Jean 15, En écoutant Jean Delorme III

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3.2.2. L’amour des amis (15, 12-17) (les composantes de l’amour)

« Voici mon commandement à moi, que vous vous aimiez les uns les autres comme je vous ai aimés. Personne n’a de plus grand amour que celui qui livre sa vie pour ses amis. Vous êtes mes amis, si vous faites ce que moi je vous commande. Je ne vous appelle plus esclaves (serviteurs), parce que l’esclave ne sait pas ce que fait son seigneur, mais je vous ai appelés amis, parce que tout ce que j’ai entendu de mon Père, je vous l’ai fait connaître »

Le texte enregistre un pas de plus : « mon commandement est que vous vous aimiez les uns les autres comme je vous ai aimés ». L’important ici, c’est le « comme ». Il introduit continuité et similitude dans l’échelle d’amour : du Père pour le Fils, du Fils pour nous, et de nous à nous. A chaque de gré c’est le même amour et il se pratique de la même façon.

Au bas de l’échelle, le commandement « aimez-vous les uns les autres », c’est ce qu’on a retenu du message chrétien, à tel point qu’aucune culture aujourd’hui n’oserait se définir en contradiction de ce « bien commun ». Cependant, ce qui maintient l’appellation d’origine contrôlée demeure le « comme ». Le « comme » se définit au verset 13 « Personne n’a de plus grand amour que celui qui livre sa vie pour ses amis ».

On voit qu’il y a plusieurs degrés dans l’amour. En 13,1 le texte faisait mention d’un amour passé, continu, persévérant, auquel s’ajoutait un amour poussé jusqu’au bout par le lavement des pieds. Maintenant, le geste trouve sa portée extrême : « donner sa vie pour ses amis ».

On pourrait s’étonner de ne pas trouver mention chez S. Jean de l’amour des ennemis, autre marque de l’amour chrétien. Elle est supposée pourtant. L’amour des ennemis, c’est l’amour de gens qui à l’extrême en veulent à votre vie. Or personne ne peut prendre la vie à celui qui l’a donnée d’avance. Les deux marques d’amour finissent par se rejoindre.

« Vous êtes mes amis » : trois raisons motivent cette déclaration : – « Je vous tiens pour mes amis puisque je donne ma vie pour vous » – « Vous êtes mes amis si vous faites ce que je vous commande, c’est-à-dire si votre conduite s’adapte à mon désir, et ce que je vous commande, c’est de vous aimez les uns les autres ». (Au chap. 13, cela s’appelait le commandement nouveau, – nouveau parce que inauguré par l’absence de Jésus disparu). – Un troisième trait définit l’ami par sa différenciation d’avec l’esclave (le serviteur). L’esclave ne sait pas ce que fait son maître : il n’y a pas communication des intentions et des connaissances de l’un à l’autre. En revanche, la communication entre Jésus et ses amis va si loin qu’elle est comparable à la communication du Père à Jésus : « tout ce que j’ai entendu de mon Père, je vous l’ai fait connaître ». Ce « tout » est celui d’un germe : Jésus n’a pas fini de leur parler et, de plus, l’Esprit que le Père enverra en son nom les enseignera en tout et sur tout et leur rappellera tout ce qu’il aura dit. Ce « tout » est une connaissance qui ne cessera de grandir et de fermenter.

3.2.3. Porter du fruit : les conséquences de l’élection (15, 16)

« Ce n’est pas vous qui m’avez choisi, mais c’est moi qui vous ai choisis, qui vous ai établis pour que vous alliez, vous, et portiez du fruit et que votre fruit demeure, pour que tout ce que vous demanderez à mon Père en mon nom, il vous le donne ».

La communion d’amour entre Jésus et ses disciples comporte une priorité qui n’est pas corrigée par le « comme » : « c’est moi, Jésus, qui vous ai choisis, pas vous ». L’amour du Christ précède celui des disciples. Cette préséance rejoint une expérience commune : nous sommes toujours devancés en amour de sorte que nous ne pouvons aimer qu’après avoir été aimés. De même pour la vie : on ne peut la donner qu’après l’avoir reçue. Ce que Jésus reprend à son compte : « Vous ne pouvez pas aimer sans avoir été aimés, vous ne pouvez pas servir sans avoir été servis par le Maître et Seigneur que je suis ».

Comment recevoir une telle déclaration ? Comment admettre d’avoir été aimé avant d’avoir pu choisir cet amour ? Malaise qui se répand sur cette vie qui nous est donnée avant d’avoir été consulté. « Maudit soir le jour où je suis né », dit Job. Sous-entendu : si j’avais pu choisir…

D’où l’inquiétude des gens qui se demandent ce que signifie cette priorité de l’amour. Il la rattache à la question de la prédestination. Si j’ai été choisi, pourquoi moi et pas les autres ? On rejoint la question de Jude : « Tu vas te manifester à nous, pourquoi pas au monde ?

Cette gêne d’avoir été choisi procède du souci, que l’on croit charitable, de penser aux autres comme à soi-même. Mais comment savoir si les autres n’ont pas été choisis ? On ne peut se mettre dans leur peau. « J’ai été choisi » ne peut se dire que pour soi-même [2]. Et c’est une position qu’on ne peut pas raisonner. Pourtant le choix n’implique-t-il pas quelque exclusion ? La question est précisément de savoir si l’élection ne nous mettrait pas dans une position d’exclusivité. Sur ce point le cas d’Israël est éclairant. Son élection ne fut pas un privilège. Israël est élu afin de porter témoignage aux autres peuples que tous sont élus. L’élection ne se referme donc pas sur un seul peuple : « tous les peuples seront bénis en Abraham » (Gn 12). Choisir n’est pas exclure.

Il en va de même de l’élection des 12. On le voit aux conséquences de ce choix. « Je vous ai établis pour que vous alliez et portiez du fruit ». Autrement dit : « Je sous ai aimés, non pour que vous restiez les uns sur les autres, en un petit cercle fermé, mais que vous alliez porter témoignage au monde qu’il est appelé au salut.

3.3. Contre l’amour, haine et persécution (15, 18 – 16, 4)

Cette troisième partie est un avertissement au sujet de la haine du monde contre les disciples et des persécutions qui vont suivre. La question est de savoir quelle est la raison du départage entre ceux qui ont été « choisis » et le « monde ». Ce dernier ne serait-il pas choisi ?

« Si le monde vous hait, sachez qu’il m’a haï avant vous. Si vous étiez du monde, le monde aimerait ce qui est à lui. Mais parce que vous n’êtes pas du monde et que moi je vous ai choisis du milieu du monde, vois là pourquoi le monde vous hait. Souvenez-vous de la parole que je vous ai dite : le serviteur n’est pas plus grand que son seigneur. S’ils m’ont persécuté, vous aussi, ils vous persécuteront; s’ils ont gardé ma parole, ils garderont aussi la vôtre. Mais tout cela, ils le feront contre vous à cause de mon nom, parce qu’ils ne connaissent pas Celui qui m’a envoyé.

3.3.1. Haine et persécution pour vous comme pour moi (15, 18-20)

La haine du monde s’exerce en contrepartie du « comme ». « Comme je vous ai aimés, demeurez dans l’amour de moi » vs « comme j’ai été haï, vous serez haïs par le monde ». Inversement « si vous étiez du monde, le monde aimerait ce qui est à lui ». Là est le principe de la haine. La haine d’appellation contrôlée, c’est la haine du monde. Elle vise ceux qui ne sont pas à lui.

Qu’est-ce que le monde ? C’est un collectif vague. On ne sait pas qui est à lui. Il peut aussi bien être parmi nous, peut-être aussi parmi les élus… Il n’est donc pas perceptible ni personnalisé, sauf lorsqu’il s’affichera dans les persécutions. « Ils m’ont persécuté », « Ils » au pluriel, ce sont des personnages humains; Si vous voulez savoir qui c’est, attendez d’être persécutés…

Ce qui caractérise le monde, c’est d’aimer ce qui est à lui. « Il ne peut pas vous aimer parce que vous n’êtes pas à lui », voilà ce que dit le Maître. « En effet, par le choix que j’ai fait de vous, je vous ai tirés du monde tout en vous laissant dans le monde. Ce qui veut dire que l’amour que je vous porte n’est pas un amour de propriété. C’est un amour qui a son origine dans l’amour du Père, et l’amour du Père n’est pas un amour de possession.

L’image du monde

Le monde est un ensemble constitué de parties qu’il tient à garder pour soi. Il se défend contre tout ce qui pourrait lui enlever quelque chose de lui – par instinct de conservation. Nous naissons dans une structure de genre-là.

La famille, par exemple, est prise entre deux tendances : entre un amour qui se rétrécit aux limites du groupe dont chacun fait partie et, à l’inverse, un amour de diffusion qui pousse chacun à réaliser sa vocation. Dans les meilleures communautés, il peut y avoir conflit entre ces deux tendances. Dans la communion fondée par le Christ, les membres ne sont pas des parties dans un tout fermé sur lui-même. « Je vous ai choisis pour que vous vous en alliez… »

Rester replié sur le groupe, c’est la tentation sectaire. L’antidote du sectarisme, c’est la liberté de parole. Dans un groupe sectaire, la première chose qu’on ligote, c’est la parole. On vous apprend à ne pas parler, à être assimilé par l’idéologie du groupe, et bientôt l’individu n’a plus le droit d’écouter un autre discours, de lire n’importe quel livre, en somme de n’avoir plus la liberté de parole. Puis au bout d’un certain nombre d’années, les membres du groupe ont tellement bien ingurgité la langue de bois du parti qu’il répète, comme à Babel, la même chose avec les mêmes mots.

A l’opposé, il y a la parole du Christ : « Souvenez-vous de la parole que je vous ai dite : l’esclave n’est pas plus grand que son seigneur ». Tel est le principe qui justifie la sentence : si le seigneur est persécuté, les disciples le seront aussi.

C’est ainsi que le texte rend compte du partage entre deux sortes de « Ils » : ceux qui persécutent parce que leur appartenance au monde les a conduits à refuser d’entendre la parole, et ceux qui, dans le monde sans être du monde, ayant écouté la parole du Maître, garderont la parole des disciples. Ce qui importe à ces derniers, c’est que la liberté de parole soit gardée, fût-ce au prix de la vie.

3.3.2. La haine et la persécution contre Jésus (15, 21-27).

« Mais tout cela, ils le feront contre vous à cause » de mon nom, parce qu’ils ne connaissent pas Celui qui m’a envoyé. Si je n’étais pas venu et ne leur avais pas parlé, ils n’auraient pas de péché; mais maintenant ils sont sans excuses pour leur péché. Celui qui me hait, hait aussi mon Père. Si je n’avais pas fait parmi eux les œuvres que nul autre n’a faites, ils n’auraient pas péché. Mais maintenant, ils ont vu, et ils me haïssent, moi et mon Père. Mais c’est pour que s’accomplisse la parole qui se trouve dans leur loi :ils m’ont haï sans raison ».

La cause ultime de la haine des persécuteurs, elle tient, non pas aux disciples, mais au nom de Jésus. Ce motif repose sur une ignorance, à savoir l’ignorance de son envoi par le Père. L’argumentation qui suit prend l’allure d’un plaidoyer que Jésus engage face aux persécuteurs. Accusé dans un procès, il se défend. Ses ennemis seraient sans péché s’il avaient reçu la parole et reconnu les œuvres de l’envoyé du Père. Or ils ont vu et entendu, mais ils le haïssent, lui et son Père. Ils le font selon leur loi.

Pourquoi leur loi ? « La » loi se réfère à une plainte du psalmiste qui dit : « ils m’ont haï sans raison ». Les persécuteurs ont fait de cette plainte leur loi comme règle d’action. Et pourtant, pour eux, cette loi devenue règle d’action ne peut soutenir l’accomplissement de la parole de Dieu. Autrement dit, leur haine sans raison n’est pas l’effet d’un acte d’obéissance, encore moins l’accomplissement conscient de la parole de Dieu. Pour les persécuteurs, il n’y a pas de parole, mais une règle, c’est-à-dire un énoncé sans locuteur. Il est possible d’appliquer sans raison une règle qui n’est plus une parole. Mais pour les persécutés, le comportement de leurs adversaires accomplit une parole prophétique. « Ils m’ont haï sans raison », voilà une parole de Dieu qui leur dit : ne vous en faites pas trop, c’est bon signe si vous êtes persécutés, votre plainte est déjà inscrite dans le Psaume, vous êtes avertis. Ainsi la haine qui arrive, c’est une parole qui se réalise. Ce n’est pas simplement un malheur qui vous tombe dessus.

La douleur provoquée par le malheur peut couper le souffle. Elle se concentre alors sur le corps. Pouvoir en parler l’apprivoise déjà. Elle commence à prendre sens dans l’échange. C’est ainsi que par l’avertissement de la persécution l’effet du traumatisme se trouve atténué : tiens ? C’était déjà écrit, il y avait une parole prononcée pour nous prévenir et donner sens à ce qui nous arrive. Un secours ultime nous est promis pour le découvrir lorsque Jésus fera appel à un autre Avocat pour défendre sa propre cause : « Lorsque viendra le Paraclet, que moi je vous enverrai d’auprès de mon Père, c’est lui qui rendra témoignage de moi ». (Autrement dit : J’enverrai un témoin fort dans mon procès avec le monde). « Et vous aussi, vous rendrez témoignage, parce que vous êtes avec moi depuis le début ». Pour calmer la peur des disciples, on leur annonce que les persécutions qui les attendent seront en continuité avec celles que leur Maître a subies : ils auront à les supporter pour rendre témoignage à leur Seigneur. Elles trouveront là leur sens définitif.

3.3.3. Dernier mot sur le persécutions : dénonciation de la fausse religion (16, 1-4)

« Je vous ai dit cela pour vous ne soyez pas scandalisés. On vous exclura des synagogues. Bien plus, elle vient l’heure où quiconque vous tuera croira rendre un culte à Dieu. Et ils feront cela parce qu’ils n’ont connu ni le Père, ni moi. Mais je vous ai dit cela pour que, l’heure venue, vous vous rappeliez que je vous l’ai dit. Je ne vous l’ai pas dit dès le début, parce que j’étais avec vous. »

C’est au moment où Jésus part qu’il leur dit cela. Les persécutions risquent de faire tomber les disciples ou de les prendre au piège. Pour éviter le scandale, on leur dit d’avance ce qui va leur arriver. C’est déjà çà, il y a du sens investi d’avance dans les persécutions.

On vous exclura des synagogues. Dans la perspective johannique, les communautés en jeu restent, semble-t-il, orientées vers le milieu juif. Autre est la perspective synoptique où il est dit : « ils vous conduiront devant des gouverneurs et des rois », elle déborde la question des synagogues.

La prévision apportée par Jésus porte en outre sur le « Dieu » au nom duquel ils seront tués. Ce n’est pas le vrai Dieu, puisque « ils n’ont connu ni le Père, ni moi ». Le Dieu au nom duquel on tue est une idole. A l’inverse, connaître le Père et le Fils peut être une source de non violence : il est d’autant plus nécessaire d’y réfléchir que qu’il existe une violence provoquée par la religion. Pourquoi ? Parce que la religion fonctionne parfois comme le « monde ». Les religions vont aimer ce qui leur appartient à l’exclusion des autres. Elles se tournent alors contre tout ce qui risquerait de leur enlever quelque chose. Le fanatisme religieux fonctionne selon l’amour du monde, pas selon l’échange de parole. Dans l’évangile, on voit bien d’avance que connaître le Père et le Fils devrait guérir des violences issues du sentiment religieux ou d’une certaine conception du sacré.

[1] On peut demander même ce qu’on a, par ex. du pain, parce que c’est le désir du Père que l’on en ait !

[2] Même ceux qui se choisissent pour se marier savent au fond qu’ils ont a été choisis l’un l’autre « pour se choisir ».