Vers une théologie de la lecture, Olivier Robin

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2. Une pratique de la lecture entre don et perte : la sémiotique

Voici que, dans l’assurance de cette dimension fondatrice de l’acte de lecture, la voie est ouverte pour en explorer les ressorts. Sera plus particulièrement regardé le geste proposé par la sémiotique énonciative. Celle-ci n’est pas toute la lecture, loin s’en faut. La lecture la déborde, fonctionnant aussi dans d’autres espaces théologiques, exégétiques, etc. La raison du choix électif de la sémiotique énonciative tient à sa capacité à associer indéfectiblement don dans le retrait et perte féconde (embrayage et débrayage), associée au souci constant de théoriser son propre geste et, partant, la lecture comme telle en tant que lieu de ce don et de cette perte. Elle pourra fournir de ce fait matière à inspiration pour une théologie de la lecture. Dans un premier volet, il va être montré comment, selon son style propre, elle se déploie à l’articulation du don et de la perte ; le second volet pourra s’y ancrer en opérant une relecture théologique de ce geste.

2.1. Le « choc » de la lecture

Il est rarissime qu’un lecteur qui se serait risqué dans la lecture sémiotique d’un texte biblique en groupe reparte avec l’impression étale qu’il se s’est rien passé pour lui. Même si, dans un premier temps, il ne sait qu’en dire, quasiment tout lecteur identifie aisément des déplacements intérieurs, parfois si violents qu’ils prennent l’allure d’un « choc », avec un aspect traumatique lié à l’impossibilité momentanée d’en porter quelque chose au langage.

Deux réactions extrêmes en témoignent, entre lesquelles toute une panoplie d’attitudes dessinent un spectre continu : le départ définitif du groupe ; une euphorie démesurée et envahissante. Les extrêmes sont aussi rares qu’une absence de réaction [7]. Toutes les attitudes renvoient à une façon plus ou moins aisée d’accueillir une perte reconnue comme don ou un don accepté comme perte. Le départ brutal dira que la perte a été profondément ressentie mais n’a pu être reconnue comme don et promesse et, partant, n’a pu être supportée. En termes sémiotiques, le débrayage s’est révélé trop violent. L’euphorie dira que le don s’est manifesté d’une façon tellement « sen­si­ble » qu’il est devenu impossible à la personne d’envisager la perte qu’il porte en germe. En termes sémiotiques, l’embrayage s’est révélé trop fascinant. Dans les deux cas, existait dans le sujet une ouverture minimale ; un début de fructification a commencé à se produire. La réaction étale dira inversement que, dans le sujet, n’existait pas, à ce moment et en ce lieu précis de lecture, l’ouverture nécessaire à un accueil [8]. L’im­mense majorité des lecteurs se situe quelque part entre les deux pôles du refus et de l’eu­pho­rie, chacun selon sa situation, dans un dosage variable entre don et perte, entre embrayage et débrayage [9].

Dans ce qui se présente le plus souvent comme les premiers temps de la lecture, ces réactions demeurent informulées et non portées au langage par le lecteur. Cela ne les empêche nullement de déclencher un chemin intérieur et non manifesté qui débouchera, tôt ou tard, sur des fruits. A l’articulation entre les deux, le don venant « relever » la perte, et celle-ci venant « désab­solutiser » le don, une parole va pouvoir, peu à peu, apprendre à jaillir. Une « ex­pres­sion » naîtra, viendra à manifestation, prendra le risque de s’exposer. Parallèlement, elle deviendra de plus en plus une « parole adressée » à un groupe et à d’autres lecteurs, témoignant d’une ouverture de plus en plus grande à la parole des autres et du texte. Cette parole viendra donner ses premiers contours à un « quelque chose » innommable, le transformant en « expé­rience ». Une telle « expérience », con­trairement à l’illusion souvent véhiculée, ne dit jamais l’irruption d’étrangeté ou le « choc » en tant que tels, mais met en scène l’état du sujet une fois celui-ci affecté et rendu à la parole. Ainsi la parole ne survient jamais que dans un après-coup, même lorsqu’elle prétend procéder à un récit de « ce-qui-est-arrivé » : elle ne sera qu’une reconstruction, une mise en figures du sujet en train de parler à partir des fruits advenus [10]. Elle dit le sujet et la manière dont ses figures propres, celles de son histoire gravées dans son corps, se sont trouvées réinterrogées et déplacées par la grâce d’une parole. C’est ici que le texte joue un rôle irremplaçable. Il offre au sujet ses propres figures pour prendre la parole, il s’offre comme lieu indéfini de commentaires qui, finalement, ne disent à peu près rien de lui mais à peu près tout du sujet qui s’expose dans la parole, dans le moment même de le faire. Le texte se fait écran, surface de projection, miroir, page blanche pour une écriture, témoin, révélateur, interprète du lecteur ; mieux, tout cela à la fois : il se fait « vitrail ».

Le texte s’offre ainsi comme ce qui pourrait s’appeler un « infini figural », raison d’une nouveauté se déplaçant continuellement et infiniment à chaque lecture. Traces de l’Autre dans le texte, fruit de son énonciation, les hiatus du texte sont eux-mêmes infiniment mouvants de sorte qu’aucun lecteur ne parviendra jamais à en faire le tour : ils se présentent comme des évidements dans le texte, perpétuellement circulants. Potentiels, chaque nouvelle lecture les actualise, selon les capacités de chaque lecteur. Marques de l’Autre, insaisissables, ils résistent à l’imaginaire du lecteur et le bornent. Face au texte, le sujet lecteur se présente aussi comme lieu où se lisent les traces de l’Autre, dans des hiatus incessants et en déplacement, témoins de son histoire en construction, mais qu’il ne connaît pas par sa « conscience ». Chaque nouvelle lecture les réactive et les éclaire par leur rencontre avec les hiatus qui, dans le texte, leur correspondent : effet de révélation et de miroir [11], de vitrail, pour le sujet. Le texte en retour, vivant de la vie de l’Autre, provoque des effets d’irruption de l’Autre dans le sujet : choc de la lecture reproduit toujours nouvellement et infiniment. La lecture sémiotique de la Bible en groupe peut ainsi être appelée proprement une « ex­pé­rien­ce », espace qui se construit entre le surgissement d’étincelles que provoque la rencontre des hiatus du texte et ceux du lecteur, et le patient passage à la parole soutenu par l’entendre du groupe.

Ainsi, dans le délicat travail de perte que constitue l’accueil des hiatus du texte, grâce à une déréférentialisation de ses figures, le lecteur éclaire progressivement ses propres failles insues, traces de l’opération chirurgicale inaugurale de distinction effectuée par une parole qui a fait de lui un sujet humain. Il peut alors s’écrier, à l’instar de Jacob en Gn 28 : « C’était là et je ne le savais pas. » Un don toujours déjà présent dans le sujet peut être reconnu par la lecture du texte [12]. Le voici ainsi conforté à entendre une promesse adressée, prémices de son accomplissement en lui : il doit y avoir et il y aura toujours quelque chose à entendre dans ces textes. Perte et don s’enroulent mutuellement, dans un nouage spécifique à chaque lecteur en chacune de ses lectures.

2.2. Une pratique de lecture

C’est ainsi que, peu à peu, les sujets d’un groupe et le groupe lui-même accèdent à la parole. En soutien de cet effort vient se proposer la lecture sémiotique, activité de parole avant tout, méthodique, grâce à laquelle les lecteurs déploient peu à peu des discours plus élaborés, affûtés, diversifiés, personnels en même temps qu’ajustés au texte. La méthode n’a pas pour fonction de dépecer le texte à la manière d’une autopsie : on ne dépèce jamais qu’un cadavre. Vivant, le texte échappe à toute analyse et dispose perpétuellement de la capacité à se montrer autrement que ce que le lecteur avait pensé pouvoir en décrire. La méthode, bien plutôt, ouvre la parole toujours davantage, lui offre de se déployer en harmonies de plus en plus riches et en bariolages de plus en plus audacieux et risqués.

Dans certains groupes du CADIR, l’analyse commence assez souvent par la construction du « vitrail » que constitue le texte. Fruit d’un double découpage — le premier, dit « vertical », visualise les différents niveaux de parole dans le texte ; le second, dit « horizontal », délimite le texte en scènes selon des critères d’acteurs, d’espaces, de temps et d’énonciation —, elle fait voir le texte comme un paysage ou un tableau où s’agencent de façon unique des formes et des couleurs variées. Aux yeux médusés des lecteurs, saisis par le « choc » d’une objectivité devenue repérable, se dessine un autre référent du texte, un support sur lequel tous les lecteurs peuvent se mettre d’accord dans une reconnaissance commune. Il désigne à la fois la forme du texte comme un autre lieu du voir et met à distance les autres référents communément attachés au textes en les rendant à leur statut de constructions de langage : objets du monde, histoire de la rédaction du texte, histoire des personnages mis en scène (comme Jésus par exemple), histoire de la société où ils vivaient, de celle où le texte a été écrit et accueilli, etc. Cette mise à distance vide le lecteur de tous les objets avec lesquels il comble spontanément les lacunes du texte. Celui-ci lui est désormais offert comme une pure forme à contempler par le suspens momentané de tous les savoirs disponibles. A cette étape se visualise particulièrement ce qui permet de qualifier la sémiotique comme une lecture formelle : un ensemble de procédures elles-mêmes formelles, destinées à dévoiler la forme du texte et le texte comme forme. Dans ce sens, la « forme » est ce qui, n’étant pas saisissable à la manière d’un objet, se rend visible selon une modalité particulière du voir. Elle pointe en direction des structures qui portent les figures et qui ne se distinguent que dans la perte de celles-ci ; simultanément, elle conver­tit le regard des lecteurs qui la contemplent et leur donne à voir les structures au-delà des figures. La forme pourrait ainsi être un lieu où s’articulent pour le lecteur le don et la perte et qualifie (dans les deux sens du terme) la sémiotique pour lire leur nouage constitutif de l’humain. La suspension du sens chère aux sémioticiens devient l’acte de la contemplation par lequel le sujet procède à une suspension des sens : retrait de tous les objets sensibles pour accéder à ce qui les fait tenir par l’énonciation.

A partir de ce premier travail et se mêlant d’ailleurs intimement avec lui, s’opère un relevé plus fin des figures du texte. Le recours à une représentation visuelle pour les identifier fluidifie la lecture en apportant ce qu’il faut d’objectivité aux figures pour les rendre aisément identifiables. En s’écartant du vraisemblable par un recours à des éléments visuels aussi schématiques et aussi peu figuratifs que possible, elle permet de montrer les figures sans les raccrocher aux référents du mon­de. Elle incite les lecteurs à se séparer de ces derniers et donc à porter attention au texte tel qu’il se présente et non comme ils l’imaginent être. L’opération s’apparente à la mise en œuvre de l’imagination dans l’oraison préconisée par Ignace de Loyola ou François de Sales, stimulant et canalisant une « sortie de soi » du sujet, son ouverture à une altérité qui recouvre très précisément celle qu’une lecture de Lc 10,25-27 permet de reconnaître. Elle construit l’inscription du sujet lecteur dans ce mouvement toujours à recommencer qui consiste à répondre à la promesse : « Tu aimeras le Seigneur…et ton prochain comme toi-même ». Découpage et analyse figurative dressent ensemble, à un premier niveau, comme une cartographie de dons et de pertes opérées chez le lecteur par une mise en tension de ses failles insues : les figures nomment ce que le découpage descelle et réciproquement.

Viennent ensuite l’analyse narrative et l’analyse énonciative, dans un ordre fluctuant qui dépend des objectifs du groupe aussi bien que de sa disposition à emprunter tel ou tel chemin. L’analyse narrative, en montrant les structures de circulation, de quêtes, d’acquisition ou de pertes d’objets, touche dans les sujets leurs propres quêtes d’objets articulées à leurs manques plus ou moins assumés. Elle fait ainsi espérer le don (notamment celui de la signification du texte) et provoque la perte par la subversion d’un programme narratif où l’objet s’effrite au moment même où il semble être acquis (à la fois pour les acteurs du texte et pour le lecteur dans sa quête de l’objet « sens »). L’ana­lyse énonciative, elle, en montrant les structures de la parole et la façon dont elles reconfigurent voire subvertissent les systèmes de valeur des acteurs, touche les sujets lecteurs dans leur désir d’un « autre chose », désir que les objets peuvent saturer sans satisfaire. Elle fait espérer une perte salutaire et procure le don d’une parole qui vient toucher le présent du lecteur. L’une et l’autre analyses articulent, différemment aussi bien qu’ensemble, le don et la perte et offrent aux lecteurs les moyens de se reconnaître traversés par eux. A un second niveau, narratif et énonciatif se nouent comme le figuratif et le narratif. Le passage d’un niveau à l’autre correspond à un autre passage, entre un niveau où se saisissent les figures et un autre où se laissent entrevoir les structures qui les tissent.

L’articulation du narratif et de l’énonciatif révèle en outre l’incessant mouvement du passage au « méta ». L’objet visé s’échappe au moment même où une parole vient signifier le désir épuré du sujet, déplacé sur un autre plan, à partir d’un savoir mûri sur lui-même. En la construisant, le lecteur exprime ce qu’il en est de sa position dans l’« expérience transcendantale », où il acquiert un savoir sur lui-même connaissant, chemin infini de lecture qui conduit ainsi sa croissance de dons en pertes infiniment renouvelés et approfondis.

En tout cela la sémiotique, en tant que lecture régulée par le recours à des procédures précises, se situe elle-même en position « méta » par rapport à la simple lecture. Permise par un désir déjà présent, elle l’alimente en le creusant et le creuse en l’alimentant. Elle approfondit une lecture déjà amorcée, non pas en offrant de meilleurs objets aux lecteurs, comme si elle cherchait à se placer en rivalité avec d’autres procédures de lecture, mais en affûtant leur regard. Parce qu’el­le propose un ensemble de procédures informées par un don et une perte articulés, elle dispose les lecteurs à entendre le mystère, à la manière dont Jésus parlait le mystère à ceux qui s’étaient rassemblés (Lc 8,4), après en avoir entendu les résonances insues en eux. Pour le dire en quelques mots, la sémiotique aide ceux qui s’y fient à entendre le texte sur sa bonne longueur d’onde : celle du langage parabolique qui parle le mystère ; elle se fait accompagnatrice de leur lecture plutôt qu’enseignante.

2.3. Une pratique qui se pense

Parallèlement, la sémiotique énonciative cultive le souci constant d’ali­men­ter une recherche vivante où elle ne cesse de se penser, de réfléchir sur les conditions de possibilité de son exercice. Etant une pratique d’analyse du discours, elle se donne les moyens de faire retour sur ses propres discours, y compris théoriques ou épistémologiques, dans le désir incessant de vérifier la cohérence de son exercice. Tout en se prêtant volontiers au dialogue avec d’autres disciplines qui peuvent également l’interroger ou dialoguer avec elle (psychanalyse, histoire, exégèse, théologie, linguistique…), elle se risque sans hésiter dans l’élaboration de discours « méta » qui ont pour tâche de rendre compte le mieux possible de son geste et de justifier ses choix épistémologiques. Dans un processus permanent d’interrogation qui témoigne d’une ou­verture volontai­rement maintenue à toute question, ainsi que d’une aptitude à se laisser déranger dans toutes les jointures de son exercice par les textes qu’elle lit, la sémiotique s’ex­pose perpétuellement au don et à la perte. Elle entre dans un parcours infini de déploiements « méta », acceptant de se laisser porter elle-même, sans vraiment le maîtriser, par le mouvement de l’« expérience transcendantale » qu’elle contribue à rendre familier à ses lecteurs. Divers séminaires ou groupes de recherche s’enroulent ainsi pour construire la galaxie de l’infini du sens.

[…]

2.4. Une pratique qui se rend conforme à la manière dont elle se pense elle-même

De cette visite guidée au sein du paysage de la lecture sémiotique il ressort que la perte féconde travaille la sémiotique par tous les bouts. Chaque niveau produit sa fécondité par des pertes consenties. Les bénéfices retirés, afin d’éviter le risque d’en faire des objets définitifs qui bloqueraient toute progression et toute recherche, sont immédiatement réinvestis, dans un passage incessant à un plan « méta » où se joue toujours nouvellement la dramatique de la perte et du don. Comme si elle était elle-même visitée à tout moment par un « plus grand », elle déploie son activité de pertes en pertes. Elle se laisse travailler par la perte afin de se rendre, dans un parcours infini de creusements, conforme à ce qu’elle contribue à faire advenir dans les sujets qui se mettent, à quelque niveau que ce soit, à son école. La sémiotique tâche de se rendre, comme l’était la mystique, fidèle à une Parole venant trouer l’histoire humaine de sa perte féconde. En se faisant irruption dans des sujets et en leur permettant d’advenir comme sujets de l’histoire par l’affermissement de leur faculté à s’orienter vers l’écoute de la Parole, elle devient irruption de l’Autre dans l’histoire humaine, de la même manière que la mystique, la psychanalyse, l’histoire, l’ont été à leur façon.