvent inaperçu. Une traduction plus précise du texte serait : le bon pasteur dépose sa vie (psyché) pour ses brebis. La langue française a du mal à fournir de quoi traduire le terme psyché. On pourrait dire qu’il s’agit de la vie telle qu’on se la représente. Déposant sa psyché Jésus ne cultive pas l’image que l’on peut avoir d’un pasteur de type messianique qui s’impose par la force. Cela va plus loin encore, comme le dira Paul dans la lettre aux Philippiens : Jésus n’a pas revendiqué comme une proie le rang qui l’égalait à Dieu, mais il s’anéantit lui-même, devenant obéissant jusqu’à la mort et la mort sur une croix. Il ne cultive pas le fantasme de « toute puissance ». Pas plus qu’il n’a voulu de la position du roi ni du type de pouvoir-faire qui le caractérise sur cette scène des hommes, pas plus il ne désire la position et la puissance d’un pasteur qui réduirait voleurs, bandits et autres mercenaires par la force. Son pouvoir ; le voici : Il a le pouvoir de déposer sa ‘psyché’ et de la reprendre. Il fait chuter l’imaginaire humain pour que la suppression de ce qui aveugle permette de le reconnaître comme l’icone du Père. C’est d’ailleurs du Père qu’il a reçu ce commandement. Jésus donne à interpréter sa propre mort comme passage au Père et ouvre la perspective d’une filiation autre, ignorée, refoulée, mais rendue : « Mes brebis écoutent ma voix, je les connais et elles viennent à ma suite ? Et moi je leur donne la vie éternelle ; elles ne périront jamais et personne ne pourra les arracher de ma main. Mon Père qui me les a données est plus grand que tout et nul n’a le pouvoir d’arracher quelque chose de la main de mon Père » [21] 

La figure de la pastorale articule divers éléments qui forment une chaîne signifiante. Aucun élément ne suffit à lui seul à signifier l’ensemble et l’ensemble ne saurait se réduire à une explication. Pourtant la chaîne signifiante oriente le désir du lecteur. Ainsi, parmi bien d’autres éléments, observons qu’à l’élément pasteur (je suis le bon pasteur) le texte éprouve le besoin d’ajouter l’élément porte : (Je suis la porte des brebis). A priori ce déplacement paraît nuire à la cohérence du propos sur l’identité de Jésus. Comment Jésus peut-il se dire pasteur et porte ? Pourquoi ne pas choisir l’un ou l’autre et s’y tenir ? A moins que cette manière de faire n’évite de se fixer sur une représentation unique de Jésus. L’introduction de l’élément porte laisse entendre que Jésus ouvre aux brebis un autre espace, une autre scène, celle ou précisément la question de la filiation est entendue, filiation non pas selon la chair, mais selon la Parole qui révèle le Père. Alors on comprendra plus loin que Jésus parle des brebis que lui donne le Père et qu’il dise aux juifs sourds à ses paroles : vous n’êtes pas de mes brebis. Le pasteur n’est pas celui qui instaure enfin un monde fraternel sur la terre, mais celui qui, élevé de terre, attire tout à lui, pour le présenter au Père. Aucun message ne saurait avoir une telle puissance d’attraction. Seule une voix, et celle du verbe fait chair, peut éveiller en chacun (appelé par son nom) la capacité de reconnaître la parole originaire qui l’a déjà appelé à la vie et sollicite maintenant sa liberté. L’appel par le nom peut s’entendre non pas comme la reconnaissance d’une identité donnée par le monde mais comme une nomination qui révèle une identité nouvelle. Cette voix se laisse entendre et reconnaître non pas à un signe, mais dans le murmure de la chaîne signifiante. La mort de Jésus, les épreuves de ses Apôtres après lui, et des croyants après eux, ne compromettent pas l’espérance que suscite la reconnaissance de la voix qui poursuit son chemin. De fait la voix appelle à une naissance dont on n’a pas encore idée, un peu à la manière dont la voix de sa mère et de ceux qui l’entourent, entendue comme à travers un voile, appelle à naître l’enfant en gestation qui ne peut se représenter ce qui l’attend, mais dont le désir déjà s’éveille.

Mais s’il n’y a de pasteur et de porte que Jésus, si c’est sa voix et elle seule qu’il s’agit de reconnaître, comment oser parler de pastorale et plus précisément de pasteurs à propos d’êtres humains et de leur agir ? La parabole indique la voie : elle invite le lecteur à se reconnaître en premier lieu dans la position de la brebis pour reconnaître, entendre et écouter Jésus (comme voix), puis pour passer par lui (comme porte). Ensuite, après la mort et la résurrection de Jésus, le texte ajoute un élément à la chaîne signifiante de la figure pastorale en faisant appel à Pierre. Pierre m’aimes-tu ?… paix mes brebis. Ce triple appel, comme de nombreux commentaires le soulignent, fait écho au triple reniement de Pierre, dans le même évangile. Loin de voir dans cette insistance un doute de Jésus à l’endroit de Pierre on peut y entendre la confirmation de l’appel, mais aussi l’assurance que le fondement de l’aptitude de Pierre à paître les brebis (non pas les siennes mais celle du Seigneur) n’est autre que le pardon toujours actif de Jésus. D’autre part il est regrettable que la traduction liturgique qui répète trois fois à l’identique la même phrase, ne fasse pas apparaître la variété des termes correspondants dans le texte grec. En effet le même verbe ‘aimer’ traduit deux verbes différents du texte grec (agapaw et jilew). Pierre n’a pas fini d’être travaillé dans sa manière d’aimer Jésus. Même après ce pardon au-delà de l’imaginable qu’a offert Jésus ressuscité à ses Apôtres, Pierre n’est pas établi dans une nouvelle forme de fusion imaginaire avec Jésus. La distance entre eux demeure à travailler, quoi qu’il en coûte à Pierre. Et l’abolir ferait obstacle à la Parole du fils unique. Seule en effet la voix du Verbe fait chair est en mesure d’éveiller en ses brebis ce qui lui appartient et d’attirer toute la création pour la récapituler en lui, en son corps de gloire. Quant à ceux qui bénéficient de la pastorale, le texte grec les désigne de deux noms différents : agneau ou parfois brebis. L’observation suffit au constat que le texte ne donne pas le moyen de désigner la relation entre Pierre, Jésus et ses brebis en termes univoques et limpides. Pierre ne reçoit pas de Jésus ressuscité le programme narratif du pasteur modèle enfin livré et qu’il s’agirait de mettre en œuvre. C’est en écoutant la voix, désormais à distance, que Pierre devra au jour le jour apprendre à vivre sa participation à la pastorale du Seigneur. Il le fera en l’aimant au jour le jour comme il conviendra et en tenant une place de pasteur en son nom auprès de ceux et celles qui Lui appartiennent. Immédiatement après ce triple appel et avant de demander à Pierre : suis-moi !, Jésus lui laisse entendre que sa mort même fait partie du parcours par lequel il glorifiera Dieu.

Pour une pastorale orientée vers l’énigme du corps.

Mission impossible La figure de la pastorale renvoie sans équivoque à l’œuvre du Seigneur. Nous l’avons vu avec Pierre, la mission de celui qui est appelé à paître les brebis du Seigneur est impossible. Elle dépasse ses propres capacités. L’espace, le temps et l’acteur de la pastorale échappent à tout humain. C’est dans l’ébranlement des espaces-temps-acteurs de l’expérience humaine que se donne à entendre la voix qui appelle à naître. Comment dès lors entretenir une prétention de maîtrise de quelque espace temps ou acteur que ce soit. Dès lors, point de message objet de savoir et objet valeur à transmettre en vue d’assimilation, mais une voix à reconnaître et à entendre. Certains étant appelés au service de cette voix qui appelle et rassemble tous les humains. Toute pastorale et toute la pastorale se réfèrent chez les chrétiens à l’unique pasteur qu’est le Christ.

Attention, message ! S’il en est ainsi, que peut être la juste position de l’homme impliqué dans la pastorale, sinon d’abord celle de la brebis ? L’homme est au principe bénéficiaire de la pastorale du Seigneur. Cela implique la soumission à la voix, à la parole unique qui se reconnaît non pas seulement, ou d’abord, à son contenu mais à la vibration du corps dont elle vient, et qui attire à lui. Certes cette voix éveille en chacun la possibilité de parler à son tour. Cependant elle ne suscite pas seulement des sujets de la parole qui désormais vivraient leur vie libérés des sur-moi et autres discours. Ceux que cette voix a suscités elle continue de les appeler. Ils ne sont pas seulement sujets de la parole, mais demeurent sujets à la parole. La voix appelle chaque brebis par son nom, c’est elle qui lui révèle son identité. Le pasteur délégué n’a pas tant à transmettre ce qu’il a reçu qu’à favoriser l’écoute, par chacun, de celui qui leur parle et les ensemence de la seule semence impérissable. Cette semence fait de ceux qui l’accueillent des fils qui consentent à être rassemblés en Jésus le Christ ce corps énigmatique qu’il annonce, animés par l’Esprit qui les fait appeler le Père en des gémissements ineffables.

Les tentations des « responsables ». Les tentations liées aux fonctions d’enseignant, de pasteur, de maître spirituel, ne cessent de resurgir. Par égard pour les brebis et leurs demandes (qui ne sont pas dépourvues d’imaginaire), les enseignants croient bon de leur donner du sens pour éviter l’anomie, les prêtres des objectifs pastoraux pour faire Eglise, les militants des projets pastoraux en vue de transformer le monde, les accompagnateurs spirituels des exigences pour une perfection personnelle, ou des conseils pour une bonne entente familiale et sociale. Bref là où il convient d’entendre la Parole dans sa liberté souveraine, là même tendent à revenir des messages et des mots d’ordre pour mieux vivre la vie en ce monde.

Création et histoire Parmi les représentations qui piègent les pasteurs à leur insu il en est une d’autant plus prégnante qu’elle semble être d’inspiration biblique. Il est quasiment admis comme une évidence que le temps de la création est terminé après les premiers chapitres de la Genèse. Désormais le champ serait libre pour l’histoire, qu’il appartiendrait à l’homme de mener, dans la perspective de créer un monde fraternel avec l’aide de l’Esprit Saint. Dans cette perspective l’espace, le temps, les acteurs se rétrécissent à la mesure humaine. Quand la création cède la place à l’histoire, l’Esprit est instrumentalisé comme adjuvant de l’homme, la parole se fige en message, la chaîne signifiante en signe, l’énigme en sens, le corps promis en corps social. La tentation récurrente des acteurs de la pastorale n’est-elle pas de reverser la force de la Révélation au bénéfice du fantasme de l’humanité accomplie et d’un monde meilleur à construire ?

Lecture biblique comme lieu de vigilance. Face à cette tentation récurrente, une inspiration biblique de toute la pastorale est particulièrement requise. Toute religion, en tant qu’elle en appelle à un ailleurs susceptible de révéler quelque chose de ce qui échappe à l’homme, de ses origines, de sa fin, de ce qui le met en état d’incertitude, peut constituer une source de légitimation de discours et de pratiques les plus divers. Or le texte biblique n’est pas naïf quant à ces détournements. Mais encore faut-il ouvrir le livre, tout le livre, et le lire. En effet le détournement du rapport à l’Ecriture en processus de légitimation s’appuie sur une série de glissements, dont chacun peut sembler anodin mais dont la somme est redoutable :

  • exaltation de la valeur du livre avant même sa lecture, ce qui lui confère autorité a priori (reconnaissance sans connaissance)
  • découpage dans le livre de passages et citations de sorte à les rendre conforme au discours ou à la pratique à légitimer (démembrement du corpus biblique)
  • appel à des interprètes supposés légitimes qui maintiennent les lecteurs en position de non-lecture (dépossession du savoir et du pouvoir lire)
  • imposition de savoir, de devoir faire en conséquences (manipulation symbolique).

La description peut sembler sévère. Il est pourtant plus difficile qu’il n’y paraît d’échapper à ce type de fonctionnement. Quel pasteur, catéchiste, animateur de réunion, de liturgie, ou de prière n’a été tenté de choisir dans le texte et plus largement dans le corpus biblique ce qui lui convient en écartant le reste ? Aucune intention manipulatrice n’est nécessaire pour cela. Pourtant quand le corpus biblique est en morceaux, le corps qui vient est compromis. Amputer le corpus éloigne du corps. Le recours au texte comme réserve de sens et de légitimation nourrit les luttes intestines de ce qu’il est convenu d’appeler le corps social, et contribue ainsi à le désarticuler. Alors que lire dénoue des liens de servitude et tisse les articulations nouvelles qui contribuent déjà à la croissance du corps promis. Faire la carte comparative des textes privilégiés par différents groupes et mouvements d’Eglise en repérant comment chacun tend à privilégier, parfois de façon quasi exclusive, tel livre du premier testament et tel évangile parmi les quatre donne à penser. Mais le repérage des dysfonctionnements du recours au texte indique déjà le remède. Il ne suffit donc pas de veiller à ce que des textes bibliques ‘figurent’ (au risque de la ‘figuration’) dans les programmes, réunions et liturgies des divers groupes et services de la pastorale. Encore faut-il que le livre soit respecté dans son intégralité et dans son intégrité, ouvert et lu. Alors, s’il est vrai qu’il porte la trace de la Parole, sa lecture est en mesure d’animer toute la pastorale notamment par la vigilance qu’elle suscite. Cette vigilance est biface. Elle permet de discerner les détournements possibles du texte et les contradictions des lecteurs que sa lecture révèle. Elle met en attente de ce et de celui qu’il annonce. L’un ne va pas sans l’autre. La lecture est sans cesse à gagner sur la tendance à l’appropriation/utilisation du texte. Le recours à la sémiotique offre la possibilité d’une vigilance, dans la mesure où elle invite à considérer le texte comme un ensemble signifiant qui ne nécessite pas pour sa lecture le recours aux conditions historiques et sociales de sa production. Et la sémiotique figurale incite à une observation non seulement du contenu du texte mais de la forme du contenu et notamment de l’énonciation [22]. Cette observation fait expérimenter l’altérité du texte. Il représente une butée sur laquelle viennent se briser les représentations d’eux-mêmes, des autres et de Dieu que se font les lecteurs. Des liens de servitude, des jugements se défont et des articulations nouvelles se présentent, dans la manière de penser, d’entrer en relation, d’agir, auparavant impensables ou impossibles, faisant espérer désormais l’avènement du corps promis.