Lire et brûler, Anne Fortin

retour p. 1 p. 2/

2. Les programmes associés au Fils de l’homme

Pour l’acteur Jésus, la mort n’est pas un fait brut isolé, mais toujours une étape intégrée dans un parcours interprétatif sur le sens de la vie, de la souffrance, de la mort et d’une vie autre. Le sens de la mort ne peut être isolé du sens de la vie, du sens de la présence de Dieu dans nos vies et d’une vie nouvelle à laquelle Dieu appelle. Mais comment l’acteur Jésus peut-il arriver à prendre un recul devant le fait brutal de sa mort ? Comment sa mort peut-elle trouver un autre sens que celui de la violence exercée contre lui ?

L’enjeu de la mort pour les grands prêtres est de faire taire cette parole qui interprète autrement les Écritures. Car cette parole est en constant décalage par rapport aux désirs de pouvoir et de gloire des humains, à commencer par ceux de ses disciples. À Pierre qui veut voir en lui un Christ en gloire, Jésus oppose le passage par les Écritures pour comprendre l’enjeu de son identité : « il les menaça afin qu’ils ne parlent à personne de lui ainsi (Christ). Et il se mit à leur enseigner que le Fils de l’homme devait beaucoup souffrir, être rejeté par les anciens, et les grands prêtres et les scribes, et être tué, et trois jours après ressusciter. Et avec assurance la parole il parlait. » (Mc 8, 30-32).

Quel est le fonctionnement de cette parole pour qu’elle réalise ce décalage, pour qu’elle permette un tel recul devant la brutalité des désirs humains ? C’est une parole qui s’inscrit dans une autre parole, dans la parole des Écritures. Le passage par la figure du Fils de l’homme, figure lue et interprétée dans les Écritures, indique les étapes du parcours de la parole : le réel n’existe pas pour lui-même et en lui-même, il résonne par rapport à une parole déjà donnée ‑ appelons cela « le symbolique [7] », qui construit une modalisation humaine du rapport aux choses. Sans ce passage par le symbolique, par cette interprétation des Écritures en l’occurrence, les faits bruts s’emballent, s’enroulent sur eux-mêmes; l’imaginaire et la volonté de puissance s’y engouffrent, et la violence du rapport au même supprime ce qui signale l’ouverture à l’Autre. Jésus parlait la parole, il reprenait dans son acte de parole une parole venue d’ailleurs, pour que s’accomplissent les Écritures, pour que le réel soit déplacé par une parole autre.

Jésus de Nazareth […] est posé hors Écritures, en place de sujet de l’énonciation, au moins sous la forme spécifique du sujet énonciataire qui écoute, interprète et en qui l’Écriture est relevée ou « accomplie » [8].

Il parlait la parole (Mc 2, 2), car c’est pour proclamer qu’il est sorti (Mc 1, 38), de même que le Semeur est sorti pour semer la parole (Mc 4, 3 et 4, 14). Que le Semeur soit sorti pour semer, que Jésus dise qu’il est sorti pour proclamer (Mc 1, 38), indique le mouvement de sortie d’un lieu d’immédiateté pour faire entrer dans le réel la parole venue d’ailleurs : sortir de soi, de son rapport d’immédiateté à soi, sortir pour parler, en passant par ce détour des Écritures afin que la parole ne soit pas que sa propre parole. La parole qui vient de Dieu ne peut être qu’une parole venue d’ailleurs, inscrivant la différence dans le regard que les humains posent sur le monde. L’interprétation des Écritures proposée par Jésus est pour ainsi dire ternaire, car elle fait toujours intervenir un point de vue autre sur le réel, le point de vue de l’Autre qui ne peut être réduit à nos jeux de pouvoir et à nos désirs de domination. Le rapport aux Écritures ne s’inscrit pas dans un dialogue binaire « je-tu », toujours entaché de volonté de pouvoir, mais dans une logique « je-tu-Il », où le « Il » insuffle la vie, une vie nouvelle, dans nos chairs. Cette parole est une, une parole vers, une parole pour : elle est parole-mouvement, parole-don, parole-amour. Parole de Dieu, sortie et exprimée dans et par le Fils, pour ceux à qui elle est destinée. Cette Parole crée un moment éthique, crée le temps de la relation.

Jésus est confronté à sa mort par l’intermédiaire d’une parole venue d’ailleurs. Les Écritures proposent un cadre interprétatif sur le sens de la mort, et la parole de Jésus s’y inscrit, non pour s’y aliéner, mais bien plutôt pour débrayer du corps-à-corps avec la mort afin d’embrayer dans une parole qui médiatise un rapport symbolique à la mort. Ce sera la figure du Fils de l’homme qui opérera la distanciation, le débrayage de l’immédiateté du fait brut de la mort. Les « annonces de la Passion » mettent en discours la possibilité du débrayage par l’intermédiaire d’une parole venue d’ailleurs. L’annonce de cette parole sur la Passion ouvre une brèche dans le réel : le réel se referme sur lui-même dans la violence et la mort, mais la parole fait intervenir une autre logique pour interpréter le réel. La logique du symbolique, de la parole, qui médiatise le rapport au monde à travers un cadre de foi en autre chose, en espérance de la présence de Dieu parmi nos souffrances.

Le recours à la figure du Fils de l’homme des Écritures permet de définir l’identité de Jésus non pas en terme d’être mais en terme de rôle thématique. En effet, la figure du Fils de l’homme est associée au sujet d’état Jésus, impliqué dans les trois programmes narratifs : souffrir, être tué et ressusciter. Cette association commune rend indissociables ces trois programmes; s’ils peuvent être nuancés et amplifiés ‑ être bafoué, être livré peuvent s’ajouter comme sous-programmes de la souffrance ‑, jamais ils ne peuvent être dissociés. Même le programme de résurrection n’est jamais isolé du programme de la souffrance et de la mort. Ces trois programmes peuvent ainsi n’en faire qu’un seul, mégaprogramme dont chacune des parties ne peut se comprendre sans être associée aux deux autres. C’est ce qu’il manque à Pilate : le troisième volet de ce méga-programme – ressusciter – lui est inconnu.

L’enjeu pour l’acteur Jésus consiste à traverser les événements violents qui le menacent en endossant les rôles du Fils de l’homme qui ouvrent l’horizon au-delà de la violence humaine, en direction du programme de résurrection. Le texte met bien en scène la dissociation entre l’être de Jésus pris dans sa chair par la violence et les rôles du Fils de l’homme à assumer, par le fait que Jésus ne parle jamais du Fils de l’homme à la première personne. Le rôle thématique du Fils de l’homme subsume ainsi tout à la fois souffrir, être tué et ressusciter. Il constitue de cette manière le cadre interprétatif qui médiatise la violence pour inscrire dans le corps par la parole que la violence n’aura pas le dernier mot. Au corps-à-corps du baiser qui trahit Jésus en dehors de toute parole, et même qui interrompt la parole de Jésus (Mc 14, 43-46), à ce corps-à-corps qui porte la main sur son corps s’oppose la parole de Jésus qui désigne le rapport médiatisé au corps : « prenez, ceci est mon corps », dans un contexte de parole de bénédiction où la gratuité du don est le cadre interprétatif du programme de Jésus. On pourrait même ajouter que la parole de Jésus (« prenez, ceci est mon corps ») représente le moment par excellence de débrayage dans le programme narratif des grands prêtres. Le corps dont il parle ne peut être celui dont il est question : qu’est-ce à penser, pour les disciples ?

Une petite parenthèse peut ici permettre d’ajouter une autre dimension à la figure d’étonnement, d’immobilisme de Pilate. La suspension provoquée par sa réaction pourrait débloquer sur autre chose, s’il avait à sa portée, à son poste interprétatif, la figure du Fils de l’homme. La distanciation par rapport à l’acteur Jésus pourrait alors lui permettre de dépasser le réel de l’événement. Mais une telle hypothèse est gratuite, puisque la figure de Pilate est ce qui permet de camper les autres positions. Fermons la parenthèse.

Ainsi, la fonction de l’acteur Jésus, qui consiste à associer la trajectoire Passion, mort et résurrection au rôle thématique du Fils de l’homme, déplace le sens de sa mort. La performance du programme de Jésus n’est pas alors de mourir, mais de donner sa vie; non pas la mort du corps, mais l’annonce d’une parole d’Alliance et de vie nouvelle à propos du corps désigné par des paroles. Et cette parole sur le corps ne se limite pas à la mort seulement : la parole médiatise le rapport à la souffrance, à la mort et à la résurrection. La parole de Jésus à la dernière Cène nous plonge dans le programme narratif du Fils de l’homme : l’acteur Jésus devient un faire-valoir. Il sert ainsi de support physique à la parole des Écritures.

3. L’espace du don : où veux-tu que nous allions te préparer de quoi manger la pâque?

Le programme de l’acteur Jésus consiste donc à donner sa vie pour que s’accomplissent les Écritures. Que vient faire dans ce contexte une parole qui semble prophétique, comme un mini-miracle que l’on ne sait comment intégrer à l’ensemble de la Passion ? Un miracle de plus, pourquoi pas ?

Sortons du regard sur les objets et tentons d’adopter le point de vue de l’énonciation. La question porte sur le lieu de réalisation du programme de don de Jésus. La question porte sur l’espace désiré par Jésus pour réaliser son programme, qui n’est pas le programme de la mort, mais de la vie nouvelle – mais cela, nul ne le sait encore ! À une question banale – où allons-nous fêter la Pâque ? ‑, la réponse de Jésus, dans un contexte de récit, pourrait être tout aussi banale : « chez Untel ». Mais la question des disciples est un indice de plus qu’il y a interruption ‑ encore une fois ! – dans le récit. Il ne s’agit pas de situer physiquement le lieu du repas. Il s’agit plutôt de replonger dans le programme narratif du Fils de l’homme : nous sommes ici en plein territoire scripturaire.

Faut-il réaliser ce programme dans un espace sacré, dans un espace privilégié, dans un espace consacré ? La parole de Jésus ne fait que désigner l’espace, qui nous demeure d’ailleurs toujours inconnu. L’espace de la réalisation du programme n’est que désigné par une parole incroyable, qui semble jouer à la prédiction de pacotille. Mais cette parole de Jésus est précisément à croire, au même titre que les paroles des Écritures avec lesquelles elle est homologuée : « ils trouvèrent les choses selon ce qu’il leur avait dit » (Mc 12, 16). Mais, au fait, par la désignation du lieu, la parole de Jésus ne fait-elle pas se déployer l’espace des Écritures ? Jésus est ici metteur en scène d’un scénario dont la trame est calquée sur celle qui est tissée tout au long de l’Ancien Testament : Dieu annonce un événement, souvent dans le détail, et l’événement se produit, tel qu’annoncé. Ce que cette parole veut susciter, c’est l’acte de croire.

C’est le même rapport à la parole de Jésus qui est demandé aux femmes au tombeau : « Mais allez, dites à ses disciples, et à Pierre, qu’il vous précède en Galilée; c’est là que vous le verrez, selon ce qu’il vous a dit » (Mc 16, 7). Les disciples, pour les préparatifs du repas, s’inscrivent dans la parole donnée de Jésus comme dans une parole à croire qui inscrit un rapport interprétatif aux choses. Le lieu de réalisation du repas sera celui désigné par une parole antécédente, une parole à recevoir et à actualiser. Au tombeau, c’est la même inscription dans la parole antécédente de Jésus qui est demandée, mais la peur, l’immédiateté du rapport aux choses, a, selon les apparences, le dernier mot.

Les conditions de l’interprétation théologique à partir de la sémiotique

Pour rendre compte des conditions de l’interprétation théologique à partir de la sémiotique, je prendrai comme levier la conversion dans le rapport à la temporalité exigée par la lecture sémiotique. Cette conversion touche aux racines mêmes de l’acte interprétatif et au-delà de l’aspect anecdotique de ce texte bien précis de la Passion, cela permettra d’éclairer le processus de l’abandon de la « représentation », ainsi que la position du sujet dans le temps de son acte de lecture.

Prenons tout d’abord la parole dite « prophétique » de Jésus concernant le choix du lieu pour manger la pâque. La lecture habituelle lit cette séquence selon une linéarité du temps où il y a un « avant » et un « après », et où la parole de Jésus anticipe sur la suite des événements. Ce que dit Jésus est considéré alors comme une prédiction ou comme une vision anticipée (magique ? miraculeuse ?) de la réalité. Le lecteur projette alors sur le texte sa position existentielle qui est celle d’un rapport linéaire au temps. Le texte est conçu comme un récit suivi de faits, selon un modèle de temporalité reposant sur un enchaînement de réalités. Le texte est ainsi réduit à sa dimension de document relatant les péripéties de la vie de l’homme Jésus. La projection du rapport linéaire au temps par le lecteur est pour ainsi dire imperceptible, puisqu’elle se fait sous l’égide d’une métaphysique réaliste et empirique. Le temps du récit est calqué sur le temps vécu. Le texte consiste en la simple représentation d’événements se succédant, un compte-rendu, une chronique de faits. Et puisque la parole de Jésus concernant les préparatifs du repas déroge à la linéarité du temps, elle sort du réalisme et l’interprétation la catégorise nécessairement comme sortant des lois de la nature. La pierre d’achoppement est passée à la moulinette du réalisme, et elle ne permet plus de passer d’un sens premier à un autre sens puisque le sens est réduit à ce qui peut s’intégrer à l’intérieur des cadres du sens premier.

Mais alors, comment interpréter ? Le problème consiste dans l’interférence entre l’interprétation que le lecteur fait de son rapport au temps avec la mise en discours de la temporalité dans le texte. Cette interférence repose sur la métaphysique du sujet de la conscience, qui, depuis trois siècles, s’impose comme prisme à travers lequel le texte doit être interprété : l’expérience kantienne, définie à partir des catégories de temps et d’espace du sujet, construit l’instance interprétative en fonction de ses paramètres de temps et d’espace. Cette instance interprétative s’est enrichie d’un sens de l’histoire déterminant, dont la synthèse hégélienne est le socle, et sur lequel repose toujours la conception contemporaine de l’historicité. Les textes sont vus comme des documents de l’histoire permettant de retracer l’évolution de la civilisation et comme tels ils sont des mines de renseignements nous révélant la conscience de leur époque des écrivains du passé. Le paradigme interprétatif des textes dont nous héritons largement est celui de l’expérience historique qui établit une corrélation critique entre notre expérience historique et celle relatée par les textes.

Ce paradigme interprétatif n’est cependant pas le seul possible. Déjà pour Augustin, l’étude de la forme textuelle des Écritures allait jusqu’à poser comme paradigme interprétatif une théorie du signe [9]. Les études linguistiques contemporaines renouent avec cette perspective fondamentale qui appréhende le texte en tant que texte : « L’Écriture se donnant sous une forme textuelle, il importe donc que celui qui s’engage à l’interpréter fasse reposer son entreprise de lecture sur une théorie du texte [10] ». Pourtant, loin d’être une évidence, cette reconnaissance du texte en tant que texte implique un renversement du rapport à l’impensé de l’expérience historique : le sujet de la conscience voit comme un arrachement insupportable l’abandon d’une certaine logique du sens qui fait du texte une représentation du monde, là où, nous semble-t-il, il s’agit non pas de se renier comme sujet historique, mais bien plutôt de recevoir la structuration du sens spécifique à la dimension littéraire du texte. Le texte demeure un document de l’histoire, il ne s’agit pas de le nier mais de le voir aussi comme un texte. Plutôt que de s’enfermer dans un conflit d’interprétations irréductibles, il pourrait être intéressant d’intégrer dans notre conscience de sujets historiques un autre paradigme interprétatif, qui pourrait, à tout le moins, nous rapprocher de l’interprétation des Écritures qui a été pratiquée pendant une quinzaine de siècles. Plus précisément, dépasser les conflits d’interprétation permettrait aussi de reprendre autrement la question du rapport entre Écritures et Tradition. Sur ce chemin, le travail de Louis Panier nous guide :

Le rapport entre Écriture biblique et Tradition peut être réévalué à partir d’une théorie de la lecture des textes. On se représente habituellement la Tradition et son parcours historique comme une expansion du discours biblique et une explicitation progressive de son contenu, vérifiable à partir des textes de l’Écriture qui font toujours référence (et d’un Magistère qui articule Écriture et Tradition). On pourrait suggérer que la Tradition représente une sédimentation de la lecture qui, en deçà du message qu’elle communique et développe, atteste que le point focal de l’énonciation, mis en perspective dans la lettre de l’Écriture, est constamment et à chaque lecture « raté », et que ce qui « tient » le lecteur comme sujet de parole, ce qui le « cause », manque à être dit et fixé dans le contenu de sens d’un discours. De point de vue de la sémiotique, « le texte est à prendre comme une manifestation de sens » et la lecture vise à « décrire rigoureusement l’articulation du sens, la forme du contenu, la signification dont le texte est la manifestation. » [11]

Le travail de lecture sémiotique implique un arrachement à une certaine logique du sens, qui prend le texte comme représentation du monde, afin de recevoir la structuration du sens spécifique à l’acte littéraire. Dans l’Évangile selon Marc, le texte est truffé d’indices nous permettant de rompre le fil du récit : la trame passe ainsi de la dimension syntagmatique à la dimension paradigmatique et noue les deux dimensions de manière à créer des effets de syncope qui bousculent le rythme établi du récit. Ces effets de syncope nous font passer de l’acteur Jésus à la figure du Fils de l’homme, du programme narratif de l’un ‑ auquel se greffe celui des grands prêtres ‑ à celui de l’autre ‑ qui est en fait celui des Écritures. Une telle lecture permet un renversement du rapport à la temporalité et l’abandon du geste interprétatif qui cherche à voir dans le texte une « re-présentation » des événements historiques. L’énonciataire du texte devient un sujet interprété par le texte, posé comme énonciateur à son tour, après Pilate, d’un énoncé décalé, débrayé, sur le texte. La question est alors : quelles clés le lecteur lit-il dans le texte pour énoncer le sens de la mort de Jésus ?

Conclusion

Du point de vue de la théologie qui cherche à interpréter la mort de Jésus, ces quatre chaînes figurales de l’interprétation complexifient le regard sur le texte. Le parcours interprétatif de la mort de Jésus dans le texte se construit à partir de quatre postes interprétatifs : celui de Pilate qui opère une brèche dans la logique du programme de mort des grands prêtres, celui de Jésus qui interprète sa mort à partir des Écritures, celui des disciples qui tisse l’interaction entre l’énonciation et l’espace de réalisation du programme d’Alliance ; tout cela avec en filigrane le poste interprétatif des grands prêtres. C’est l’interprétation de la mort par les grands prêtres qui est en arrière-fond de toutes les interprétations et qui leur donne un relief.

C’est à partir d’indices textuels que notre acte de lecture s’est transformé. Suivre le fil des événements racontés nous a permis de déceler certaines « anomalies » dans le récit. D’un statut bien concret de relation d’événements, le texte a ainsi acquis sous nos yeux un statut plus abstrait, de la même manière que cet aspect a été mis en évidence dans les épîtres par Olivette Genest. Les pierres d’achoppement que nous avons identifiées ont syncopé le rythme du récit et ont permis de construire une structure dont la complexité est alimentée par le croisement sporadique de deux axes, l’un horizontal et l’autre vertical, croisement qui produit à chaque fois un effet de rupture propice à un débrayage des représentations connues.

C’est ainsi que l’acte de lecture, inspiré par la sémiotique, peut nourrir l’acte théologique. L’expérience théologique qui en résulte en est une d’approfondissement, de méditation, de lectio divina, où se rejoignent la rigueur et la contemplation, l’ascèse et la vigilance, bref, l’écoute.

Anne Fortin, Université Laval, 5 février 2004

Notes

[1] Travail de recherche subventionné par le CRSH, de 199 à 199 , portant sur l’acte de lecture, à partir du texte de la Passion dans l’Évangile selon Marc.

[2] Jean Calloud, « Le texte à lire », dans Le temps de la lecture, Cerf, Lectio divina, no 155, 1993, p. 62.

[3] Olivette Genest, « La figurativisation de la mort de Jésus dans les épîtres du Nouveau Testament », Colloque d’Urbino, p. 9.

[4] Olivette Genest, Presses de l’Université Laval.

[5] Origène, Traité des principes, Paris, Études augustiniennes, 1976, p. 224-225.

« Cependant, si, dans tous les détails de ce revêtement, c’est-à-dire le récit historique, avait été maintenue la cohérence de la loi et préservé son ordre, notre compréhension aurait suivi un cours continu et nous n’aurions pu croire qu’à l’intérieur des saintes Écritures était enfermé un autre sens, en plus de celui qui était indiqué de prime abord. Aussi la Sagesse divine fit-elle en sorte de produire des pierres d’achoppement et des interruptions (Rm 9, 33) dans la signification du récit historique, en introduisant, au milieu, des impossibilités et des discordances ; il faut que la rupture dans la narration arrête le lecteur par l’obstacle de barrières, pour ainsi dire, afin de lui refuser le chemin et le passage de cette signification vulgaire, de nous repousser et de nous chasser pour nous ramener au début de l’autre voie : ainsi peut s’ouvrir, par l’entrée d’un étroit sentier débouchant sur un chemin plus noble et plus élevé l’espace immense de la science divine. »

[6] Cette livraison correspondant à l’acquisition de la compétence par les grands prêtres en vue de la réalisation de la performance qui consiste à tuer le corps de Jésus, cf. les conclusions d’Olivette Genest dans le projet de recherche.

[7] Symbolique est pris ici dans un sens lacanien.

[8] François Martin, Pour une théologie de la lettre, Paris, Cerf, p. 119.

[9] Augustin, La Doctrine chrétienne.

[10] François Martin, Pour une théologie de la lettre, Paris, Cerf, 1996, p. 64.

[11] Louis Panier, « Espace et narrativité. Le pont de vue d’une sémiotique discursive », Colloque de Sète, avril 2003, p.1.