Laisser parler la Parole, Anne Fortin

retour p. 2 p. 3/

Conséquences

Le type d’animation induite par ce type de lecture consiste à entendre la fonction symbolique à l’œuvre dans les énoncés des participants au groupe de lecture. Construire le lien social/ecclésial demande d’entendre la fonction symbolique à l’œuvre dans chaque prise de parole.

L’animation articule cinq niveaux de fonctionnement de la fonction symbolique :

  • Niveau 1 de la fonction symbolique : à l’œuvre dans les textes bibliques.
  • Niveau 2 de la fonction symbolique : à l’œuvre dans l’énonciation des lecteurs qui rencontrent cette fonction à l’œuvre dans le texte : le texte lu ainsi révèle la position du lecteur dans cette fonction symbolique.
  • Niveau 3 de la fonction symbolique : l’animation qui déploie et révèle, met en évidence, ce que provoque la fonction symbolique du texte sur les lecteurs. Donc l’animation porte sur l’interaction entre la fonction symbolique du texte et des lecteurs. Puis passage d’un lecteur, individuel, au groupe, qui se « reconnaît » ou non dans le type de fonction symbolique à l’œuvre dans l’autre.
  • Niveau 4 de la fonction symbolique : la spiritualité comme constitution du groupe « ici et maintenant » par rapport à un « Autre », ailleurs et avant, autrement : comment joue le rapport au « Tout Autre ». Lieu de la découverte que « c’était là et je ne le savais pas ».
  • Niveau 5 de la fonction symbolique : la constitution du lien social/ecclésial dans la traversée des niveaux précédents de l’exercice de la fonction symbolique.

La perspective proposée élabore une cohérence entre :

  • le diagnostic (qui devient une finalité construite collectivement)
    sur absence de lien social/ecclésial et l’impuissance à prendre la parole d’une manière crédible dans l’espace public,
  • et les moyens mis en œuvre.

Il est alors possible de procéder collectivement à une redéfinition des finalités de la lecture : non plus en fonction d’un objectif idéologique défini a priori, mais dans une intelligence collective des fins (lues et interprétées dans les textes) et pas seulement des moyens.

Autre conséquence :

Quitter les salles de classe, et aller en des lieux d’alphabétisation. Si la finalité est le processus d’humanisation, en rupture avec une idéologie, les lieux sont appelés à changer, en fonction de demandes de milieux en quête de « spiritualité », de « lien ecclésial ».

D’aucuns éprouvent un sentiment à la fois d’urgence et d’impuissance face à l’ampleur démesurée de la tâche, touchant ainsi au tréfonds d’un rapport problématique au temps et à l’espace, tant d’un point de vue social qu’ecclésial. Cette problématique soulève l’enjeu des conditions de la création de la distance. Or la pratique de lecture étudiée comporte comme exigence initiale le passage par le texte « lu » ; cela crée la distance, la différentiation et le décentrement. Il y a ainsi, d’entrée de jeu, une cohérence entre l’enjeu de la problématique et la méthode.

4.   Difficultés concrètes de cette pratique de lecture

La pratique de lecture telle qu’elle vient d’être présentée ne va pas de soi et pose certaines difficultés, qu’il faut reconnaître afin de les résoudre. J’ai regroupé en quatre volets ces difficultés, que je vous présente maintenant en fin de parcours.

a) La réalité ecclésiale

La réalité de la vie de nos églises entraîne un certain type d’activités privilégiées en paroisse. L’heure est à l’aménagement, à la gestion, à l’administration, ce qui favorise des activités d’ordre organisationnel et lorsqu’il reste quelques énergies, des activités d’ordre caritatif.

Par contre, les groupes de lecture impliquent un type de gratuité qui est de l’ordre de l’art de vivre sa foi en communion, d’une foi qui recherche l’intelligence, d’une foi nourrie par une pratique qui ne se résume ni à une méthode « simple » ni à une grille à appliquer tout azimut. Ce type de gratuité débouche sur des pratiques de foi, mais qui ne prennent pas la forme d’objectifs et de sous-objectifs pour des actions visibles et immédiates. Il s’agit de plonger dans le « devenir-chrétien », de mettre sa vie à la suite du Christ, de changer de rapport au temps et à l’espace pour entrer dans le temps et l’espace du Royaume. Et cela peut être long (certains groupes ont cinq ans d’existence et ne voient pas de « terme » à leur pratique de lecture), imperceptible, intérieur, les fruits étant de devenir serviteurs de la Parole dans sa vie, en toute gratuité. Ces transformations ne sont pas contraires à l’action, au contraire : c’est un travail intérieur sur sa façon d’entrer dans l’action, sur la mouvance de l’Esprit à écouter pour agir autrement. Pour reprendre des termes traditionnels, il serait possible de dire qu’il y a un déphasage entre la vie ecclésiale et la vie spirituelle. Concrètement, la vie paroissiale peut-elle accueillir un tel lieu de vie spirituelle alors qu’elle sent qu’il y a urgence en la demeure ?

  1. b) Prépondérance de la foi en tant que fides qua, la foi définie comme contenus, sur la fides quae, la foi dans son mouvement.

L’éducation de la foi que nous avons reçue, et qui domine encore notre imaginaire culturel, privilégie la transmission de contenus, de savoirs et de connaissances pour assurer l’adhésion à la communauté ecclésiale. Le type de « transmission de la foi » qui voit la foi comme un contenu de vérités à apprendre va puiser dans la Bible en tant que réservoir de savoirs, d’histoires en terme de fables morales (moralisation), ou de modèles de personnalités auxquels se modeler (psychologisation).

La pratique de lecture considère plutôt la foi sous un autre angle, elle regarde plutôt de l’autre côté du miroir. Derrière les énoncés, il y a l’énonciation ; derrière les mots, il faut voir comment cela est dit. Lire ce qui est dit sans s’y arrêter : voir plus loin, dans l’invisible de ce qui permet de parler ainsi. Il s’agit de passer du dit au dire, des mots à l’intention. Ou même davantage, voir la foi là où il n’y a que mouvement. Comme lorsque Jésus « vit » la foi des porteurs du paralysé qui descend par le toit (Marc 2) : nulle parole n’est échangée, nulle confession de foi, nulle affirmation, simplement le mouvement vers lui. Ou comme pour la femme à Béthanie qui ne dit rien (Marc 14, 3-9), qui ne fait aucune déclaration sur le contenu de sa foi, mais que Jésus entend dans la justesse de son geste : « c’est une bonne œuvre qu’elle a faite en moi… partout où sera proclamé l’évangile – partout où il y aura des paroles de foi- il sera fait mémoire d’elle » – de sa foi en acte et non de ses affirmation de foi, car de toute façon, elle n’a rien dit.

Dans un monde positiviste, la foi comme mouvement, comme motion par l’Esprit, risque d’être invisible et d’être ainsi mise de côté. Comment « voir » le mouvement de la foi, sinon en « ayant des yeux, qui, regardant, voient »…

  1. c) Difficulté à lire

La pratique de lecture telle que proposée dans les groupes dérange les habitudes même de lecture qui sont fortement implantées en nous depuis toujours. Nous lisons pour tirer rapidement des informations du texte, pour accumuler des savoirs utiles.

Lire est une activité qui n’est pas valorisée pour elle-même, car ce n’est qu’une étape instrumentale en vue d’une finalité qui est le savoir. Prendre du temps pour lire, c’est le lot des élèves du primaire : lire par la suite est un acte automatique auquel on ne s’arrête plus. Buter sur les mots, comprendre le sens des phrases, s’interroger sur la signification au-delà de l’évidence, tout cela nous paraît dérisoire. Le « sens » serait là, et il suffirait de le « prendre » pour l’utiliser.

Et pourtant, il s’agit de réinsérer l’acte de lecture dans la vie du lecteur, dans le rythme d’une vie où ce n’est pas le savoir qui compte, mais la parole échangée. Il ne s’agit pas vraiment de s’informer sur des contenus, puisque nous « connaissons » la teneur des récits évangéliques depuis l’enfance. Qu’implique alors de lire ces récits, si ce n’est pas d’en tirer un savoir ? La lecture est comme un événement qui implique toute la personne du lecteur, dans son histoire dans sa situation et dans son contexte. Lire devient un événement qui convoque la vie et le contexte du lecteur pour être lu par le texte. Lire pour réfléchir, rencontrer, écouter ce qui est là mais que nous ne savons pas dire.

  1. d) Rompre avec les habitudes individualistes de lecture

Une des principales difficultés de la pratique de lecture en groupe, consiste à entrer dans une pratique collective de la lecture. Les habitudes, encore une fois ancrées culturellement, sont celles de la lecture individualiste, où il s’agit d’avoir la bonne réponse en premier, de faire valoir sa compétence et sa performance devant les autres membres du groupe qui n’ont pus qu’à se taire puisque « la » bonne réponse vient d’être donnée. Il est très difficile de renverser cette habitude et d’entrer dans la construction de la signifiance sur un autre plan que celui des « bonnes réponses données par les élèves brillants ». Car il ne s’agit plus de briller, il s’agit d’être transformés par la lecture et de recevoir la parole de l’autre comme m’aidant à trouver le chemin de l’écoute.

Ceci implique un travail très particulier de la part de l’animateur. Celui-ci ne prend pas les « bonnes réponses » surgissant des individus dans le groupe en accumulant des contenus de savoir sur le texte pour arriver au bon « sens » du texte. L’animateur n’écoute pas tant « ce qui se dit », que « comment cela est dit ». Son écoute dépasse les contenus de savoir, pour déceler comment les actes de lecture sont structurés par le temps et l’espace des lecteurs. L’animateur écoute les membres du groupe de la même manière qu’il écoute le texte, avec les mêmes paramètres. C’est ainsi que se construit l’humanisation des lecteurs qui se découvrent situés dans le temps et l’espace, et recevant les textes comme confrontant leurs rapports au temps et à l’espace. L’animation se situe sur ce plan là, et l’animateur va chercher les fils d’or de chaque intervention afin de tisser une tapisserie, on pas sur « le sens » du texte, mais sur sa signification pour les lecteurs ici présents dans leur contexte et leurs interrogations sur les conséquences de rencontrer ce texte ici et maintenant, alors qu’il nous parle de se retourner et de croire à partir d’un nouveau rapport au temps et à l’espace : le temps accompli et l’espace du Royaume tout proche.

Les difficultés très concrètes devant ce type de pratique de lecture sont autant de l’ordre de l’intellectualisme que de l’anti-intellectualisme. Il faut naviguer entre les deux, car certains lecteurs n’arrivent pas à quitter leurs savoirs sur le texte, et sont très offusqués que ce savoir ne soit pas valorisé ; mais certains autres croient que ce déplacement par rapport au savoir implique que l’on en reste à son émotion face au texte : « moi ce qui me frappe dans le texte ». Tout en ne décourageant ni l’ardeur théorique ni la prise en compte de la dimension affective, la pratique de lecture doit recanaliser les énergies vers une écoute d’un autre ordre : ni exclusivement intellectuelle, ni exclusivement affective. Car c’est toujours la dimension de la « pratique », du contexte global de la personne qui est négligée tant dans une approche que l’autre. Cette pratique engage les lecteurs dans leur humanité, qui ne se réduit ni à l’intelligence ni à l’affectif : l’humanité concerne les actions et les paroles qui engagent dans la responsabilité devant et pour l’autre. Appelons cela le plan du salut, où l’enjeu n’est pas de performer intellectuellement, ni de s’épanouir émotivement. Le salut se situe à un autre plan de l’existence, et l’enjeu consiste à entrer dans une lecture qui permette d’entendre le salut offert en Jésus Christ.

C’est pourquoi l’autre danger immédiatement conséquent est celui de l’hyper-interprétation où l’on décolle radicalement du texte ou du fondamentalisme où tout est dans la lettre du texte. C’est le même danger, sur deux faces d’une même médaille : dans les deux cas, il y a impossibilité de rencontrer le texte, d’écouter ce qu’il signale. La pratique de lecture prend ici tout son poids : une pratique de lecture suppose que le texte est rencontré et ni sur-interprété, ni figé dans sa lettre.

Un exemple de sur-interprétation consiste en une moralisation ou une psychologisation du texte. On va alors chercher des « grilles » interprétatives, qui peuvent par ailleurs avoir leur valoir en soi, et les « appliquer » au texte pour tirer « le sens » du côté de réponses déjà établies. La moralisation cherche à tout prix à trouver l’agir moralisant découlant du texte : cet «agir » est conçu comme un « savoir » sur le texte à appliquer dans la vie, comme un contenu. Le principe d’humanisation n’est pas alors assuré, car on tire le texte d’une part dans un savoir, et d’autre part, ce savoir isole l’agir du contexte dans le temps et l’espace des lecteurs tout en isolant l’agir des autres dimensions de l’humain, l’intellect et l’affectif.

Plus fréquente et pernicieuse est la sur-interprétation du côté de la psychologisation du texte. On applique des grilles d’ordre psychologique au texte, celui-ci devant fournir les clés de l’épanouissement humain. Le danger de ne pas écouter ce que le texte dit sur un salut non réductible à l’épanouissement est très fort. Ce danger de sur-interprétation pose toute la question des conditions de notre écoute de ce qu’implique la suite de Jésus.

Conclusion

C’est avec l’image de la tapisserie que j’aimerais conclure mon intervention. La pratique réglée de lecture telle qu’exposée, permet aux lecteurs concernés de tisser chacun leur propre tapisserie, mais à partir de matériaux provenant de trois sources : 1. les textes bibliques ; 2. leur propre expérience de vie et de foi, conjuguée à l’intelligence de leur vie et de leur foi ; 3. la tradition d’interprétation que le groupe porte comme pré-compréhension et par rapport à laquelle se vit une distanciation et une appropriation constantes.

La tapisserie qui résulte de l’expérience de la pratique réglée de lecture est ainsi unique, et porte le motif élaboré par groupe. Les dérives interprétatives sont freinées par le groupe qui pose constamment la question : mais qu’est-ce qui te permet dans le texte de soutenir ton interprétation ?

Je me permets de résumer, en conclusion, la logique théologique de l’ensemble de la démarche.

Tout d’abord, la prise de parole des lecteurs dans le groupe n’est pas conçue d’abord et avant tout comme « expression de soi », expression de son affect et de ses impressions sur le texte. Chaque prise de parole est regatégorisée, entre autres, à partir de Is 55, 10-11 :

« De même que la pluie et la neige descendent des cieux et n’y retournent pas

sans avoir arrosé la terre, sans l’avoir fécondée et l’avoir fait germer

pour fournir la semence au semeur et le pain à manger,

ainsi en est-il de la parole qui sort de ma bouche,

elle ne revient pas vers moi sans effet,

sans avoir accompli ce que j’ai voulu et réalisé l’objet de sa mission ».

Ce qui permet de comprendre les prises de parole dans leur mouvement théologal, dans leur participation au don que Dieu fait de sa parole dans le Verbe fait chair. C’est ainsi que l’on retrouve dans chaque prise de parole le schéma de l’incarnation du Don du Père dont chaque parole est la figure pour l’autre, dans l’édification même du groupe qui se reçoit de la circulation de la parole.

En second lieu, il faut redire que l’enjeu dans la pratique de lecture consiste à trouver le chemin de la Parole en nos chairs pour lui faire écho dans nos prises de parole, ce qui implique une mise à distance de notre désir de nous exprimer, au profit de l’écoute du texte. Voilà bien l’essentiel de la pratique de lecture : pouvons-nous accepter de poser l’écoute de la Parole comme précédant notre besoin d’expression ? Sans pour autant que cela constitue un enseignement magistral sur le texte où l’auditeur est confiné à la pure passivité ? Il s’agit bien plutôt de se mettre sous la mouvance du Verbe fait chair, qui habite en nos chairs et qui nous révèle notre humanité, c’est-à-dire précisément comment la parole nous habite. La pratique de lecture permet ainsi de reconnaître la rencontre entre la Parole de Dieu et notre parole dans nos vies.

En troisième lieu, les échanges sur le texte font état d’un écho, d’une résonance et d’un retentissement de la texture du texte dans la texture de la vie des lecteurs. Cette texture ne se réduit pas à la sphère émotive, car l’humain est minimalement toujours à la fois cognitif, pratique et affectif. Ainsi l’écho entre la parole du texte et la parole des lecteurs ne peut contourner une de ces dimensions sans réduire la portée anthropologique fondamentale du Verbe fait chair.

Finalement, il faut préciser que le défi communautaire de la pratique de lecture consiste à trouver en groupe — en Église — le chemin de la Parole dans, par et pour l’humain. La pratique de lecture s’inscrit dans un mouvement qui part de la lecture du texte, en passant par la construction de significations du texte, dans la visée du partage de ces significations sur les personnes et le groupe. Ce mouvement est à l’inverse de celui des groupes de partage où ce sont les impressions de chacun sur le texte qui constituent la première étape de la rencontre. Il s’agit plutôt ici de lire et construire les significations de telle sorte que ce soit le texte qui nous interprète, qui interprète nos vies. Le mouvement part toujours du texte lu, et non du texte imaginé dont les participants n’ont habituellement qu’un vague souvenir.

Un dernier mot avant de terminer : lire constitue à la fois un travail d’Église, puisque la pratique de lecture est collective, un travail de foi, non exclusive de l’intelligence, et une transformation des lecteurs. C’est la parole de Paul en Galates qui résume le mieux la finalité de cette lecture : « je vis, mais non plus moi, c’est le Christ qui vit en moi » (Ga 2, 20), ce qui constitue la suite de la transformation visée par Luc, transformation de témoins oculaires à Serviteurs de la Parole (Luc 1, 1-4).

Anne Fortin

18 août 2004

Note

[1] Pour cette section sur la fonction symbolique, nous nous inspirons de très près de la pensée de Dany-Robert Dufour, et plus particulièrement de son texte : « Malaise dans l’éducation et crise de la subjectivité contemporaine », dans Y a-t-il une éducation après la modernité, par le Collectif PAIDEIA, Paris, 2002, L’Harmattan, p. 25-46.