Animation biblique de toute la pastorale,
J.-L. Ducasse

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Un chemin parmi d’autres

Comment tenir compte de telles réflexions dans l’exercice d’une responsabilité pastorale ? Je ne sais le dire autrement qu’en livrant quelques aspects de ma propre pratique. L’expression : animation biblique de toute la pastorale rejoint mon expérience d’une lecture biblique renouvelée par l’observation sans cesse reprise du texte. Ce fut et demeure capital pour ma propre oreille de brebis et pour la part à la pastorale que l’Eglise m’a confiée. Je cite rapidement quelques balises sur ce chemin au cours duquel j’ai éprouvé qu’en tout domaine pastoral oser lire féconde les diverses pratiques (accueil, écoute, entretien spirituel, catéchèse, catéchuménat, préparation et célébration des sacrements, participation à divers groupes et mouvements) [23].

Le point de départ est d’être mis en présence d’un texte considéré comme un tout signifiant, ni soupçonné d’inauthenticité ni réputé incompréhensible sans informations sur le contexte de sa production. Cela ouvre un chantier précis et délimité. Une référence est posée entre lecteurs, résistant aux appropriations pour peu que l’on observe le texte avec précision. Butant sur l’altérité du texte, les représentations des lecteurs chutent, ouvrant un espace nouveau pour leurs attentes, laissant des traces et donnant le goût d’y revenir. Une chance s’offre pour que la voix ne soit brouillée par l’interférence de savoirs préétablis.

Revenir à des textes cent fois lus auparavant ne cesse de réserver des surprises. Aucune lecture ne saurait s’imposer comme l’interprétation dernière. Une confiance renouvelée dans le texte biblique m’est venue par là, qui de proche en proche a gagné tout le corpus, y compris les textes apparemment les plus rébarbatifs et les passages apparemment inadmissibles. Une part importante du ministère passe désormais par la confrontation avec des textes réputés difficiles en première lecture. Par là s’explicitent nos résistances et s’ouvrent des voies inédites. Cela passe souvent par un recours au texte hébreu ou grec, dont les traductions effacent trop souvent les éléments à partir desquels le lecteur peut construire les chaînes signifiantes.

En toute paroisse où je suis passé j’ai proposé une lecture biblique mensuelle d’un livre en continu (du premier ou du nouveau testament) [24]. La visée est d’honorer les deux tables de la parole et de l’eucharistie, de vivre une assemblée de lecture, comparable à l’assemblée eucharistique (régulière et indépendante de quelque service, groupe ou spiritualité que ce soit) et orientée vers l’assemblée eucharistique [25]. Pratiquement il s’agit de groupes de lecture, réguliers et variant entre 4 et 40 personnes, sans autre objet que la lecture. Ces groupes proposent parfois à l’ensemble des paroissiens une assemblée de lecture d’un chapitre, à l’occasion d’une soirée de carême ou d’avent, dans l’église.

Mais se borner à proposer un groupe ou une assemblée de lecture ne suffit pas. Il convient de lire la bible en toute occasion pastorale, et de s’assurer de la qualité de cette lecture. Il est particulièrement utile et instructif d’oser lire avec des personnes des catégories réputées incapables de lire (petits enfants, adolescents que l’on dit parfois saturés d’évangile(!), personnes jugées peu intellectuelles, ignorantes les choses de la foi, handicapés, non-pratiquants, malades…).   Cette pratique suppose puis engendre la foi dans la capacité de toute personne à lire. Et il convient de ne pas leur donner un texte tronqué, expurgé des expressions qui fâchent, ou encore traduit de façon si simplifiée, sous prétexte de le mettre au niveau des lecteurs, qu’il est défiguré. La lecture est ainsi devenue un moment capital des rencontres de préparation à tout sacrement ou sacramental. Elle est décisive comme introduction et inspiration de toute séance du conseil pastoral et de l’équipe d’animation pastorale. Comment ces instances pourraient-elles remplir leur fonction de veille sans cette référence première ?

Dans le même temps une question de Jean Calloud qui date de plus de quinze ans continue de me travailler : « La pastorale paroissiale est-elle orientée par l’énigme du corps ? » La question a beau être … énigmatique, elle m’a immédiatement renvoyé au cœur de la célébration de l’eucharistie. Je ne peux plus entendre ni prononcer comme avant la demande : « Humblement nous te demandons qu’en ayant part au corps et au sang du Christ, nous soyons rassemblés par l’Esprit Saint en un seul corps [26] ». En effet là où était le livre est venu un corps, celui du Christ. Par lui, avec lui et en lui, le travail de création se poursuit. La parole ne cesse de se faire chair. L’avènement en nous et entre nous du corps promis se signifie et se reçoit dans les sacrements. Le fruit en mûrit quand s’inscrit l’amour d’agapé, la communion, au cœur de toute rencontre. Et ce qui nous en a été donné comme des arrhes, nous ne cessons de l’attendre dans son accomplissement.

De proche en proche la lecture biblique renouvelée nous rend attentifs à la voix qui nous appelle en un seul corps et fait passer nos vies et toute relation à l’épreuve de la mort et de l’amour, sans que jamais nous ne puissions nous prétendre parvenus au terme. De là peut découler une manière de penser l’articulation des services et activités d’une Eglise locale à partir de trois pôles : parole, eucharistie, frère [27]. Chaque activité, chaque service procéderait plus particulièrement d’un pôle, sans ignorer les deux autres. Il s’agit alors de veiller à ce que la pastorale de l’Eglise locale se fonde sur ce trépied ; qu’elle n’ignore aucun des trois pôles ; qu’aucun d’eux ne s’autonomise par rapport aux autres ; que la division du travail entre acteurs pastoraux n’aboutisse à une nouvelle forme de désarticulation du corps. Ce modèle permet également de veiller à la formation de ceux que l’on nomme animateurs pastoraux. En toute occasion pastorale, ils peuvent se laisser former par la voix dans une lecture renouvelée des textes bibliques figurant aux lectionnaires, conjuguée à une intelligence toujours approfondie des rites tels que les présentent les rituels et à l’accueil des fruits que cela porte dans les relations entre les personnes concernées.

Voilà pourrait-on penser, l’ébauche d’un modèle pour organiser l’animation biblique de toute la pastorale. Mais attention : le corps qui vient n’est pas un organisme ! Figer le modèle procèderait de la même tentation que mettre la main sur le sens ou prétendre être signe. La voix ne cessera d’appeler le pasteur ailleurs, de le déloger de son identité imaginaire pour l’appeler dans la condition de fils. Et, chemin faisant, quelqu’un lui passera la ceinture pour l’emmener là où il ne voudrait pas aller, ainsi qu’il est dit à Pierre par Jésus [28]. Si l’on en croit l’Evangile l’accomplissement de la pastorale passe par un genre de mort du pasteur qui glorifie Dieu en suivant le Seigneur. Les Actes des Apôtres sont sur le même chemin en témoignant du déplacement incessant des projets formés par Paul et ses frères, si étonnamment formulé dans l’expression : « L’esprit saint les en empêcha !  [29]».

L’Esprit Saint sait où il va : qu’il nous rassemble en un seul corps !

Notes

[1]                Curé des paroisses d’Andernos-les-bains et de Lanton, au bord du Bassin d’Arcachon, dans le diocèse de Bordeaux.

[2]           Paru initialement dans les Cahiers de Spiritualité ignacienne, N° 125, pp. 51 – 66, l’article est reproduit dans la revue Sémiotique et Bible N° 147, de septembre 2012, pp. 4 – 17 . Notons qu’Anne Fortin avait aussi produit un article paru dans S&B n° 146 et intitulé Le silence au sein de la Parole : une lecture de Verbum Domini.

[3]           Le Synode a invité à un engagement pastoral particulier pour faire ressortir la place centrale de la Parole de Dieu dans la vie ecclésiale, recommandant « d’intensifier « la pastorale biblique » non en la juxtaposant à d’autres formes de la pastorale, mais comme animation biblique de toute la pastorale » Il ne s’agit donc pas d’ajouter quelques rencontres dans la paroisse ou dans le diocèse, mais de vérifier que, dans les activités habituelles des communautés chrétiennes, dans les paroisses, dans les associations et dans les mouvements, on a vraiment à cœur la rencontre personnelle avec le Christ qui se communique à nous dans sa Parole. Ainsi, si « l’ignorance de la Sainte Écriture est ignorance du Christ », l’animation biblique de toute la pastorale ordinaire et extraordinaire conduira à une plus grande connaissance de la personne du Christ, Révélateur du Père et plénitude de la Révélation divine.   Verbum Domini N° 73

[4]                Les mots et phrases en italiques sont autant de citations de l’article.

[5]           Que l’article se garde bien de confondre avec la « lectio divina », bien qu’il ne s’étende pas en précisions sur cette dernière.

[6]                Le propos ne parvient pas à s’affranchir entièrement d’une quête de sens.

[7]           Pour le détail de cette pratique l’auteure renvoie à son livre : Re-cueillir la Parole.

[8]                Est-ce bien le ou même un corps social qui est promis au salut dans la Bible ?

[9]           Je propose donc de poursuivre la lecture jusqu’au terme de la visite de Marie auprès d’Elisabeth, soit jusqu’au verset 56, incluant ainsi le ‘magnificat’ de Marie dans ce parcours inédit de la Parole.

[10]              Elisabeth est la première à entendre la Parole, mais Jean fut le premier à ressentir la grâce. La mère a entendu selon l’ordre des choses, l’enfant a tressailli en raison du mystère ; elle a constaté l’arrivée de Marie, lui celle du Seigneur.   Les deux mères prophétisent sous l’inspiration de leur enfant. Saint Ambroise cité par Jean-Pierre Duplantier dans une homélie sur la visitation.

[11]               Alain Dagron : A l’épreuve des Evangiles Lectures des dimanches, Année C, pp. 25… Ed. Bayard 2006

[12]               Prière eucharistique n° 2

[13]               Ac 1, 6

[14]              J’éviterai également de parler de ‘corps ecclésial’ : l’Eglise, en tant que mystère, est corps du Christ, elle n’est pas un corps social parmi d’autres.

[15]          La description qui suit est tributaire de ma propre position de prêtre en paroisse en France dans le diocèse de Bordeaux.

[16]               Remarquons que dans la liste que Paul dresse en I Co 12 au service des membres du corps du Christ, de ceux que Dieu a placés dans l’Eglise : premièrement les apôtres, deuxièmement prophètes… ne figure pas le pasteur.

[17]              L’exhortation apostolique Verbum Domini opère un travail sur ces catégories en évitant de faire de la pastorale biblique un département parmi d’autres mais en la plaçant au cœur de toute la pastorale.

[18]               Nous nous référons désormais à la parabole du bon pasteur en Jn 10, reprise par l’appel de Jésus à Pierre de paître ses brebis en Jn 21, 15-19.

[19]               Elle apparaît dans le premier testament dès le début de la genèse, avec Abel, pasteur de petit bétail (Gn 4, 2), revient avec les patriarches, puis avec Moïse et Josué, pour culminer en David. Les Psaumes la reprennent. Les prophètes y ajoute l’élément : nouveau David. Le nouveau testament fait surgir un corps nouveau, celui de Jésus, le Christ, en qui s’accomplit la parole au sujet du pasteur.

[20]               Ez 34, 1 – 31.

[21]               Jn 10, 27 – 29

[22]              Cependant aucune approche du texte ne met définitivement à l’abri de la tendance à l’appropriation, qui ne cesse de revenir sous d’autres formes. La parole demeurera sans cesse à recevoir en renonçant aux tentatives de la prendre au mot pour s’en servir.

[23]               L’ordre dans lequel je les présente ici n’est pas forcément celui dans lequel elles se sont manifestées et j’en oublie sans doute qui marquent la route sans que j’en aie claire conscience.

[24]          Cette pratique, initiée par Jean-Pierre Duplantier à Bordeaux dans les années 70 a marcotté dans l’ensemble du diocèse de Bordeaux et en bien d’autres lieux.

[25]          Peut-être la diminution du nombre de prêtres, en France notamment, amènera-t-elle les chrétiens à mettre en place des assemblées de lecture et à en redécouvrir l’importance et le fruit. Toutefois il restera fondamental qu’elles ne se suffisent pas à elles mêmes et restent orientées, par la célébration eucharistique et le travail sur les relations interpersonnelles, vers l’énigme du corps.

[26]          Deuxième prière eucharistique.

[27]          Cf. Ac 2, 42 : Ils se montraient assidus à l’enseignement des apôtres, fidèles à la communion fraternelle, à la fraction du pain et aux prières.

[28]          Jn 21, 18

[29]          Ac     16, 6 – 10         Ils parcoururent la Phrygie et le territoire galate, le Saint Esprit les ayant empêchés d’annoncer la parole en Asie. Parvenus aux confins de la Mysie, ils tentèrent d’entrer en Bithynie, mais l’Esprit de Jésus ne le leur permit pas. Ils traversèrent donc la Mysie et descendirent à Troas. Or, pendant la nuit, Paul eut une vision : un Macédonien était là, debout, qui lui adressait cette prière: « Passe en Macédoine, viens à notre secours! » Aussitôt après cette vision, nous cherchâmes à partir pour la Macédoine, persuadés que Dieu nous appelait à y porter la Bonne Nouvelle.