Genèse 22, 1-19 – Commentaire

Texte : Genèse 22, 1-19 – La ligature d’Isaac
Auteurs : Pierre Chamard-Bois () et Raymond Volant ()
Circonstance : suite à une rencontre du groupe Bible et Tao de Quimper
Date : 2013
Traduction utilisée : voir traductions de travail

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Descendances

Genèse, chapitre 22, 1-19

Première partie : éléments de lecture du texte
Seconde partie : la relation père-fils au cœur de la culture chinoise

Contexte

Abraham a eu deux fils. Le premier, Ismaël, avec une servante de sa femme Sarah. Le second, Isaac, avec sa femme : c’est un enfant inattendu car d’une part Sarah était stérile, d’autre part elle était trop âgée pour avoir un enfant. Isaac n’est pas présenté comme le produit de l’union naturelle d’un homme et d’une femme. Il est un don du divin, qui cependant passe par un homme et une femme. Nous avons déjà vu cette manière de figurer qu’en chaque naissance d’humain il y a une part qui échappe à la logique biologique : avec Caïn et Abel, avec Ésaü et Jacob. Ismaël est dans la logique de reproduction, de la descendance à assurer coûte que coûte, Isaac est ce qu’il y a d’unique, hors lignée, imprévisible, impossible à enfermer dans des représentations et pourtant suffisamment décisif pour que la Bible s’y intéresse en priorité.

De quoi parle le texte ?

Sur le plan de l’histoire racontée ici[1], il pourrait apparaître qu’il s’agisse d’un test que passe Abraham au sujet du rapport qu’il entretient avec Dieu : « Sacrifie ce que tu as de plus cher, ton fils, pour me prouver que tu m’es absolument attaché » dirait Dieu en quelque sorte. Mais comme il ne s’agit que d’un test, Dieu, au dernier moment, empêche la mort du fils. Abraham, victorieux de l’épreuve, reçoit en récompense une bénédiction et la promesse d’une descendance innombrable. Cette lecture pose au moins deux problèmes. D’une part le divin apparaît comme quelqu’un de sadique ou pervers. Ce n’est pas très cohérent avec le contexte qui le montre au contraire comme attentionné à Abraham et Sarah. D’autre part elle laisse de côté beaucoup d’éléments qui apparaissent alors comme décoratifs : les jeunes gens qui accompagnent Abraham, le nom donné à la montagne, le fait qu’Isaac ne redescende pas avec Abraham, etc.

Une lecture plus psychologique supposera qu’Abraham entretient un rapport de possession avec son fils. Le divin le met à l’épreuve pour libérer Isaac de son emprise et permettre au fils de devenir le premier d’une descendance féconde. On aurait ainsi affaire à un « ajustement » de la relation père-fils où le père n’est plus tout-puissant mais un maillon dans la chaîne des générations. On y interprèterait alors le sacrifice du bélier comme une mise à mort symbolique du père qui permet au fils de trouver sa place. Cette lecture qui « plaque » un modèle anthropologique bien connu est problématique puisque nous avons vu qu’Isaac n’est pas fils de la génération, contrairement à Ismaël. Et la supposition d’un rapport de possession du père sur le fils est quelque peu gratuite, surtout qu’Abraham n’a pas l’air particulièrement affecté par la demande initiale de sacrifier son fils.

Le texte résiste aux idées et modèles que nous avons en réserve quand nous voulons l’interpréter à notre profit pour conforter ce que nous croyons déjà savoir. Toujours cette tentation de manger le fruit de l’arbre du discernement du bien et du mal ! Nous prendrons une autre voie en nous laissant conduire par les étrangetés du texte, car si quelqu’un doit faire un déplacement vers la montagne c’est aussi le lecteur.

Comment le texte parle-t-il ?

Trois personnages sont actifs dans ce texte : le divin, Abraham et le fils. Les autres sont les deux jeunes gens et l’âne. Concernant ce dernier, on peut remarquer que, comme Isaac, il disparaît à la fin du texte. Et aussi qu’Isaac devient le porteur des bûches quand l’équidé est laissé au pied de la montagne. Ceci pour souligner que l’âne, sur lequel on insiste au début du texte, n’est pas anecdotique, mais pourrait bien être une figure liée à celle d’Isaac. Et les jeunes gens[2] ? Rappelons qu’Abraham a deux fils. Le texte parle des deux garçons comme ceux d’Abraham (v. 5 et 19). Au v. 5 il désigne aussi son fils Isaac comme le « jeune homme[3] ». Ainsi le texte nous invite à entendre quelque chose du côté d’un lien filial entre Abraham et ces deux jeunes gens. Il semblerait qu’il y ait deux points de vue qui se dessinent dans le texte : celui qu’on a au pied de la montagne et celui qui se dévoile en haut de la montagne. Avant d’en voir une confirmation, notons que les personnages dits secondaires dans les textes ne le sont pas tant que cela en ce sens qu’ils permettent de prendre en charge des aspects que les personnages principaux ne peuvent porter sur le registre purement narratif.

Ce que nous avons appelé le divin est dénommé de deux manières différentes : Dieu (ou Elohim) et YHWH. Dieu jusqu’au moment crucial où le fils va être mis à mort par son père, l’ange (ou messager) de YHWH à partir de cet instant. S’agissant de Dieu il s’agit d’une parole dite. S’agissant de YHWH il s’agit au contraire d’appels du ciel (v. 11 et 15) relayés par un messager. Le texte précise même au v. 15 que l’ange de YHWH appelle une seconde fois : Abraham n’était pas parti ; mais cela marque que l’écoute vient de la réponse à un appel. Une différence entre les deux se repère aussi à la façon dont Abraham est interpellé : au v. 1 « Abraham ! », au v. 11 « Abraham ! Abraham ! » Le nom identifie, la répétition du nom appelle. Appeler est le mode de prise de contact propre à YHWH qui fait entrer l’humain dans un mode d’écoute particulier, par une mise en présence. Rappelons que nous avons déjà rencontré ces deux modes de nomination du divin (Gn 1-3) : Elohim évoquerait plutôt l’idée qu’on se fait du divin, YHWH étant plutôt une évocation de l’inconnaissable, de l’insu.

Donc nous avons à travers ces deux nominations comme deux points de vue : celui d’en bas et celui d’en-haut, figuré par l’espace du sommet de la montagne. Ce qui est intéressant est qu’on dit désormais « Sur la montagne YHWH sera vu ». Entendre l’appel donne de voir, non pas au sens de savoir, mais plutôt d’entrevoir[4]. Au v. 8, en chemin vers le sommet, Abraham dit à son fils : « Elohim verra », et au v. 14 il nomme le lieu, le haut de la montagne, « YHWH verra ». Le changement de point de vue est manifeste… Abraham lui-même, levant les yeux, voit un bélier, figure d’un père d’agneau enchevêtré par ses cornes[5] dans un fourré. Sur la montagne se révèle ce qui ne peut se voir d’en bas.

« Parce que tu as fait cette parole et n’as pas épargné ton fils, ton unique » Cette parole de l’ange de YHWH peut sembler étrange… écoutée d’en bas. Elle semble dire que le fils n’a pas été épargné. Or, à première (et basse) vue, le fils a été épargné suite à l’intervention de l’ange. Cela oblige à un autre point de vue : en amenant son fils sur la montagne, Abraham a mis en oeuvre la parole entendue au début : celle-ci ne demandait pas le sacrifice ou le meurtre du fils.

Voilà une piste intéressante : il y a quelque chose d’en-haut audible en bas, à condition de ne pas prétendre à tout saisir. Il nous faut donc relire ce qu’Elohim a dit à Abraham :

« Prends ton fils, ton unique, Isaac, celui que tu aimes. Va vers toi pour le pays de Moriyya et là, fais-le monter en montée sur une des montagnes que je t’indiquerai »

« Ton fils, ton unique » Nous savons qu’Isaac n’est pas fils unique au sens d’être le seul fils d’Abraham. Il y a donc autre chose à entendre dans ce mot unique. Il est encore utilisé au v. 16 : « ton fils, ton unique ». Ce terme est utilisé dans le second testament pour désigner le Christ : le Fils unique du Père. Là aussi cela ne peut vouloir dire que le Père n’a qu’un seul Fils. Dans l’évangile, unique évoque une unification : le Fils a pour vocation d’unifier tous les humains en lui. Dans le texte de la Genèse, on pourrait avoir quelque chose de ce type. En effet, l’ange de YHWH, dans sa seconde intervention, n’évoque pas Isaac comme premier d’une série que serait la descendance d’Abraham. Le verset 18 : « C’est par ta descendance que se béniront toutes les nations de la terre parce que tu as écouté ma voix ». Mais la descendance apparaît comme un principe unifiant pour les nations de la terre : il leur sera donné de se bénir, de devenir saintes, par (ou dans) cette descendance. L’effacement du fils « unique » parmi les humains (au bas de la montagne) fait accéder Abraham à un nouveau type de paternité qui permet l’unification des nations, c’est-à-dire de tous les peuples et cultures.

« Va vers toi » est la traduction mot à mot de « Pars ». Partir, dans la Bible, c’est aller vers soi. Soi est un à-venir.

« Fais-le monter en montée » traduit « sacrifie-le ». La suite de l’histoire montre bien que le sacrifice n’est pas une mise à mort mais un détachement de celui qu’on aime pour le mener au lieu de son père, le haut de la montagne. En effet, quand le messager de YHWH parle il ne désigne pas Isaac comme le fils d’Abraham, mais comme le jeune homme : « N’étends pas la main sur le jeune homme ». Le fils unique n’a pas été retenu par le patriarche comme une possession, mais il a été (re)donné à son père céleste. Par contre, il y a bien un bélier qui est mis à mort : le lien biologique qui définit le géniteur est voué à la disparition. En effet ce lien est excluant : on est géniteur de certains à l’exclusion des autres. L’accès à une paternité universelle nécessite le renoncement à une paternité définie exclusivement sur le mode biologique.

Quand Isaac s’adresse à Abraham lors de la montée, le texte met en scène un dialogue surprenant qui interrompt leur cheminement. Alors qu’ils marchaient ensemble : « Mon père » « Me voici, mon fils ». Abraham se met en présence de son fils. « Me voici » : vois-moi ici. Le fils convoque son père. Jusqu’ici le fils n’avait pas eu droit à une quelconque parole dans le récit. Il y a comme un retournement de situation : il prend la parole. Et ceci pour une question : « Où est l’agneau ? » Une question à laquelle Abraham répond presque juste : Dieu verra pour lui. Ce ne sera pas Dieu (Élohim), mais YHWH qui verra. Mais dans la suite du récit la question demeure car c’est un bélier qui sera mis à mort. Qu’en est-il d’un agneau possible ? Le second testament reprendra la question de « l’agneau de Dieu ».

Ouvertures

Le texte ne propose pas vraiment un modèle anthropologique de la relation père-fils. Il œuvre sur les représentations que nous en avons, mais pas pour en proposer une souhaitable ou meilleure. Il pointe sur ce qui fait faille dans nos représentations non comme des imperfections mais comme des questions, des suspens d’un sens qu’on voudrait toujours saisir dans sa totalité.

Celle-ci par exemple : qu’est-ce qu’un père qui accepterait que son fils ne soit pas épargné par la mort à l’avantage de toute l’humanité, en particulier pour celle qui ne reconnaît pas Élohim comme divin (les nations) ? En bas de la montagne, le fils aurait été mis à mort pour des raisons religieuses ; Lire la Bible autrement en haut, il ne meurt pas mais est soustrait au commun des mortels[6] pour accéder à son unicité. Mais d’en bas peuvent s’entendre des choses d’en-haut. La lecture de ces textes peut nous y aider.

Un autre exemple : la descendance promise n’est pas celle de la transmission de ce qui est le plus cher en chacun. Ne passe-elle pas au contraire par la perte de l’enfant comme successeur pour qu’il puisse recevoir un statut filial venant de plus loin que le clan ou le groupe social ?

Chacun trouvera des mots pour le dire.

La relation père-fils au cœur de la culture chinoise

La relation père-fils est au cœur du récit de Genèse 22. Arrivés au pied de la montagne, Abraham et Isaac laissent là leurs serviteurs et l’âne, tout leur environnement social. Seuls, le père et le fils cheminent vers le lieu de leur « destinée », le lieu de la mise à l’épreuve de leur relation père-fils par le fer, le bois et le feu. Par cette épreuve Abraham devient en vérité le père d’Isaac. Par ce « passage », le glaive donne une autre dimension à la relation père-fils. Ce fils, né du père, n’est que la manifestation du père. Maintenant, il doit disparaître comme fils, devenir holocauste, pour pouvoir continuer à être déploiement du père en devenant à son tour père et donner ainsi une descendance. Alors le père, à l’image du bélier, peut être sacrifié, puisque la descendance, nombreuse comme les étoiles du ciel, est assurée.

La relation père-fils est également, mais sans doute autrement, au coeur de la structure sociale en Chine. Je propose un certain détour pour mieux découvrir le cheminement de la relation père-fils au sein de cette culture. Selon la vision chinoise de l’Univers, les humains sur terre ont pour mission de suivre les lois qui régissent le cosmos : les choses sur terre doivent se passer en conformité avec celles du Ciel. Le Ciel n’opère-t-il pas, par la révolution de ses astres, l’alternance du jour et de la nuit, la succession des saisons assurant ainsi le développement harmonieux de la vie sur terre ? Les humains ont pour destinée de contribuer à cette harmonie Ciel-Terre. Destinée en chinois se dit : 天命 tian ming : volonté du Ciel : ne pas suivre cette destinée serait s’opposer au Ciel et, à terme, disparaître de la terre.

Comment les humains peuvent-ils assurer l’harmonie Ciel-Terre ? Confucius et ses disciples ont attaché une grande importance à cette question, accordant à l’être humain un rôle actif. Avec ce courant de pensée (6ème siècle avant J.C.), s’élabore déjà un certain humanisme : l’humain est placé entre ciel et terre, il est l’intermédiaire chargé d’organiser la vie sur terre en prenant en compte l’agir du ciel. Si, par exemple, les pluies du ciel ne sont pas suffisantes, il utilisera l’eau des rivières et des fleuves pour irriguer le sol, ou si, au contraire, tombent de trop fortes précipitations, il construira des digues pour contenir les risques d’inondation.

L’organisation de la société humaine est a fortiori aux mains des hommes et, en ce domaine également, Confucius a fait progresser l’humanité. Dans la société chinoise traditionnellement on admettait que l’empereur était « désigné » par le Ciel : il recevait mandat du Ciel pour assurer l’harmonie sur terre et lorsqu’il n’était plus à la hauteur de cette mission, le Ciel intervenait pour lui « arracher ce mandat ». Confucius fut affronté à cette croyance populaire. Témoin du déclin de la principauté des Zhou, celle qui était la plus puissante et servait de référence à tout l’univers chinois de l’époque, Confucius ne comprenait pas comment le Ciel pouvait laisser une dynastie en décomposition conserver le trône. Peu à peu naquit en lui l’idée qu’il ne fallait pas attendre du Ciel le changement de dynastie. La clé du changement était en l’homme. Pour la première fois dans l’histoire de la Chine et, peut-être du monde, il a proposé une conception éthique de l’homme. Il part Lire la Bible autrement d’un constat fort simple et à la portée de tous : notre « humanité » n’est pas un donné, elle se construit et se tisse dans les échanges entre les êtres et la recherche d’une harmonie commune. Il sera considéré en Chine comme le Grand Maître, le grand éducateur : la visée pratique de l’éducation sera pour lui de former un homme capable, sur le plan politique, de servir le groupe social et, en même temps, sur le plan moral, de devenir un « homme de bien ».

La pratique sociale confucéenne est ainsi basée sur le concept des cinq relations primordiales, qui organisent le monde des hommes :

– L’amour entre le père et le fils

– L’harmonie entre le mari et la femme

– Le respect entre les frères cadets et les aînés

– L’affection entre les amis

– L’obéissance entre le sujet et le prince

Le classement hiérarchique de ces cinq relations a varié selon les époques, mais la relation père-fils a toujours été considérée comme la relation cardinale : fondement et modèle des quatre autres. Confucius dit, par exemple, que si le fils se comporte en fils vis-à-vis du père, il sera également bon sujet pour le souverain.

La relation père-fils sera première parce que le fils assume la responsabilité d’assurer une descendance au groupe social. La famille étant basée sur les hommes, à la mort du père, c’est le fils aîné, et non pas la mère, qui devient chef de famille. C’est lui aussi qui est chargé du culte des ancêtres, prolongeant ainsi jusque dans l’au-delà sa relation au père. Dans cet esprit, la piété filiale sera la vertu par excellence et tout manquement sera considéré, dans tout le groupe social, comme grave, le plus grave étant de ne pas assurer de descendance.

N’est-ce pas également la « destinée » d’Isaac d’assurer à Abraham une descendance ? Lire la Bible autrement.

[1] Le niveau narratif.

[2] Ou garçons, ou serviteurs.

[3] Ou garçon : même mot que pour les deux autres.

[4] Entrevoir est une façon d’exprimer ce que laisse filtrer une figure.

[5] Les cornes : figure de puissance et de pouvoir. Cette figure est utilisée pour désigner aussi bien les quatre coins de l’autel du Temple, le pouvoir royal que ce que les bêtes et dragon de l’Apocalypse ont sur la tête, etc.

[6] Dans la suite de notre texte, on retrouve Isaac, après la mort de Sarah, à propos de la recherche d’une femme pour lui. La cohérence narrative est sauve. Mais la question posée est alors : quelle femme pour un tel fils ? Comment la trouver ? A quel signe la reconnaître ?