Jean 16, En écoutant Jean Delorme IV

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IV.2. La venue mystérieuse de Jésus (16, 16-33)

Cette venue, c’est le passage de l’affliction à la joie, d’un voir à un autre voir, d’un parler en similitude à une parole ouverte.

1) Première étape : d’un voir à un autre voir (16,16- 23)

« Un peu et vous ne m’apercevrez plus, vous ne me remarquerez plus, puis encore un peu et vous me verrez. Quelques uns des disciples se dirent entre eux : « qu’est-ce qu’il nous dit là « un peu et vous ne me remarquerez plus et puis encore un peu et vous me verrez », et « Je m’en vais vers le Père ?  » Ils disaient donc qu’est-ce que ce peu dont il parle. Nous ne savons pas ce qu’il veut dire ». Jésus connut alors qu’ils voulaient l’interroger et il leur dit : « Vous vous questionnez entre vous sur ce que je vous ai dit : un peu et vous ne me remarquerez plus et encore un peu et vous me verrez. En vérité, en vérité, je vous dis que vous pleurerez et que vous vous lamenterez, et le monde se réjouira. Vous serez, attristés, mais votre tristesse se changera en joie. La femme quand elle enfante a de la tristesse, parce que son heure est venue ; mais quand elle a donné le jour à l’enfant, elle ne se rappelle plus sa tribulation dans la joie de ce qu’un homme est né au monde. Vous donc aussi, maintenant vous avez de la tristesse, mais je vous reverrai et votre cœur se réjouira ; et votre joie, nul ne vous l’enlèvera. En ce jour-là, vous ne m’interrogerez plus sur rien. »

« Un peu et vous ne me remarquerez plus, et encore un peu et vous me verrez ». L’affirmation aux disciples est liée à la cessation d’un premier voir. « Théorein » veut dire ce qu’on voit avec ses yeux, ce qui est susceptible d’être observé, détaillé. Le verbe est utilisé pour dire ce que Pierre et Jean observèrent au tombeau. Or Jésus a annonce : « vous aurez beau observer, vous ne me remarquerez plus ». Mais il ajoute : « encore un peu et vous me verrez (opsan) ». Qu’est-ce que ce voir là ? Il correspond à un autre voir, celui de Jésus : « Je vous verrai à nouveau » (16,22).

Ordinairement on comprend que le premier voir correspond à la disparition de Jésus lors de la Passion, et le second à sa réapparition à la résurrection. Encore un peu, je vous quitte ; encore un peu je reviens. En fait le texte est plus subtil, comme le suggère les deux verbes utilisés. La simple opposition entre disparition et apparition serait incompatible avec l’affirmation « votre joie, personne ne pourra vous la ravir ». Cette joie déborde en effet le temps des apparitions successives de Jésus à ses disciples.

Apparition/disparition. Les apparitions sont provisoires. A quoi reconnaît-on qu’on a une apparition ? A ce qu’elle disparaît ! C’est la disparition qui est le test d’une apparition. (Voir par ex. l’apparition du Seigneur à Manoah, père de Samson. C’est lorsque l’ange du Seigneur a disparu que Manoah dit : « J’ai vu l’ange du Seigneur »).

« A nouveau je vous verrai ». La prédiction de Jésus indique un nouveau voir, lequel n’est pas un savoir. Qu’est-ce que c’est que ce voir qui ne se fait pas par le regard des yeux ? Le passage à ce nouveau voir équivaut au passage de la tristesse à la joie comparable au passage de l’affliction à la joie chez la femme qui enfante. Quand l’heure de l’enfantement est passée, c’est la joie de ce qu’un être humain est né au monde.

Il y a pourtant une différence entre le cas de la femme et celui des disciples. Pour ces derniers, il n’est pas dit : « il y aura un mauvais moment à passer, et après ce sera la joie tous les jours de votre vie ». Non, c’est le passage qui peut durer. On ne voit pas que les disciples connaissent un moment déterminé de leur vie où le passage se fera. Ce qui donne à penser que le passage sera permanent. L’insistance des repères « un peu, encore un peu », à trois reprises, laisse entendre que les états rapportés, tristesse d’un côté, la joie de l’autre, alterneront au cours du temps, avec des retours en arrière et des bonds en avant. De toute façon, l’affliction sera de peu de durée, mais la joie aussi. Entre des deux états, il y a l’épaisseur d’une feuille de cigarette. Qu’est-ce que ce peu, demandent les disciples : c’est justement ce passage et il est permanent.

« Vous pleurerez, le monde se réjouira ». Les pleurs font surgir l’image du deuil. Elles en sont la démonstration extérieure. Au temps de Jésus, les familles embauchaient des gens pour se lamenter et pleurer et manifester par là le regret de celui ou celle que l’on perd.

Pendant ce temps, le monde se réjouira parce qu’il aura l’impression d’être débarrassé du mort. Jésus absent, vient la question ironique : « où est-il ton Dieu ? » Le monde se réjouira de ce que votre Christ ou votre Dieu vous a lâché et vous vous lamenterez comme pour un deuil.

L’image de la femme qui enfante offre les même contraste entre l’affliction et la joie. Oui, mais c’est pour une naissance. La comparaison avec le femme vient combattre l’impression de deuil. Mort et naissance s’opposent. L’impression de séparation et de deuil est convertie pas la parole de Jésus en souffrances d’engendrement. Il en résulte une joie qui n’est pas simplement d’ordre psychologique. La femme est dans la joie de ce qu’un homme est né au monde.

Le monde ici prend une valeur positive, loin de toute agressivité. Le monde, c’est l’univers. La joie d’une mère regardant son petit bébé s’explique parce que l’univers s’est enrichi d’un homme. Un être humain de plus au monde, çà change le monde. La comparaison est donnée pour illustrer le passage de l’affliction à la joie après la disparition de Jésus.

La joie de voir et d’être vu. La joie, c’est que vous me verrez et que je vous verrai. Il s’agit d’un voir particulier parce qu’on n’y voit rien des yeux ! Ce qu’on voit est peut-être quelque chose en train de naître. La souffrance de l’absence fait naître quelque chose de nouveau dans le monde

Un nouveau type de parole (16, 23-28)

« En ces jours-là vous ne m’interrogerez plus sur rien. En vérité, en vérité, je vous le dis, ce que vous demanderez au Père, il vous le donnera en mon nom. Jusqu’à présent vous n’avez rien demandé en mon nom. Demandez et vous recevrez pour que votre joie soit plénière. Je vous ai dit cela en similitude. Elle vient l’heure où je ne vous parlerai plus en similitude et je vous parlerai ouvertement du Père. En ce jour-là vous demanderez en mon nom, et je ne vous dis pas que moi je prierai le Père pour vous car e Père lui-même vous aime, parce que vous, vous m’avez aimé et que vous avez cru que moi je suis sorti d’auprès de Dieu. Je suis sorti du Père et venu dans le monde ; de nouveau je quitte le monde et je vais vers le Père ».

On notera l’abondance des verbes impliquant la parole : interroger ou ne pas interroger, parler en similitude, parler ouvertement… Toutes les phrases du texte portent sur la parole. Ce qui est annoncé, c’est un nouvel usage de la parole entre « vous / Moi / et le Père ».

En quoi consiste-t-il ?

– de la part des disciples, l’usage de la parole n’aura plus l’occasion de poser des questions. C’est la conséquence de l’affirmation : « Vous me verrez, je vous verrai ». La curiosité d’en savoir plus, ou de vouloir imaginer, sera complètement dépassée. A défaut de savoir tout, ils n’auront plus cette démangeaison de poser des questions.

La communion du « voir » engendre une espèce d’intuition qui fait qu’on se connaît : je connais, je suis connu, cela relativise tous nos soucis de représentation sur les persécutions à venir, sur la fin du monde, l’enfer, le paradis, etc. Par contre il y a une parole à la disposition des disciples, c’est la demande au Père. « Demandez au Père en mon Nom et vous recevrez pour que votre joie soit plénière. » La joie naît de la certitude de connaître et d’être connu et, dans cet espace, d’adresser directement des demandes au Père qui nous aime.

Le Nom de Jésus sur nos lèvres, c’est le nom de Jésus dans notre cœur, c’est-à-dire la mémoire que nous avons de son œuvre et de son désir. La prière dans le sens de ce désir sera exaucée.

– de la part de Jésus, la parole exercée dans cet espace de la connaissance mutuelle, relèvera de l’amour d’amitié (philein). Elle comporte une nouveauté qui n’existait pas dans les paroles antérieures. Jésus parlait en « similitude », maintenant il parle « ouvertement ». « Similitude » correspond chez les synoptiques à « paraboles ». Les paraboles sont des similitudes : elles racontent quelque chose pour dire par analogie autre chose. L’interprétation doit porter sur le « comme » qui relie les deux plans de signification. Mais on ne sort pas d’un parler en similitude. Il est important de le savoir. Dans S. Jean, similitude veut dire : je n’ai pu vous parler du Père autrement qu’en similitudes. Tout ce que je peux vous dire du Père a toujours été à travers des images. Déjà « le Père », c’est quelque chose qui fait appel à votre expérience de fils ou de fille d’un père. C’est l’expérience de la filiation et de la paternité qui est là derrière et qui sert de base pour dire quelque chose de Dieu. Mais cela ne dit pas tout de Dieu. Père, Dieu ne l’est pas sur notre modèle. Ce serait plutôt le contraire : notre expérience de la paternité et de la filiation est très en dessous du modèle de la paternité et de la filiation dans la Trinité. On ne pourra donc jamais se passer des images pour parler de Dieu.

Mais alors que signifie le « parler ouvertement » ? Le nouveau parler correspond au nouveau voir. Le voir en question révélerait une présence. Ici, c’est l’image d’une parole qui ménage la révélation ouverte du Père. Voir et parole introduisent une sorte de communion dans l’être.

Paix dans la dispersion et victoire sur le monde (29-33)

« Les disciples lui dirent : « Ah ! Voilà que maintenant tu parles ouvertement et ne dis aucune similitude. Maintenant nous savons que tu sais tout et que tu n’as pas besoin qu’on t’interroge. A cela nous croyons que tu es venu de Dieu. Jésus leur répondit : « A présent vous croyez ! Voici qu’elle vient l’heure – elle est venue – où vous serez dispersés chacun de son côté et vous me laisserez seul. Mais je ne suis pas seul, parce que le Père est avec moi. Je vous ai dit ces choses, pour qu’en moi vous ayez la paix. Dans le monde vous avez de l’affliction, mais courage ! Moi, j’ai vaincu le monde. »

« Ah ! Maintenant tu nous parles ouvertement, au moins c’est clair ! » La satisfaction des disciples porte sur la dernière phrase de Jésus : « Je suis sorti du Père et je suis venu dans le monde, et de nouveau je quitte le monde et je vais vers le Père ». En fait ce n’est pas plus clair qu’auparavant pace qu’on ne sort pas des figures. Personne n’a mesuré les kilomètres nécessaires pour venir de la résidence du Père au monde d’ici bas ! Il faut quitter ce langage du savoir, fût-ce pour dire : « maintenant, nous savons que tu sais tout ! ». Ce serait encore loger Dieu dans notre savoir. « Moi je ne sais pas, Allah sait », çà nous tranquillise. C’est un très mauvais argument parce que çà nous dispense d’étudier, puisque « Il » sait.

Réponse de Jésus : « A présent vous croyez… » On dirait qu’il se résigne : « Je ne peux pas dire que vous ne croyez pas, seulement vous croyez croire en disant ce que vous dites ». Le vrai, c’est qu’on n’est pas encore au but. L’heure vient où les disciples s’échapperont chacun de leur côté. Cela met un bémol à leur foi : « Attention, vous allez me laisser seul ! » L’avertissement n’est pas pour troubler les disciples : « Je ne suis pas seul, ajoute Jésus, le Père est avec moi. Et je vous dis cela pour que vous, vous ayez la paix ». Il n’y a pas de reproche et, de toute façon, les disciples ne peuvent venir accompagner Jésus.

« Dans le monde, vous avez de l’affliction, mais courage ! moi j’ai vaincu le monde ». La victoire sur le monde est acquise (le verbe est au parfait), alors même que Jésus n’a pas encore entamé sa Passion. On a l’impression, comme souvent, que Jésus parle « d’après » sa mort. Ce n’est pourtant pas le langage d’après la résurrection, car alors il serait sans similitude. Avant la Passion, il parle encore en similitudes de façon anticipée sur ce qui suivra la résurrection et l’envoi des disciples. Nous, nous sommes invités à « entendre » ce nouveau mode de parler, sans mots, sans analyse des notions, et à « voir » sans observer ni remarquer, pour laisser place aux intuitions du cœur.

Le mot de la fin : « N’ayez pas peur ! J’ai vaincu le monde ». Victoire sur le monde ne veut pas dire condamnation du monde. Donc courage ! Le mot résumerait bien le texte. La peur nous a menottés. La force de l’Esprit dompte toute peur, parce qu’elle est la certitude de la présence et de la connaissance mutuelle contre toute question, sécurité et point de vue du savoir.