Luc 19, 1-10, Quand le salut advient pour une maison

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Le PN « donner » déployé dans l’énoncé verbal de Zachée le place à la fois dans la position du SE et du SOP. L’objet valeur dont il se disjoint en donnant aux pauvres et à ceux qu’il a lésés fait l’objet d’une logique mathématique un brin bizarre. Une fois donnée la moitié de ses biens aux pauvres, que peut-il bien lui rester si on soustrait encore un montant égal à quatre fois les sommes extorquées ? [5] Rien du tout, peut-être, ou si peu. Cependant, l’analyse narrative bute sur l’attribution d’une valeur à ce changement de jonction survenu pour Zachée. Il ne se débarrasse pas d’un objet devenu nuisible, ce qui en creux le conjoindrait à un autre objet dont il pourrait jouir, par exemple une réputation blanchie. Il ne s’agit pas de substituer une valeur à une autre au sein du même paradigme. Plus radicalement, il y a changement de régime, de l’axiologique au topologique. Car le don médiatise une relation entre sujets. Il faudra un autre modèle pour en parler.

Troisièmement, la relecture de Jésus

L’énoncé verbal de Jésus pose encore autrement l’événement décrit par le PN3 « rester dans ta maison ».

a) L’axe de l’état : l’advenue d’un salut pour la maison de Zachée

Tout d’abord, il lui apporte une nouvelle sanction qui se présente comme l’antithèse de celle de « tous ». La première partie de l’énoncé verbal de Jésus décrit une transformation qui affecte la maison de Zachée. Une maison (SE) est conjointe à un salut (OV) sans pour autant qu’un SOP soit désigné. Le « salut est advenu », tout simplement ; l’emploi du verbe d’état advenir [6] laisse libre ce poste. Jésus ne revendique pas pour lui-même un rôle de sauveur. La maison pointe métonymiquement un événement plus large, plus global que ce qui toucherait le seul sujet Zachée, tout en le concernant au premier chef.

Ce PN peut être mis en parallèle avec celui de « tous » dont il est l’antithèse. Là où eux voient une entrée de Jésus, lui y substitue l’advenue du salut. Là où ils placent une transformation de Jésus par la conjonction à un pécheur, lui pose plutôt une maison accueillant le salut. Alors que leur sanction relit la performance de Jésus, celle de Jésus souligne son enjeu : la transformation de la maison de Zachée. La sanction de Jésus met en lumière que, pour celle-ci, l’enjeu fondamental de son «rester » chez Zachée (PN3) est un événement de salut que la sanction de « tous » occulte complètement.

« Car lui aussi est fils d’Abraham », ajoute l’énoncé de Jésus. L’advenue du salut est quelque chose qui se rattache à l’identité de « fils d’Abraham ». L’évocation de la figure du patriarche traîne dans son sillage celles de l’alliance et des promesses de salut. Tout fils d’Abraham, aux côtés de « tous » et de Zachée, est l’héritier de ces promesses et le destinataire du salut. La maison est le lieu où aboutit pour lui la promesse qui le visait à travers la parole adressée autrefois à Abraham. Nous y reviendrons bientôt.

b) L’axe du faire : le PN du Fils de l’homme

Ensuite, l’énoncé verbal de Jésus s’attarde à la performance du SOP « Fils de l’homme » [7] .

Le diagramme ne présente qu’une ébauche de PN où l’état final n’est pas précisé. Le Fils de l’homme est engagé dans une performance décrite par deux termes : « chercher » et « sauver ». L’articulation entre les deux versants de cette performance reste floue. Chercher pourrait être, comme c’est indiqué ici, la compétence requise pour sauver. Mais peut-être bien aussi s’agit-il de performances autonomes. D’une manière ou l’autre, « chercher et sauver le perdu » constitue la visée constante de la venue du Fils de l’homme (« venu pour »). Sa venue est pour un autre, le « perdu » qui en sera éventuellement transformé dans la mesure où, comme Zachée, il y consentira.

c) L’articulation des deux axes

L’axe de l’état montre l’aboutissement du parcours de Zachée. Une histoire singulière est relue comme événement de salut. L’axe du faire, à distance du cas particulier, déploie la perspective globale de la performance que le Fils de l’homme ne cesse d’accomplir : « chercher et sauver le perdu ». Les deux axes apparaissent distincts. Mais l’énoncé de Jésus les articule par un « car » dont les dessous seront éclairés à l’étape suivante de l’analyse. [8] À ce stade-ci, nous pouvons tout de même noter l’écho entre les figures de salut. D’une part, une maison est transformée par la conjonction à un salut advenu, de l’autre, une performance de salut (liée à une recherche) qui vise constamment le perdu. Cet écho ne gomme pas l’écart entre la visée de la venue du Fils de l’homme qui concerne une catégorie d’humains, le « perdu », et ce que Jésus nomme comme accompli dans une histoire particulière, le salut pour la figure collective de la maison.

Dimension énonciative

Après avoir successivement regardé d’un point de vue narratif la ligne somatique et la ligne verbale, il nous reste à considérer comment l’énonciation du texte les articule.

L’énonciation de « tous », de Zachée et de Jésus (seconde parole) sont toutes trois inscrites comme sanctions de la performance « rester », mais de façon différenciée : le dire de « tous » est une sanction négative de la performance de Jésus, celui de Zachée est un objet message, et celui de Jésus est une lecture de l’enjeu de la performance (état transformé) et, sur cette base, une lecture de la mission du Fils de l’homme.

1- « Tous »

La parole de « tous » est un murmure non adressé qui exclut Jésus et Zachée : ce dernier, parce que l’énoncé lui assigne un statut d’objet (pécheur), et Jésus, de par la réprobation portée par la figure du dire qui permet d’assimiler à un jugement à son encontre ce que dit l’énoncé. Pour eux la fréquentation du pécheur fait problème. Le lecteur est ainsi situé quant à leur interprétation de la Loi. Ils s’en tiennent à la lettre de son énoncé qui condamne l’intimité avec le pécheur. Jésus est ainsi posé en transgresseur de la Loi, donc en pécheur. Selon leur perspective, fréquenter un pécheur équivaut à se conjoindre au péché. Du coup nous sommes fixés : le péché est une valeur dysphorique. Ainsi s’exprime la sanction que « tous » donne au PN3 de Jésus. Le diagramme ci-dessous en rend compte visuellement sous la forme du « schéma de la parole » [9].

2- Zachée

Le retournement de Zachée, vécu comme une descente qui a permis l’accueil avec joie, le fait advenir à la parole [10]. Après les transformations somatiques déjà décrites, il est maintenant question de la transformation énonciative de Zachée. Notons tout d’abord comment, se distinguant de « tous », mais rejoignant Jésus, il prononce une parole adressée qui le relie à la fois au Seigneur et à d’autres. La figure du dire élaborée par le texte [11] pointe le Seigneur comme interlocuteur et Zachée, comme en écho, nomme de même celui à qui il s’adresse. Son énoncé instaure en outre la place des destinataires de son don : les pauvres et ces autres qu’il a lésés. La parole de Zachée marque son avènement dans une structure relationnelle ternaire.

Dans son énoncé, Zachée dit qu’il donne (diagramme ci-dessous). En parlant au présent, il rend contemporaines l’énonciation du don et sa réalisation, bref il prononce une parole performative qui accomplit ce qu’elle dit, c’est-à-dire le faire entrer dans l’ordre ternaire du don [12]. Elle opère la transformation de Zachée et non pas le transfert d’un objet. C’est donc par la parole que Zachée se relie à la fois à Jésus et aux autres. Et c’est bien là, au niveau de l’instauration de relations entre sujets et au-delà des changements de jonctions d’objets, que la vérité du salut se joue pour Zachée. Les objets, quant à eux, sont réinvestis comme médiateurs de la relation.

3- Jésus

La première et la dernière parole du texte sont attribuées à Jésus. Dans les deux cas, il s’agit de paroles adressées qui insèrent Jésus dans une forme ternaire.

Première parole de Jésus

On le voit pour cette première parole dans le fait que l’énonciation de Jésus le tourne vers son interlocuteur, Zachée, et que son « il me faut » le relie à un tiers non nommé. Précisons.

La première partie de l’énoncé, « Zachée, hâte-toi de descendre » est, par la forme qu’elle adopte, un ordre [13], un appel personnel lancé à Zachée, une invitation à un déplacement spatial. C’est la manipulation du PN2 « descendre » de Zachée (diagramme précédent, flèche 1).

La suite de l’énoncé, introduite par le marqueur d’énonciation « car », fonde cet appel sur un impératif lié à la volonté d’un destinateur autre par qui s’autorise l’action de Jésus. Celui-ci est ainsi placé dans le rôle d’un destinateur délégué qui agit pour ce destinateur absent auquel il se soumet dans l’obéissance. Cet impératif a été formulé comme le PN3 « rester dans ta maison », le programme de base de Jésus dont nous avons aussi présenté les relectures.

Deuxième parole de Jésus

À nouveau, la prise de parole de Jésus engage pleinement la dimension ternaire. Adressée à Zachée, elle vise pourtant « tous » par l’énoncé. Jésus est donc relié simultanément à ces deux sujets.

La seconde parole de Jésus cumule plusieurs fonctions qui vont maintenant être précisées à l’aide du diagramme ci-dessous.

Portée générale du PN du Fils de l’homme

La parole de Jésus, en énonçant comme un principe le PN du « Fils de l’homme », fournit un cadre interprétatif à tout le reste.

Les figures à connotation spatiale d’arrivée, de venue ou d’advenue reliées à Jésus, au Fils de l’homme et au salut jouent entre elles. Jésus doit « rester dans ta maison » (PN3), et alors pour celui qui entend l’appel et s’y conforme « un salut est advenu » (relecture de Jésus). Le « car » du second énoncé verbal de Jésus relie deux termes que nous avons présentés plus haut comme l’axe de l’état et l’axe du faire. Ce marqueur d’énonciation fait du second terme le fondement du premier. La transformation de la maison par la jonction du salut a son origine dans la performance « chercher et sauver » du Fils de l’homme. Cette performance est le principe qui éclaire toutes les venues du texte, y compris celle de Jésus qui traverse Jéricho (ligne somatique).

Du coup, le « il me faut » un peu obscur qui lance le PN3 s’éclaire : l’obéissance de Jésus est celle d’un sujet qui endosse et assume la mission du Fils de l’homme (flèche 6). L’acceptation de cette mission précède nécessairement toute l’histoire mise en scène dans ce texte. Mais le texte ne lève pas le voile sur la manière dont se fait la manipulation visant la jonction de la scène divine à laquelle renvoie le Fils de l’homme, et de la scène humaine où agit Jésus. Il ne fait qu’énoncer le principe. Peut-être pourrions-nous, avec prudence, y voir une forme d’entendre, de la part de Jésus, d’une Parole venue d’ailleurs. Quoi qu’il en soit, Jésus, comme sujet du « devoir faire », maintient toujours l’écart entre lui et le Fils de l’homme et ne revendique jamais pour lui-même la position de sauveur. L’homologation entre le parcours de Jésus et celui du Fils de l’homme se donne tout de même à voir pour le lecteur. Et ce dernier pourra aussi en déduire que le salut consiste pour chacun, au lieu d’enracinement de ses convoitises, à lâcher prise sur tout ce qui est de l’ordre de la valeur pour être établi dans une dynamique relationnelle ternaire.