Repères pour la sémiotique énonciative,
A. Pénicaud

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2 – Enjeux de l’emboîtement des niveaux

Que produit l’emboîtement des niveaux ?

La présentation en relief permet ainsi de considérer un texte en croisant les deux axes de la succession et de l’emboîtement. Il apparaît là :

a) Comme un enchaînement d’énoncés somatiques (de niveau n)…

b) A partir duquel des acteurs suscitent, par le débrayage du dire, des énoncés verbaux qui portent généralement des énoncés somatiques de rang supérieur (n+1). Il peut à nouveau se produire que des acteurs de ces énoncés prennent à leur tour la parole , formulant des énoncés verbaux où se déploient des énoncés somatiques de rang supérieur (n +2), etc. Une progression de niveau somatique montre comment un acteur interprète (lit) la situation dans laquelle il se trouve.

c) La formulation d’un énoncé verbal suscite souvent un entendre [15] qui opère, par embrayage, un retour vers un énoncé somatique de rang inférieur (…, de n+2 vers n+1, de n+1 vers n) où se manifeste un effet de sens. Une régression de niveau somatique montre comment un acteur interprète (entend) un énoncé.

La comparaison entre deux niveaux successifs (n, n+1, n+2, etc…) permet ainsi d’observer l’énonciation des acteurs : le dire en suivant la progression des niveaux (n, n1, n2, n3, n4, etc), et l’entendre en suivant leur régression (… n4, n3, n2, n1, n). Cette observation permet à son tour de qualifier une énonciation et d’en évaluer l’authenticité.

Illustration a) Qualifier une énonciation

La comparaison des niveaux d’énoncés permet de s’appuyer sur leurs échos et leurs écarts pour qualifier un dire ou un entendre.

– Dans le dire, c’est le niveau inférieur (n pour n+1, n+1 pour n+2…) qui sert d’appui à la comparaison. Ainsi l’activité de Marthe (« Mais Marthe était accaparée par beaucoup de service ; » v. 40a) est interprétée par elle comme la conséquence d’un abandon de Marie dont « le Seigneur » serait complice (« il ne te soucie pas que ma sœur seule m’ait laissée servir » v. 40b). La figure d’exclusion déployée par son énoncé invite à caractériser son dire par la jalousie. Mais « le Seigneur » lit autrement l’attitude de Marthe : comme une agitation désordonnée témoignant de son absence de rapport à un « unique nécessaire » (« Marthe, Marthe, tu te soucies et tu bruites autour de beaucoup ; d’un seul il est besoin. » v. 41). Ce dire, qui désigne une erreur, est correctif.

– Dans l’entendre, le référent est constitué par le niveau supérieur (n+2 pour n+1 ; n+1 pour n). La réponse du « Seigneur » à Marthe montre que son entendre n’entre pas dans l’énoncé de son dire mais évalue l’ensemble de son comportement (dans l’articulation somatique, énonciatif et verbal).

b) Authentifier une énonciation

La comparaison des niveaux d’énoncés permet également d’authentifier un dire ou un entendre. Cette possibilité tient au fait qu’un texte postule, comme la condition de sa lecture, la crédibilité des énoncés somatiques de premier rang (n). Assumés par la « voix du texte » [16] ils sont qualifiés par la véridiction, qui est une « vérité dans l’ordre du dire » et ne doit pas être confondue avec la vérité référentielle (c’est-à-dire l’exactitude) : elle dit seulement ce qui est « vrai » pour la voix du texte. En effet la schize qui sépare un énoncé de la « réalité » interdit définitivement de se prononcer sur l’exactitude d’un énoncé. Un énoncé est un « micro-univers de signification [17] » relevant d’un système de véridiction (de vérité dans le dire) clos sur lui-même. L’énoncé somatique y a la fonction d’un référent indiscutable, par différence avec lequel est évaluée la véridiction d’un énoncé de rang supérieur : elle dépend entièrement de son degré d’accord ou de désaccord avec lui [18].

Seule cette comparaison permet d’authentifier, ou à l’inverse d’invalider une énonciation (dire ou entendre). En effet la parole d’un acteur ne s’autorise que d’elle-même et ne bénéficie d’aucun a-priori de crédibilité : elle exprime simplement le point de vue de cet acteur, et ce point de vue demande à être confirmé au regard de dont le texte dit qu’il est [19]. Cette confirmation n’exprime bien sûr que le point de vue du texte. Mais la lecture a à faire avec ce point de vue, qu’il s’agit pour elle de discerner.

C’est ainsi que, en Lc 10, 38-42, l’accaparement de Marthe par « beaucoup de service » est donné par le texte comme un « fait » indiscuté. Mais il n’en va pas de même de son interprétation. Le texte oppose là deux points de vue, dont le statut est différent. Le dire de Marthe, dont elle seule est garante, invente une scène d’exclusion qui n’a rien à voir avec les figures du texte. Le point de vue de Jésus est en revanche confirmé par l’écho de figures intervenu entre son énoncé et celui du texte et celui de Jésus (notamment concernant l’agitation de Marthe et sa façon de faire du bruit). Il se trouve en outre que le texte qualifie ce dire comme celui du « Seigneur », ce qui ouvre cette authentification sur un registre divin différent d’une pure validation humaine.

g) Conclusion : un modèle anthropologique… inspiré par les textes bibliques

Un retour comparatif sur le schéma de la parole aidera à situer les enjeux d’une lecture ancrée dans une attention à la parole, telle que les textes bibliques invitent à la comprendre. Voici à nouveau ce schéma :

Ce modèle relève d’une structure ternaire, organisée autour de la distinction entre les trois dimensions somatique, énonciative et verbal. Ce caractère ternaire est assuré par les deux schizes (coupures) qui, en traversant l’énonciation, la définissent comme ce qui relie les niveaux somatique et verbal en interdisant de les confondre : dans le dire la schize intervient du somatique au verbal, et dans l’entendre du verbal au somatique. De leur fait la parole se comprend comme une dynamique ternaire, dans laquelle la circulation d’un énoncé relie des individus somatiques tout en les préservant de la fusion. Le cœur de cette dynamique est constitué par un mouvement de renvoi incessant : il n’y a de dire qu’adressé à un entendre, et d’entendre qu’à partir d’un dire. Et l’entendre suscite à son tour le dire, relançant ainsi le moteur énonciatif. Le schéma de la parole soutient ainsi un travail de l’altérité : altérité des mots et des choses (c’est l’effet direct des schizes), altérité des sujets en relation et de leurs lieux de sens (c’est leur effet indirect). La parole se qualifie ici comme une « gymnastique de l’autre », où le partage d’un énoncé suscite la différence des sujets comme l’invitation à un travail d’harmonisation.

Cette compréhension de la parole est bien différente de celle qui a cours aujourd’hui. On en trouvera ici une représentation, reconfigurée selon les couleurs du schéma de la parole, de façon à rendre les modèles comparables.

Ce modèle, nommé « schéma de la communication », décrit la parole comme la transmission d’un « message » à valeur informative. Ce « message », formulé par un « émetteur » à destination d’un « récepteur », parle d’un « référent ». Véhiculé par un « canal », il est « codé » par « l’émetteur  » pour être « décodé  » par le « récepteur ».

La correspondance des couleurs permet d’en expliciter quelques différences avec le schéma de la parole.

– Ce modèle situe « l’émetteur » et le « récepteur » (qui correspondent respectivement aux sujets du dire et de l’entendre) exclusivement dans la dimension somatique, les positionnant ainsi comme en dehors de l’énonciation.

– L’énonciation elle-même privilégie nettement le versant du dire, qu’elle définit comme une activité technique de codage (effectuée à l’intérieur d’un canal donné). Le versant de l’entendre est constitué par un « récepteur » situé en position inversée face à « l’émetteur » : d’où sa qualification par une activité de décodage symétrique du codage du dire, codage et décodage assurant l’adéquation de « l’émetteur » au « récepteur ».

– Entre les deux pôles circule un « message » référé à la réalité du monde ou à l’un de ses doubles verbaux. En effet le schéma postule l’adéquation de ce « message » au « référent » dont il parle, quel qu’il soit. Il est un intermédiaire direct ou indirect de la réalité : direct quand il s’y réfère explicitement, indirect quand cette référence transite par un autre énoncé.Cependant quel que soit le nombre des intermédiaires la réalité est toujours un référent ultime, l’exactitude de cette référence étant ce qui assure la validité du « message ».

Le schéma de la communication repose sur le présupposé d’une possible correspondance entre les mots et les choses. La comparaison avec le schéma de la parole rapporte ce présupposé à l’absence d’une schize traversant le dire : avec elle disparaît l’intervention d’un pôle de dire subjectif entre la réalité et le « message » : dans la mise en discours, aucune place n’est faite à une activité interprétative. Il en va de même dans l’entendre, où le « récepteur » est également considéré comme ajusté sur « l’émetteur » : il est censé recevoir le « message » tel qu’il lui a été adressé. Là encore, la schize a disparu. Ce double effacement de la subjectivité implique une possible adéquation du « récepteur » à « l’émetteur », que leur altérité ne sépare plus

La non prise en compte de l’activité interprétative (qui est par définition subjective) situe la communication dans une logique d’objectivation pour laquelle l’écart est considéré comme problématique : l’écart des mots aux choses est une inexactitude et l’écart entre les sujets atteste d’une faute interprétative [20]. C’est pourquoi il s’agit, malgré les apparences, d’un schéma statique : le présupposé de correspondance constitutif du schéma fige le rapport des mots aux choses, et en même temps la relation des pôles de la communication. Il se qualifie ainsi par une logique binaire, postulant soit l’univocité soit le désaccord.

Il se trouve que le schéma de la parole a été découvert fortuitement dans les textes bibliques par des exégètes et théologiens sémioticiens. En effet ces textes proposent des figurations de la parole dont la prise en compte a guidé le travail des chercheurs du CADIR. Leur répétition de texte en texte a attiré l’attention de ces chercheurs, qui leur ont donné la fonction de modèles. C’est ainsi qu’ils en sont venus à poser la question de l’énonciation [21]. Dans le même temps se découvrait à eux l’intransitivité des textes bibliques [22], c’est-à-dire leur fonctionnement en miroir : en figurant les trajectoires de la parole ils figurent aussi, indirectement, leur propre parole. Ces textes mettent en scène les conditions de leur énonciation, et en même temps l’invitation au sens qu’elle adresse à des lecteurs.

C’est la poursuite de cet axe de recherche qui a donné naissance ces dernières années au « schéma de la parole » qui constitue le cœur de la sémiotique énonciative : il est une tentative pour formaliser les dynamiques de parole figurées par les textes bibliques [23]. En même temps, il rend compte du geste de lecture proposé par la sémiotique. En parallèle ont été développés les modèles du relief et du vitrail, qui redéploient le schéma de la parole dans l’analyse des textes.

Ces éléments situent l’enjeu de lire ainsi les textes bibliques. Il s’agit de chercher à en ajuster (autant que faire se peut) la lecture avec la façon dont eux-mêmes figurent la parole. Le bénéfice de l’expérience n’est pas pour les textes, mais pour leurs leurs lecteurs. Il y a là pour eux un principe de validation interne, qui revient à tester la « théorie biblique » de la parole à partir des effets de sa mise en œuvre. Cette mise à l’épreuve alimente et structure concrètement la foi des lecteurs – c’est-à-dire la confiance qu’il font à la parole à l’œuvre dans les textes : sa vérité s’atteste pour eux aux fruits de vie qu’ils en recueillent. Elle se prouve en s’éprouvant. La suite de ce parcours reviendra de façon approfondie sur ces quelques indications (cf §3,g2).