Vers une théologie de la lecture, Olivier Robin

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3. La dimension théologique de la sémiotique énonciative

Voici venu le moment décisif d’une reconnaissance, où ce qui se discourt à niveau anthropologique peut être lu dans une perspective théologique. Mais dire que la sémiotique énonciative s’inscrit dans une telle perspective n’est cependant possible qu’à partir d’un espace, théologique lui-même, « croyant » au sens d’une appartenance à la tradition chrétienne, que ne peut et ne doit absolument pas revendiquer la sémiotique elle-même, laquelle demeure une pratique à horizon strictement anthropologique. En revanche il est possible, si l’on se positionne au sein du champ théologique par décision assumée, de por­ter un regard sur la pratique de la sémiotique énonciative, sur ses présupposés fondamentaux et sur son épistémologie, et de reconnaître en elle ce qu’elle-même ne pourra jamais désigner : une conformité profonde avec le Mystère tel que le don­nent à voir les Ecritures, les énoncés de foi et la Tradition chrétienne. Pour effectuer cette reconnaissance, le théologien examinera attentivement tous les ressorts qui animent l’activité sémiotique, relevés ci-dessus, et s’assurera de leur conformité avec les structures anthropologiques et les perspectives théologiques qui peuvent être dégagées à partir de cet accueil du Mystère qu’est Dieu en tant que Trinité. Or tel paraît être le cas. Quelques remarques vont permettre de s’en assurer.

3.1. Des structures mystériques

Tout d’abord, un auteur comme François de Sales [13] offre à son lecteur la vision, à travers la forme même du texte, du Mystère comme tel, sans explication, où un Père s’exprime dans un Fils en une unité dans la distinction, se fait pure forme à contempler par la grâce de l’Esprit, tout ce qui peut en être dit l’étant à partir des effets, dans le sujet, de ce qui lui est donné dans la vision. La décision de la sémiotique de s’ancrer dans une pratique formelle, donnant à contempler la perte féconde, fondera déjà sa reconnaissance théologique.

Ensuite, par ses multiples activités, dégradé bariolé dans la mise en œuvre de la perte comme don, la sémiotique énonciative déploie ses potentialités « méta », et même « mé­ta du méta », dans un infini retour sur elle-même qui n’est pourtant aucunement tautologie : bien plutôt la relecture, sous toutes ses coutures, de l’irruption constante du Mystère en son sein même, toujours insaisissable bien que toujours plus approché. La sémiotique, en tant que lisant des textes qui parlent du Mystère, se trouve constamment conformée à lui non seulement dans les énoncés qu’elle produit sous forme de résultats de lecture, mais dans son fonctionnement même. En cela, elle se révèle être ce que K. Rahner nomme « structure a priori » : l’organe, chez le sujet humain, de l’accueil infini du don en tant que perte, réception du Mystère [14]. Par le long polissage de plusieurs décennies de lecture, la sémiotique devient peu à peu cette structure a priori par laquelle tout lecteur en y entrant et en s’y acclimatant devient lui-même ouvert « à absolument tout » ; elle s’offre comme instrument particulièrement affûté pour lire et reconnaître dans tous les « ensembles signifiants » du monde le creusement de la Croix et du désir qu’elle renouvelle. Elle vit, pense et approfondit pour elle-même la struc­ture anthropologique de l’« expérience transcendantale », permettant que tout lecteur y entre à son tour toujours davantage. En cela, la sémiotique énonciative occupe très exactement la mê­me place propédeutique par rapport au Mystère que l’« expérience transcendantale » par rapport au discours théologique dans l’ouvrage de K. Rahner, qui en est la reconnaissance.

Ce n’est pas tout, car en multipliant ainsi le recours à des textes, aux méta-textes que sont la théorie ou les récits de pratique, jusqu’aux textes que sont les lecteurs et les animateurs en tant que corps-pour-la-relation, la sémiotique décuple les effets circulants de la schize lorsque celle-ci se fait non pas cassure mais distinction dans l’unité. A la façon de la table pour la femme venue de Syro-Phénicie en Mc 7,24-31, elle ne cesse de poser la fécondité de cette coupure originaire qui, loin d’empêcher la circulation du don, l’alimente au contraire et lui permet de déployer toutes ses harmoniques en une diaprure de possibilités, dispositifs, forme de groupes, degrés et qualités d’implication des étudiants et des lecteurs.

Par dessus tout cela, la sémiotique offre à des lecteurs la possibilité d’être à ce point touchés par la Parole, jusque dans leur corps, qu’ils en viennent à prendre des décisions marquées et marquantes : choix de s’inscrire dans divers processus de recherche, décision de s’inscrire à tel cours ou tel séminaire qui n’ajoute rien à leur parcours académique, inscription de leur pratique de lecture dans leur pratique professionnelle, engagement bénévole au service d’au­tres lecteurs, etc. Sans acception de confession ou d’adhésion religieuse, la lecture sémiotique de la Bible devient le pivot autour duquel se rassemblent des énergies et d’où elles repartent, en mettant en œuvre des volontés raffermies par l’inscription dans des espaces relationnels organisés autour de la Parole. La sémiotique énonciative se met ainsi au service d’un « ce-qui-doit-arriver » qui la dépasse, et résistant aux difficultés qui la traversent y compris en son propre sein, elle témoigne d’un « plus grand » qui ne cesse de la pousser en avant sans qu’elle ne maîtrise elle-même sa destination. Elle contribue à ce que cette Parole prenne corps dans des sujets, dans des groupes, et jusque dans un corps social, acquérant de la sorte une force opératoire à la dimension de l’histoire humaine. Dans l’impossibilité de saisir le « plus grand » qui la dépasse, mais dans la confiance simultanée en un « ce-qui-doit-arriver », il lui devient possible d’affirmer qu’en tout cela elle donne corps, à sa façon, à la « volonté de Dieu » vers l’écoute de laquelle elle ne cesse d’essayer de tendre, et ce même sans la nommer.

Enfin, last but not least, l’expérience de la lecture sé­miotique, avec l’hypothèse d’un texte comme forme et permettant le passage incessant du figuratif au figural [15], ouvre sur une infinie plasticité des hiatus à partir desquels la lecture s’enclenche. Le texte s’obscurcit à mesure qu’il s’éclaire, comme le fait le Mystère, et rend témoignage de celui-ci auprès du lecteur, d’une façon pourtant toujours ajustée à qui le lit ; se reconnaît là l’herméneutique de Grégoire le Grand reprise par P. C. Bori [16] : il est donné au lecteur d’ef­fectuer, par et dans le texte, le chemin qui lui convient, et qui sera à nul autre pareil. C’est à lui que le texte s’adresse et pour lui qu’il travaille. Dans sa forme même, il fait advenir une personne et échappe ainsi à toute prévision. Or, de Dieu la théologie énonce qu’il est celui à qui l’on peut s’adresser personnellement : lui-même commence par s’adresser à chacun, et par là même apparaît comme un Dieu personnel, qui par ce fait même fait advenir des personnes.

3.2. Homologation théologique

L’homologation recherchée se dessine peu à peu. Tout ce qui pourrait être désigné par l’expression d’« expérience de Dieu », par exemple dans la perspective de M. de Certeau, peut être envisagé à partir de toutes les catégories qui ont été déployées autour de la figure du Mystère, de l’irruption de l’Autre, du don de la perte reconnue comme don, etc. Tout ce par quoi les sémioticiens du CADIR ont enrichi des expressions greimassiennes comme « ins­tan­ce d’énoncia­tion », « schize », « embrayage » et « débrayage », fruits de leurs recherches persévérantes sur l’énonciation à partir de la lecture des textes bibliques, conduit à des rapprochements tels que bien des distinctions deviennent difficiles à effectuer conceptuellement.

Dans la même ligne, si la sémiotique énonciative se veut une sémiotique de la signifian­ce, déplaçant son regard depuis la construction de la signification d’un texte en direction de sa signifiance pour des lecteurs, elle conçoit une façon de voir les textes que la notion de « vi­trail » tente d’expliciter. Son insistance constante, jamais démentie depuis les débuts, à porter attention à la forme des textes s’y trouve reprise et portée à la manifestation. Or, si à son tour la théologie se fait « contemplation », c’est qu’elle se veut lectrice du Mystère en regardant les textes à la manière de tableaux. Plus encore, en se faisant « respiration », la théologie conforme son dire, son passage à l’expression, à un geste de peinture : le théologien apprend à « relâcher » son écriture, à ne plus en maîtriser obsessivement les énoncés, mais à se laisser porter par une énonciation qui lui vient de plus loin. En cela la théologie devient respiration du monde. N’est-ce pas ce geste de peinture que s’efforce d’accomplir la sémiotique lorsqu’elle manifeste le texte comme un vitrail en en dessinant les lignes et les cou­leurs ? La théologie, en assumant sa dimension énonciative, sait fort bien qu’elle ne saisira jamais le sens de ce qu’elle lit, et qu’elle ne le dira jamais totalement ni adéquatement. Mais elle saura le contempler et le donner à voir, en le mettant en figures selon une forme ajustée par la qualité mystérique de son énonciation.

Une question se pose désormais : comment une telle con­nivence ne produit-elle, pourtant, aucune confusion ? A cette interrogation sera proposée une réponse en forme de structure, permettant de souligner une essentielle distinction, sans division ni séparation, dans une unité réelle et discernable au sein du champ théologique que nous occu­pons résolument désormais. Le rapport entre la théologie et la sémiotique pourrait, par certains côtés, se décrire en termes de rapport entre immanence et manifestation, à l’instar de ce qui pourrait être dit du rapport entre théologie et anthropologie. La sémiotique énonciative serait comme la face anthropologique d’une pièce unique dont l’autre face serait la théologie, l’expression d’une immanence. Elle correspondrait à une mise en discours, en recourant au langage le plus universel et donc rationnel qui soit, des structures du Mystère désignées par la théologie lorsque celle-ci se fait théologie de l’énonciation. Les mêmes structures seraient ainsi visées, mais la sémiotique ne pourrait et ne devrait pas les associer à des désignations issues de la théologie chrétienne, par respect même du Mystère qui se fait silence pour l’être humain, savoir non thématique de Dieu pour reprendre des expressions de K. Rahner. Le discours de la sémiotique présente ainsi l’avantage de rappeler au théologien que le Dieu dont il parle est un Dieu d’abord et essentiellement innommable et qu’aucun sujet humain ne saurait jamais s’approprier. Cet essentiel respect de l’Autre comme Autre va de pair avec un respect de l’être humain, tellement façonné par ce mystère qu’il se trouve blessé dans son humanité même par toute désignation qui prétendrait se l’approprier d’une manière ou d’une autre, ou l’emprison­ner dans un savoir. A ce titre, bien des incroyants et peut-être aussi des athées ont le bon goût de rappeler aux théologiens que ce « quelque chose » fondamentalement nécessaire à la vie humaine n’est la propriété de personne. Inversement, la théologie, lorsqu’elle se maintient contre vents et marées dans cet « espace énonciatif » que nous pouvons associer au mouvement propre à l’oraison, se situe au lieu de la schize, de la table dans la parole de la femme de Syro-Phénicie, qui distingue tout en la permettant, la circulation de ce qui vient de l’Autre : proposition de l’événement de l’irruption de l’Autre dans le mon­de, parole tranchante offerte à celui-ci et qu’il lui revient en propre de délivrer.

De ce point de vue, la sémiotique et tout son méta-langage deviennent l’équivalent d’une parabole telle que Jésus en énonce souvent dans les évangiles : rarement porteuses de figures directement religieuses, elles se font audibles de tous les humains, tout en visant de façon on ne peut plus ajustée le Dieu-Trinité dont Jésus est le Verbe. Comment cela est-il rendu possible ? Tout simplement, et là serait un des bénéfices de toute notre exploration, en s’apercevant que l’énon­cia­tion, elle, n’a pas besoin de figures explicites de Dieu pour le montrer de la façon la plus évidente pour qui sait entendre, c’est-à-dire voir à partir de l’énonciation : tel est ce qui a été nommé, dans la Tradition chrétienne, « vision béatifique de Dieu ». Une telle évidence ne fait pourtant nullement violence car elle est parfaitement ajustée à la capacité d’entendre du sujet qui lui prête l’oreille.

3.3. Une théologie de la lecture comme déploiement de la Trinité dans un corps de corps

Il devient possible d’achever la présente étape en décrivant ce que pourrait être une « théo­logie de la lecture ». 1. Une théologie de la lecture se fait expression. En lisant ce qui est déjà de Dieu dans ce qui est totalement humain, elle le reconnaît et le porte à l’expres­sion dans un langage trinitaire. Elle lit un geste de lecture anthropologique (sémiotique), y reconnaît le mouvement de déploiement de la Trinité, puis l’exprime. 2. Une théologie de la lecture exprime comment la lecture opère des distinctions de personnes où chacun reçoit indéfiniment ce qui lui convient et qui n’est jamais pareil à ce qu’un autre reçoit. Elle rend compte d’une unité où chacun reçoit tout de tous, sans jalousie ni convoitise (deux maladies du don et de la perte), et ce de façon infinie. 3. Une théologie de la lecture exprime comment, à partir de cette unité dans la distinction ou distinction dans l’unité, une lisibilité — c’est-à-dire un corps — advient, corps des personnes et corps des groupes, expression d’un don. Elle exprime la conformité à la Trinité de ce corps lisible advenu, ou comment le corps se fait trinitaire. 4. Une théologie de la lecture exprime comment, à partir de ce corps trinitaire lisible, un nouvel acte de lecture peut s’opérer et enclencher une circulation de la structure trinitaire. 5. Une théologie de la lecture exprime comment elle se construit elle-même par un approfondissement constant, rendue toujours plus trinitaire en se faisant regard contemplatif et respiration. 6. Une théologie de la lecture dit comment la théologie se fait langage toujours nouveau et comment elle se fait parole, événement énonciatif à l’impact similaire à celui de l’événement de la Croix.

De tout cela il vient alors qu’une telle « théologie de la lecture » serait une théologie “au second degré”, qui s’interroge et interroge sans cesse le mouvement qui (la) porte à s’adresser au monde. Il est vrai qu’une telle formulation peut susciter la crainte légitime du mauvais infini bouclant tautologiquement sur lui-même. Or, en imprimant la perte dans l’humain, la Croix convertit le mauvais infini du passage « méta » en infini vertueux qui est celui d’un Dieu toujours au-delà de ce que l’on peut en dire, faisant perpétuellement irruption d’une manière inattendue et nouvellement nouvelle. En ce sens la théologie de la lecture, réfléchissant sur elle-même et son énonciation, fait retour sur le niveau anthropologique, en donnant à la sémiotique de ne cesser de se retourner sur sa propre énonciation (sémiotique de la sémiotique) sans jamais pourtant se répéter, ni s’auto-glorifier : conformation au Mystère blotti infiniment en elle comme en tout lecteur.

Une théologie de la lecture se fait également lecture de l’entendre et du dialogue, qui prend le temps de reconnaître le Mystère qui habite l’autre à qui elle prétend s’adresser. Pour reprendre les propos de A. Fortin [17], nous ne pouvons parler qu’à partir de ce que nous avons entendu. Prendre le temps de lire, c’est prendre le temps d’ajuster le regard à ce qui s’offre à sa lecture. C’est pourquoi il ne paraît pas possible d’être théologien sans cette patiente discipline du dialogue par texte interposé. Le terme de « dialogue » renvoie à l’incessante respiration entre un entendre et un dire, entre autopossession du sujet et réflexivité, par lesquels le Verbe peut se faire chair en chacun. Une telle lecture possède l’étonnante propriété de rendre l’autre à son mystère. Il se peut que ce soit un aspect de sa dimension créatrice. Il se peut aussi qu’elle ouvre les portes à la jouissance de Dieu, dans un infini inaccessible où chacun peut trouver sa demeure.

Notes

[1] Sera repris ici une partie du chapitre 14 de la thèse que nous avons soutenue à la fin de l’automne 2011.

[2] Rien ne s’impose dans ce domaine et doit être respectée la position croyante ou non de tout sémioticien.

[3] Par cette expression, nous désignons un espace dans lequel un sujet humain, lorsqu’il se risque à un acte d’énonciation, se sait simultanément fruit de l’énonciation d’un Autre qui le dépasse et le fait tenir comme sujet.

[4] Etudié dans la thèse dont il a été fait mention juste au-dessus.

[5] Au sens que la sémiotique énonciative a donné à ce terme : la forme de tout texte, et même de tout « ensemble signifiant », qui s’offre non pas à comprendre mais à contempler.

[6] Du moins dans une perspective théologique. Un tel discours ne saurait évidemment être tenu par des sémioticiens qui, dans le champ de la littérature, travaillant pourtant du côté de l’énonciation, n’auraient pas choisi d’envisager ce « mystère » dans une dimension croyante.

[7] Aucune de ces trois attitudes ne doit être jugée : elles ne font que désigner des positions de lecteurs.

[8] Ce qui bien entendu ne présage rien d’un accueil futur, peut-être dans un autre lieu, avec un autre type de lecture, d’autres personnes et un autre cadre, ou tout simplement un autre texte…

[9] Comme dans la parabole du semeur ou dans sa reprise, en Lc 8..

[10] Comme en Lc 8, ne sont vus que les fruits. Rien n’est perceptible de ce qui se passe dans la terre. Rien n’est accessible de l’immanence que par la manifestation qui cependant s’en distingue et ne la reproduit pas.

[11] Les figures frappent en fonction de ce qu’elles ont déjà, pour le lecteur, de figural c’est-à-dire de témoignant de l’irruption de l’Autre avant même qu’il ne s’en soit aperçu.

[12] C’est l’effet « Théophile » décrit par L. Panier et A. Fortin notamment. F. Martin l’a exploré à son tour dans Actes des Apôtres. Lecture sémiotique, Lyon, Profac-CADIR, 2002, p. 11-22.

[13] Traité de l’Amour de Dieu, livre III, ch 12-13.

[14] Voir p. 32 du Traité fondamental.

[15] Le texte en tant que forme à contempler est manifestation du Mystère en tant que tel, qui est précisément la source de l’effet de passage du figuratif au figural reconnu par la sémiotique.

[16] 1991.

[17] Dans les pages conclusives de L’annonce de la Bonne Nouvelle aux pauvres, 2005.