D'un cycle narratif à un autre
Nous sommes ici à la charnière entre deux cycles narratifs. En effet, le texte nous ramène à Capharnaüm, d'où est partie l'activité de Jésus rapportée précédemment (1, 21). Et il continue à s'intéresser aux relations de celui-ci avec « la foule ». Mais il y a du nouveau : Jésus, qui ne pouvait entrer directement dans une ville et devait se retirer dans des lieux déserts (1, 45), se trouve maintenant à Capharnaüm, dans une maison privée. Cela suppose qu'il y est entré discrètement. Il ne fait rien pour signaler sa présence, c'est la rumeur qui y attire les gens « si nombreux qu'il n'y avait plus de place même devant la porte ». Les gens se comportent comme auparavant : ils s'agglutinent. Jésus prend l'initiative comme la première fois à la synagogue de la ville et dans le sens de ce qui a été présenté comme son dessein prioritaire : il adresse la parole à ceux qui sont là (2, 2). Comme auparavant encore, on ne tarde pas à lui amener un infirme sur son grabat porté par quatre hommes. Mais tout se déroule autrement. Et l'on voit apparaître un nouveau type de personnages, « certains des scribes », qui jouent un rôle d'opposant et provoquent un genre de débat auquel nous n'avons pas encore assisté. Ce fait nouveau va se reproduire dans les récits suivants et leur donner une cohérence différente des récits précédents. La foule va être éclipsée après le verset 13, pour laisser la place désormais à Jésus aux prises avec des acteurs divers qui mettent en cause son comportement ou celui de « ses disciples ». Ceux-ci apparaissent pour la première fois dans le livre sous cette dénomination au v. 15, après l'appel de Lévi.
Un premier survol suffit à distinguer deux récits : la guérison du paralysé de Capharnaüm et la rémission des péchés (2, 1-13), et l'appel de Lévi suivi d'un repas (14-17).
Les deux récits s'enchaînent dans le temps et l'espace et entre eux, Jésus entre « de nouveau » à Capharnaüm (2, 1, comme en 1, 21), dans une maison, il en sort pour se rendre au bord de la mer (v. 13) : cette entrée et cette sortie délimitent une première unité narrative. La rencontre avec le péager Lévi peut se situer dans ces parages (v. 14), comme la rencontre avec les quatre premiers appelés (1, 16-20), et la narration nous fait passer de là dans la maison de ce Lévi pour un repas avec des pécheurs qui provoque la contestation (v. 14-17).
- La parole qui remet les péchés et fait marcher le paralysé (2, 1-13)
Comparé aux récits précédents, celui-ci se fait remarquer par le nombre et la variété des acteurs : Jésus, la multitude qui afflue et forme foule, le paralysé et ses quatre porteurs, les scribes qui, sans rien dire, provoquent un débat. Pour ne rien négliger des relations qui se tissent entre eux, il est nécessaire de lire jusqu'au v. 13 inclusivement. Entre l'afflux d'une multitude à la maison où l'on apprend que Jésus se trouve et le mouvement de foule qui se rend là où va Jésus quand il sort, le récit forme un tout bien reconnaissable. On remarque facilement que, dans ce récit, ce qui concerne la foule encadre l'histoire du paralysé. Nous aurons donc à nous demander en quoi la relation entre Jésus et la foule est affectée par cette histoire. L'intérêt pour cette relation fait le lien avec le chapitre précédent, nous l'avons remarqué. Mais la rencontre avec l'infirme se passe tout autrement que celles qui ont déjà eu lieu avec des malades et suscite une opposition qui donne à la narration un tour nouveau.
1.1 Jésus et la foule
La situation paraissait bloquée à la fin du chapitre précédent : Jésus ne pouvait ni accéder ouvertement à une cité ni faire retraite dans quelque lieu désert. Voici que la narration repart avec une nouvelle donne : Jésus est « dans une maison » ou bien « à la maison » à Capharnaüm. Nous ne savons pas comment il a réussi à « entrer de nouveau » dans la ville qu'il avait quittée de plein gré et furtivement (1, 21-35). Le vague de la formule « après quelque temps » (littéralement « après des jours ») signale que la narration sélectionne ce qui l'intéresse pour continuer son chemin. On peut supposer que Jésus est revenu en secret et qu'une maison privée, en ville, protège mieux de l'envahissement des foules que les endroits solitaires. Le texte ne s'attarde pas à ce genre d'explication. Le point de vue choisi permet de laisser cela dans l'ombre : le retour dans la ville est indiqué par un verbe au participe (« entrant ») comme simple circonstance, le fait principal étant que sa présence dans une maison finit par faire parler. L'ouï-dire devient le premier acteur qui déclenche l'action. Indépendamment de ce qu'il a pu vouloir et faire, Jésus est remis en présence de gens qui s'agglutinent jusqu'à obstruer la porte. Mais il va reprendre l'initiative et les rôles vont être redistribués.
Les gens se rassemblent, comme « toute la ville » l'avait fait au soir du sabbat (1, 32). Mais cette fois, on n'amène pas de malade et la disposition de l'espace est différente. La multitude ne se tient pas « à la porte » (1, 33), mais la maison est envahie et l'entrée est bloquée du dehors. Et surtout Jésus en fait un lieu de parole : « il leur parlait la parole. » L'expression ne laisse rien supposer du contenu. Elle convient au cadre de la « maison » où se trouve Jésus, car jusqu'ici il n'est dit qu'il « enseignait » ou « proclamait » que dans des synagogues (1, 21 et 39). Ainsi, la synagogue apparaît comme un lieu où Jésus « enseigne » (1 ,21) et la « maison » comme un espace où Jésus « parle la parole ». L'important est qu'il reprenne lui-même la parole après que celle du lépreux guéri l'ait empêché d'« entrer ouvertement dans une ville ». Ce fait nouveau suffit à réorienter le récit, comme la suite va le montrer.
1.2 Jésus et un paralysé
L'entrée en scène d'un paralysé étendu sur son grabat paraît nous ramener à ce que nous avons lu dans un chapitre précédent : on était plus en quête de guérisons que de parole à entendre. Mais il s'agit ici d'un cas très particulier : non plus « toute la ville » amenant « tous les malades et les démonisés » (1, 32-33), ni un malheureux qui supplie et se met à genoux devant Jésus (1, 40), mais des gens « portant vers lui un paralysé soulevé par quatre hommes » et « ne pouvant le porter près de lui [prosenégkai aútôi] à cause de la foule ». Celle-ci endosse un rôle d'obstacle et le texte le précise : elle ne s'oppose pas à une recherche de guérison, elle empêche d'approcher Jésus. Le récit prend donc une autre direction que celle de la purification du lépreux. Il ne s'agit pas de fléchir le vouloir de Jésus pour que son pouvoir s'exerce dans le sens demandé (1, 40), mais de réussir à placer l'infirme là où se trouvait Jésus (v. 4). En effet, le narrateur ne dit pas que les porteurs amenaient l'infirme pour que Jésus le guérisse. S'ils voulaient que le paralysé soit proche de Jésus, n'est-ce pas plutôt pour qu'il entende « la parole » ? Le stratagème qu'ils inventent pour faire entrer le paralysé par le toit atteste la vigueur de leur résolution.
La réaction de Jésus déroute davantage encore le cours habituel d'un récit de guérison. Sans attendre la moindre requête, il prend les devants et accueille le malade par une parole qui ne correspond ni à l'attente que l'on peut supposer être celle de cet homme et de ses compagnons, ni à celle du lecteur : « Enfant, tes péchés sont remis. » Nous quittons brusquement le domaine du mal physique, corporel, et de sa guérison, pour passer à celui du pêché et de sa rémission.
« Voyant leur foi »
La transition est ménagée par cette seule indication : « Jésus voyant leur foi dit au paralysé…. » C'est la première mention de la foi en Marc et Jésus la « voit », autrement dit la reconnaît dans ce qui s'offre à ses yeux. Du point de vue de Jésus, cette manière de placer au plus près de lui, en dépit de tout obstacle, celui qu'on lui présente en sa détresse, cela s'appelle « foi ». Sans recours à quelque définition théologique à priori de la foi, le récit montre qu'elle n'échappe pas au regard de Jésus, qu'elle s'atteste dans une action ou le corps est engagé et que cette action, sous l'impulsion d'un manque reconnu, est tendu vers l'approche et la présence d'un autre en qui mettre sa confiance. La difficulté d'accéder à celui-ci accroît le désir, le concentre sur sa personne et met au second plan le bienfait que l'on peut attendre de lui. La « foi » pratique cette ouverture, cette décentration, cette sortie de soi que rien n'arrête sur le chemin de la rencontre qui peut sauver. Le rôle de Jésus est de focaliser ce désir, et surtout de l'agréer et de le dire comme « foi ».
« Tes péchés te sont remis »
C'est à partir de là qu'il se prononce sur la remise des péchés du paralysé. Le premier mot en est un d'accueil bienveillant : « Enfant. » Ce mot n'est pas que cela, la suite en éclaire la signification : « tes péchés sont remis ». Jésus parle sur le ton du constat, non de l'impératif ou du souhait. Il révèle une action qu'il ne s'attribue pas à lui-même, mais qui se réalise au passif et au présent, au moment où il le dit. Son opération à lui consiste précisément à le dire.
La remise des péchés, qui n'était envisagée par personne au départ, s'inscrit sur une autre dimension du manque humain que la paralysie du malheureux porté sur son grabat. Parler de péchés, c'est invoquer une dimension d'intériorité dont on ne peut que parler : le péché ne se voit pas comme tel. Nulle indication n'est donnée ici sur les péchés dont il s'agirait ; peu importe, et rien ne laisse supposer que la paralysie en serait l'indice ou la conséquence, sinon leur remise devrait se signaler par la guérison immédiate. Les deux manques ne sont pas du même ordre et leur rapport s'établit de façon nouvelle dans le récit.
« Tes péchés sont remis » : ce verbe « remettre » s'emploie couramment pour la remise des dettes de la part d'un créancier. Le péché est souvent conçu dans la Bible à l'image de la dette qui lie un débiteur à quelqu'un et entraîne l'obligation de lui payer ou fournir une compensation pour ce qui lui est dû (voir Mt 6, 12 et 18, 23-25). « Remettre », en grec aphiénai, comporte l'image de « laisser aller », comme on dit « laisser courir une dette ». Transposée dans le domaine de la conscience, cette image représente une charge vis-à-vis d'un Autre qui mérite la majuscule puisqu'il ne revient pas au débiteur de se délier lui-même. Cette charge se traduit facilement par un sentiment de culpabilité, qui pèse sur la relation à soi-même et aux autres. La comparaison avec la paralysie convient tout à fait.
En se prononçant sur la remise des péchés, Jésus ne se pose pas en représentant d'un créancier bien disposé ou d'un commerçant estimant que la « foi » vaut comme paiement de la dette. En conjuguant le verbe au passif, il ne prend pas la place de Celui qui remet les péchés, il la laisse en blanc. Et il témoigne de Lui en discernant dans la « foi » une qualité de désir, d'appel silencieux, de sortie de soi vers l'Autre, qui porte plus loin. Il y reconnaît l'Autre à l'œuvre et l'« enfant » en train de naître. Sa parole se fait annonce et invitation : tu es allégé de tout ce qui t'alourdit d'un poids de condamnation, tu es libre de tout ce qui t'empêche de vivre en « enfant » né d'une parole de libération.
« Enfant »
Dans ce contexte, le titre d'« enfant » n'est pas seulement le mot gentil d'une familiarité bienveillante. Le sentiment de la dette fait partie de la condition de tout homme du fait de sa naissance : chacun naît « enfant » d'autres humains et ne peut que recevoir la vie sans jamais pouvoir la payer ou offrir quelque chose d'équivalent (voir 8, 37). La culpabilité qui se nourrit souvent de dettes imaginaires s'enracine jusque là, dans le mystère de l'origine qui nous échappe et qui nous angoisse tant que nous n'assumons pas librement le don qui nous est fait. La « foi » que Jésus salue par la remise des péchés ne s'arrête pas à lui et à sa puissance de guérir. Elle signale un désir ouvert qui rencontre celui de cet Autre qui donne la vie et dont Jésus révèle quelque chose à l'« enfant » qu'il accueille. Il arrache le masque qui le défigure et fait croire qu'il réclame son dû. Il révèle en même temps au malheureux porté jusqu'à lui un vœu plus radical que celui de la guérison, un manque et une attente qui l'habitent en profondeur et qui, loin de l'amoindrir, le constituent et le font exister. Dans cette perspective, les péchés prennent figure d'erreurs d'un désir trop pressé d'aboutir et replié sur soi. Et la remise des péchés devient naissance et liberté de vivre.
« Pourquoi celui-là parle-t-il comme cela ? »
La réaction de « certains des scribes » souligne, s'il le fallait, l'audace de tels propos. Ils « raisonnent » en silence dans leur « cœurs » : « Il blasphème. Qui peut remettre les péchés sinon Dieu seul ? » Nous retrouvons les scribes comme experts des Écritures et du savoir religieux, revêtus d'une fonction et d'une compétence reconnues, comme ils sont appris en 1, 22. Au nom d'un savoir acquis et passant par le raisonnement, ils portent l'accusation de blasphème : parler comme Jésus, c'est accaparer une prérogative divine? Ils interviennent ici comme gardiens d'une institution religieuse et défenseurs de droits de Dieu. Ils nomment « Dieu », instaurent un conflit de pouvoir entre lui et Jésus, et se situent, bien entendu, du côté de Dieu.
La position de Jésus est plus délicate à préciser. On ne peut l'opposer à eux comme s'il les contredisait purement et simplement. Il ne se situe pas contre eux sur leur terrain. Il dépasse l'antinomie dans laquelle ils s'enferment. En identifiant la « foi » des porteurs et du paralysé, il n'invoque pas un savoir qui contredirait celui des scribes, il fait acte de reconnaissance concrète. En associant cette « foi » à la remise des péchés, il ne raisonne pas, il révèle le réseau invisible de relations qui se nouent entre ces hommes, lui-même et l'Autre. En se prononçant sur l'état d'« enfant » du paralysé, il ne revendique pas de pouvoir personnel, il ouvre toute grande la place de l'Innomé qui seul remet les péchés et donne la vie.
La comparaison entre Jésus et ses adversaires passe par leur manière de parler et de connaître. Ils raisonnent « dans leurs cœurs », tandis qu'il s'exprime ouvertement. Ils se replient sur leur savoir assuré, alors qu'il ouvre une voie de connaissance en « voyant » la « foi » comme en « connaissant » ou « percevant (epignoùs) par son esprit » leurs raisonnements cachés. Le texte n'oppose pas le « cœur » et « l'esprit ». Il met en contraste des « cœurs » — qui enferment leur discours et s'enferment dans leurs certitudes — et un esprit personnel comme celui de Jésus (« son esprit »). Un esprit ouvert et ouvrant à ce qui se dit autrement que par la bouche et le verbe, que ce soit par le mutisme accusateur des scribes ou par le corps de ceux qui font passer le paralysé par le toit pour l'approcher. Les corps des uns et des autres parlent à son « esprit », mais de façon sournoise et renfermée dans un cas, de manière silencieuse et ouverte dans l'autre. Lui-même ne se dérobe à personne et il se risque dans ce qu'il dit aussi bien aux uns qu'aux autres.
« Qu'y a-t-il de plus facile ? »
Aux scribes qui contestent sa manière de parler, il propose donc de la mettre à l'épreuve. Si « Dieu seul peut remettre les péchés », et cela n'est pas en cause, encore faut-il quelqu'un pour le signifier aux pécheurs. Il s'agit bien de tester la valeur de sa parole : il ne demande pas s'il est plus facile de remettre les péchés ou de faire se lever un paralysé, mais « de dire au paralysé : "Tes péchés sont remis", ou de dire : "Lève—toi et prends ton grabat et marche" ». L'épreuve se juge au résultat obtenu. Elle ne manque pas d'être paradoxale, car la parole ne suffit ni pour guérir un paralysé ni pour remettre les péchés. Dans les deux cas, elle touche à l'impossible. Il peut paraître plus facile de dire : « Tes péchés sont remis », puisque le résultat échappe à l'observation. Toute la question porte sur la validité de cette parole. Comme la remise des dettes, celle des péchés doit être prononcée et réclame de l'être par « qui de droit ». Mais rien ne justifie encore aux yeux des gardiens de l'ordre social que Jésus ait quelque titre à dire ce qu'il dit : parole facile, lâchée à la légère, pourrait-on penser, puisqu'impossible à vérifier. Par contre, faire marcher un paralysé étendu sur son grabat rien qu'en le lui disant, cela se constate et c'est une question, non de légitimité, mais de puissance de parole. En ce sens, c'est plus difficile à dire.
Plus loin, des adversaires demanderont « un signe » à Jésus (8, 11). Ici, il devance en quelque sorte la demande. Le signe renvoie à autre chose qu'à lui-même et la guérison du paralysé viendra à l'appui de la remise des péchés. Elle ne la rendra pas évidente pour autant. La parole de rémission demande d'être crue. Le paralysé ne peut que l'accueillir pour qu'elle devienne en lui principe de vie renouvelée, allégée, libre. Mais la guérison en inscrira dans son corps le signe et la seconde parole le renverra à la première. Nous dépassons l'ordre du raisonnement ou de la preuve, nous entrons dans celui d'une production de sens où les signifiants se relient entre eux et s'éclairent les uns les autres sans qu'il soit possible de faire l'économie de la parole et de l'adhésion libre à sa vérité.
« Pour que vous sachiez que le Fils de l'homme … »
Ce faire-savoir ne transforme pas en raisonnement logique l'articulation des deux paroles au paralysé dans le discours de Jésus comme dans le récit. Quand il dit que « le Fils de l'homme a autorité de remettre les péchés sur la terre », il y a là une troisième parole. Elle s'appuie sur le lien établi entre les deux autres et infère, si l'on veut, du particulier de celles-ci qui concernent ce paralysé à une affirmation générale qui projette sa lumière sur la suite comme nous le verrons. De toute façon, ce n'est pas la revendication d'un pouvoir personnel. Nous savons déjà qu'il n'est d'autorité, dans les évangiles, que reçue (voir 1, 22). De plus, et pour la première fois en Mc, Jésus parle du « Fils de l'homme » à la troisième personne. La suite confirmera qu'il n'en parle jamais sans qu'il s'agisse de ce qu'il fait ou de ce qui lui arrive ou doit lui arriver. On ne peut en déduire que cette expression n'est qu'une façon de dire « Je ». Elle maintient un écart entre celui qui parle, Jésus, et ce personnage défini par son autorité. Un président, un chef, un pape est tenu de marquer la différence entre ses affirmations personnelles et celles qui relèvent de sa fonction. Ou encore tout le monde saisit la nuance entre « je te conseille ceci » et « crois-en un homme d'expérience qui te conseille ceci ». La fonction ou la qualité invoquée par celui qui parle s'investit dans ce qu'il énonce. Avec le « Fils de l'homme », c'est encore différent, car ce n'est pas un titre de fonction ou de qualité particulière, comme « le Messie », « le Prophète » ou « le Fils de Dieu ».
Le plus étrange provient de ce que cette expression bien connue de la Bible s'y applique à tout être humain : tout homme est né de l'homme ou d'Adam, ce qui veut dire la même chose dans le langage biblique. Personne ne tient de lui-même son origine. Et il est rappelé à chacun, fût-il prophète, qu'il participe à la précarité humaine. L'expression ne perd pas cette valeur en Daniel, par opposition aux bêtes qui représentent des empires puissants et redoutables, un être « comme un fils d'homme » s'approche du trône divin et reçoit la royauté universelle : une figure d'homme fragile et mortel participe à quelque chose des attributs de Dieu (Dn 7, 13). La qualité la plus commune devient sur les lèvres de Jésus dans les évangiles le titre à la fois énigmatique et révélateur de ce qui donne à ses actes et à ses paroles une valeur qu'il ne s'attribue pas et dont il ne profite pas lui-même. Ce titre marque souvent un rapport avec une compétence qui s'exerce ou s'exercera par lui, mais sans qu'il ne se l'approprie et avec cette particularité qu'elle lui est donnée pour le bénéfice des hommes. C'est bien le cas ici où « le Fils de l'homme a autorité pour remettre les péchés sur la terre » : autorité reçue donc, et exercée sur la terre par un homme en qui l'homme renaît. Le contraste ne peut être plus fort avec les scribes qui veillent aux privilèges d'un « Dieu » rejeté hors humanité. Jésus atteste au contraire que le ciel et la terre communiquent et il donne à reconnaître par sa parole active la solidarité qui lie l'homme et le Dieu qu'il ne nomme pas.
« Lève-toi, prends ton grabat … »
De l'affirmation d'autorité du Fils de l'homme, Jésus passe directement au commandement adressé au paralysé (« il dit au paralysé ») : « Je te dis : lève-toi, prends ton grabat et va dans ta maison. » Après avoir parlé du « Fils de l'homme » à la troisième personne, pourquoi cette redondance, « Je te dis », et cette insistance sur le « Je » et le « toi », sinon pour se concentrer dans une parole au moment où il affronte le « difficile à dire » ? Il ne cherche pas à capter une puissance supérieure. Il ne suffit pas de prononcer une formule. Il faut se faire entendre. « Je te dis » : Jésus convoque l'autre. Et rien n'arrive sans que l'auditeur exécute chacun des trois impératifs reçus : « Et il se leva et aussitôt prenant son grabat, il sortit devant tous. » Force de la parole dans sa faiblesse : elle ne fait rien si elle n'est pas reçue, mais elle peut toucher en l'autre le manque qui le fait sortir de soi, éveiller la confiance qui l'ouvre à l'écoute, activer le désir et le vouloir-vivre qui le met debout et le fait marcher.
« Tous étaient mis hors d'eux-mêmes … »
Le résultat est spectaculaire, « … il sortit devant tous, si bien que tous étaient mis hors d'eux-mêmes et glorifiaient Dieu en disant que « [quelque chose] comme cela, jamais nous ne [l'] avons vu » ! On traduit ordinairement : « Tous étaient bouleversés » ou « stupéfaits ». Le verbe grec employé ici évoque une sortie de soi, comme si l'homme était arraché à ses conditions habituelles d'existence et de jugement. L'ordre des choses et les repères habituels du normal et du possible sont dépassés. Tout un monde familier est dérangé par l'affleurement d'un autre monde. Ce pourrait être de la stupéfaction, qui coupe la parole et la pensée. C'est ici de l'étonnement émerveillé qui fait parler et se traduit en louange à Dieu. Émerveillement comme effet de la manifestation de la parole reconnu à l'origine de ce qu'ils ont « vu ». Nous pourrions dire en français que « tous s'extasiaient ». Sous le coup de l'événement et, comme le souligne l'exclamation finale, du « jamais vu », ils sont transportés hors d'eux-mêmes et s'ouvrent à la reconnaissance de l'Autre.
La tentation est forte de voir là la conclusion vers laquelle le récit nous conduit. Cette réaction de l'assistance correspond tout à fait à ce qu'on appelle communément un « miracle » : un fait qui rompt avec l'ordre naturel de causes et des effets, qui étonne et qui est reconnu comme le signe d'une intervention divine. Tel est bien, semble-t-il le point de vue de « tous ». Mais est-ce celui du récit pris dans son ensemble ? Rien de moins sûr. On nous précise bien que « tous » s'expriment à partir de ce qu'ils ont « vu ». Et faut-il compter les scribes parmi eux ? Autrement dit, « tous » ont-ils entendu ce qui a été dit aux scribes et comment Jésus a fait le lien entre les deux paroles adressées au paralysé ? Le texte ne le précise pas et se content de rattacher l'enthousiasme général à la vue du paralysé guéri qui sort « devant tous » en portant son grabat. De toute façon, le lecteur ne peut s'identifier à eux. Nous n'avons pas un spectacle sous les yeux, mais un texte. Nous devons compter avec tous ses éléments, sans privilégier l'interprétation particulière des acteurs mis en scène.
Une particularité du récit doit nous alerter à ce sujet : la réaction de « tous » et leur prise de parole sont rapportées au passé, mais les trois paroles citées de Jésus le sont au présent (v. 5, 8 et 10: « il dit » au présent de l'indicatif), comme s'il les prononçait au moment où nous les lisons. Le texte met donc une distance entre le présent de la lecture et le passé du récit quand il s'agit des gens, mais il l'abolit quand il s'agit de Jésus. De cette façon, ses paroles s'imposent à notre attention pour que nous les mettions en rapport entre elles. Il ne suffit pas de les relier comme dans un raisonnement apologétique où la guérison viendrait légitimer le pouvoir attribué au « Fils de l'homme » et par conséquent la parole de remise des péchés. Si telle était la fonction de la guérison, n'importe quel miracle aurait pu convenir, alors qu'il s'agit du cas très particulier de ce paralysé et de paroles qui lui sont adressées à lui. Rien ne sert non plus d'en appeler à l'idée répandue à l'époque qui voyait dans la maladie la conséquence ou l'indice du péché (voir Lc 13, 24 ; Jn 9, 2). Si c'était le cas, la guérison devrait suivre immédiatement la parole de rémission.
Les deux paroles au paralysé sont mises en parallèle et s'éclairent l'une l'autre. Il apparaît que le péché relève, comme la paralysie, d'un handicap, d'une rupture de communication vitale. Et surtout la déclaration « tes péchés sont remis » n'admet pas d'être transformée en l'idée que l'on discute comme les scribes le font. Elle y perdrait la force que lui donne le fait d'être rapprochée de celle-ci : « lève-toi, prends ton grabat et va dans ta maison. » L'alternative est nette : ou bien celui qui s'entend dire cela se lève ou bien il ne bouge pas ! Le malheur veut qu'en instaurant un débat là-dessus, on ne bouge pas. C'est ainsi que les spéculations sur le péché et le pardon peuvent favoriser l'inertie au moment où la remise des péchés retentit comme un appel à se lever en emportant son grabat au lieu d'y végéter sous le poids de la culpabilité. En mettant en relief les paroles de Jésus au paralysé, le récit parle d'une existence réconciliée. L'infirme se trouve transformé sous des aspects de la vie humaine difficilement séparables et qui concernent aussi bien la relation avec soi que la communication. La paralysie contredit une liberté de mouvement qui permet aussi bien de sortir vers les autres que de rentrer chez soi : « va dans ta maison» ! Et la culpabilité empoisonne autant les rapports avec soi-même qu'avec l'Autre et les autres.
1.3 La sortie de la parole
La sortie du paralysé, qui provoque l'admiration de « tous », est suivie de celle de Jésus : « Et il sortit de nouveau le long de la mer et toute la foule venait auprès de lui et il les enseignait. » (v. 13) Il était entré dans Capharnaüm et se tenait discrètement dans une maison (v. 1), il sort maintenant de l'une et de l'autre et le bord de la mer devient le lieu de rassemblement et d'« enseignement » pour « toute la foule ». Ce changement passe par celui qui affecte le paralysé.
Pour apprécier ce qui change, observons d'abord que le paralysé ne s'est pas transformé sans que la maison ne le soit aussi. Au début, celle-ci figure un lieu de présence de Jésus à l'abri des regards, mais non des rumeurs. Elle n'est pas fermée puisqu'une multitude l'envahit, mais alors elle le devient du fait des gens qui se massent devant la porte. Puis elle est ouverte par le haut pour faire descendre le paralysé. Elle s'ouvre enfin à l'horizontale vers le dehors quand le paralysé guéri obéit à l'ordre reçu : « Lève-toi, prends ton grabat et va dans ta maison. » L'ouverture par le toit est l'occasion, pour les porteurs et le paralysé, de manifester une « foi » que Jésus voit et qu'il reconnaît en déclarant à l'infirme que ses péchés sont remis. La « foi » apparaît dans ce contexte comme l'ouverture qui permet au « Fils de l'homme » d'exercer « sur la terre » l'autorité qui lui vient d'en-haut. Contrairement au raisonnement des scribes qui gardent la frontière entre l'homme et Dieu, le ciel et la terre communiquent. La « foi » le réalise déjà sans le dire et la parole de Jésus l'affirme contre toute contestation. L'ouverture par le haut précède l'ouverture par le côté comme la remise des péchés précède la guérison de la paralysie. La communication se déploie sur les deux axes vertical et horizontal de l'espace physique et symbolique de l'existence humaine.
La parole de Jésus profite de cette ouverture autant qu'elle la pratique. Voyant la « foi » à l'œuvre dans la descente du paralysé jusqu'à lui, il se prononce sur le don que le ciel a fait à la terre par le Fils de l'homme. Puis en renvoyant l'homme chez lui, il l'engage vers une issue par laquelle sa parole, jusque-là confinée dans la maison, va pouvoir sortir. Cette sortie va de pair avec un changement de rapport avec la multitude. Dès le début, il a pris l'initiative de lui parler dans l'espace clos de la maison où elle tenait plutôt un rôle de gêneur. A la fin, quand il se rend sur le rivage de la mer, il fait preuve d'une détermination nouvelle. Sa parole s'élargit, dans un espace ouvert, agrandi. Elle s'y déploie en « enseignement », alors qu'auparavant nous ne l'avons vu « enseigner » que dans une synagogue (1, 21) où ne l'y verrons par la suite qu'une fois, pour une expérience malencontreuse (6, 2). Désormais, l'enseignement pour la foule se fera en plein air, sur le rivage encore (4, 2) ou dans le désert (6, 34).
Nous n'en connaissons toujours pas l'objet, mais l'acte de parole compte davantage au regard du texte, comme le montre la place faite aux paroles de Jésus au paralysé. Elles témoignent d'une qualité de parole que nous n'avons pas encore rencontrée avec autant d'audace et d'engagement personnel. On dirait que ce récit dresse un répertoire des diverses manières de parler : celle des scribes, qui ne s'extériorise pas mais s'enferme dans un mutisme chicaneur sans passer par le corps ; celle de l'appel silencieux mais exprimé par les mouvements et le corps des porteurs et du paralysé ; et celle de Jésus. Celui-ci perçoit « par son esprit » les raisonnements cachés des scribes et reconnaît ce qui se dit sans phrase par le comportement du paralysé et de ses compagnons. Il s'expose ouvertement en parlant de ce qui ne se voit pas et il tombe déjà sous l'accusation de blasphème qui le conduira plus tard à la mort (14, 64). Il prend le risque de s'attaquer sans autre force que celle de son dire à ce qui lui résiste dans le corps impotent du paralysé. Cette façon de se livrer dans sa parole importe plus que l'exposé des propos tenus à la foule et doit colorer désormais aux yeux du lecteur l'enseignement dispensé à tout venant.
Finalement, l'ensemble du récit marque la victoire de ce qui ouvre, relie et permet l'échange sur ce qui replie, isole et enferme. On le voit aussi bien pour la foule et le paralysé que pour la parole et la maison. Trois figures méritent d'être rapprochées de ce point de vue, celle de « la foi », celle de « l'extase » et celle de la « sortie » de la parole. Elles réalisent de manières diverses une ouverture en direction de l'autre. Nous l'avons noté à propos de tous » ceux qui s'extasiaient et glorifiaient Dieu pour la guérison du paralysé. La « foi » telle que Jésus la reconnaît dans sa manifestation concrète témoigne elle aussi d'un mouvement de sortie de soi, ici avec l'intensité d'une confiance totale placée dans l'autre et d'un désir de l'approcher qui contourne tous les obstacles. Quant à la parole, d'abord enfermée, que ce soit dans une maison ou dans le cœur des scribes, tout le mouvement du texte porte à la faire sortir et Jésus s'y emploie efficacement. Elle jaillit de son corps vers celui de ses interlocuteurs et fait tomber les barrières qui enferment la maison dans ses murs et les scribes dans leur suffisance, Dieu dans son ciel et l'homme dans son péché et sa paralysie.
- Appel de Lévi … et des pécheurs (2, 14-17)
Ce récit s'accroche au précédent sans souci de transition. Jésus se trouvait à enseigner au bord de la mer, le voici qui « passe », sans que nous sachions ce qu'il en est de « la foule » qui disparaît du texte à partir d'ici. Cependant le décor du rivage peut rester en place pour cette brève scène d'appel adressée à Lévi. Elle nous rappelle de façon remarquable celle de l'appel des quatre pêcheurs par Jésus « passant le long de la mer » (1, 16-20) : même type de parole et de réponse en acte, même rapidité dans la séquence de l'une à l'autre, avec encore plus de concentration ici que là. Un participe suffit à camper Lévi dans son métier et son occupation actuelle : « assis au bureau des taxes ». Est-ce en plein air, sous un abri ? Quel genre de taxes ou d'impôts percevait-il ? Et s'agit-il même d'octroi, comme cela nous paraît vraisemblable si imaginons la scène entre le rivage et la ville habitée ? Ces détails importent peu et priveraient le récit de son nerf.
Sa vigueur tient à la tension entre quelques éléments liés par des correspondances et oppositions très simples :
assis // se levant suis-moi // il le suivit
Ces notations concernent des positions ou déplacements dans l'espace. Du coup, le mouvement de Jésus « passant » n'est plus une simple manière de lier l'épisode au précédent. Ce détail contraste avec « assis » et donne consistance à « Suis-moi » comme à « il le suivit ». L'appel de Jésus se concrétise : il dérange d'une position acquise et fait entrer dans un mouvement orienté par le sien. La transformation de Lévi se dit et s'effectue avec le corps. Et cela dispense des considérations psychologiques que nous aimerions lire ou apporter pour expliquer ce qui s'est passé.
Cet écho donné au récit d'appel des quatre pêcheurs frappe d'autant plus qu'il intervient après tout ce qui a été raconté lors de l'activité de parole de Jésus, de ses modalités diverses et de ses réceptions variées du côté des auditeurs. L'accent porte sur la force d'une parole personnellement adressée quand elle trouve une écoute. Elle interpelle des hommes en situation, qui ont un nom et un enracinement familial précis [« Lévi, le (fils) d'Alphée », comme en 1,19, « Jacques, le (fils) de Zébédée »]. Il en résulte entre eux et Jésus un lien nouveau qui ne fait pas l'objet d'une discussion ou d'un contrat pour une tâche particulière et un temps déterminé. Après la revendication par Jésus d'un pouvoir-dire qui libère des liens du péché comme de la paralysie, ce retour d'une scène d'appel fait effet d'insistance en faveur d'une parole capable de pénétrer jusqu'au secret des mutations décisives d'une existence qui trouve son orient.
La réponse immédiate de Lévi étonne peut-être moins que l'appel qui l'atteint alors qu'il est « assis au bureau des taxes ». Nous n'aurons pas d'autre précision sur la position qu'il abandonne. L'absence ici de mention d'abandon des biens (comparer 1, 16-20) convient à un récit orienté plutôt vers l'appel des « pécheurs » (v. 17b). Il importe alors de situer Lévi comme l'un de ces « buralistes » qui percevaient les droits de douane, d'octroi ou de péage sur les marchandises passant d'une zone à une autre du territoire. Ils pouvaient assumer une fonction sociale honorable. Mais, désigné par le terme aujourd'hui hors d'usage de « publicains », ils sont dans les évangiles marqués par l'opinion qui les associe ou les assimile aux « pécheurs », comme la suite le montre.
2.2 Le repas avec les publicains et les pécheurs (v. 15-17)
L'appel est suivi en effet d'un repas qui va donner lieu à contestation. Le texte souligne l'événement : « il advient qu'il est étendu », attablé à la manière hellénistique, « dans sa maison et beaucoup de publicains et pécheurs étaient étendus avec Jésus et ses disciples. Ils étaient en effet nombreux et ils le suivaient ». La formulation de cette notice paraît gauche, surchargée, elle n'en est pas moins intelligible et significative. Malgré l'imprécision de la première phrase, la maison où se tient le repas ne peut être que celle de Lévi. L'expression « il advient que » n'indique pas forcément le début d'une nouvelle péricope ou d'un récit traditionnel. Elle peut marquer un fait nouveau à l'intérieur d'un récit, comme en 4, 37-39 et 9, 7. Cette formule et le verbe au présent donnent à l'épisode le poids d'un événement qui fait sensation. La scène se peuple, on passe d'un publicain à « beaucoup de publicains et pécheurs » et Jésus est là avec « ses disciples ». C'est la première fois que ceux-ci apparaissent sous ce terme, et ils ne se réduisent pas aux cinq hommes qui, appelés par lui, l'ont suivi : « Ils étaient en effet nombreux et ils le suivaient.» Cette remarque, qui laisse ignorant de leur nombre, de leurs noms, de la manière dont le groupe s'est constitué, a valeur de raccourci et d'élargissement dans le temps. Désormais, et spécialement dans la série des trois épisodes qui commence ici, il faut compter avec ces proches de Jésus qu'ils accompagnent et qui fait figure de « rabbi » (le titre lui sera donné en 9, 5 ; 10, 51 ; 11, 21), de maître », de chef d'école. Ce repas devient un fait exemplaire, chargé d'enseignement, choquant pour les uns, heureux pour d'autres.
« Il mange avec les publicains et les pécheurs »
Le récit ne s'intéresse qu'à la répercussion du repas pour un certain public. On ignore l'intention qui préside à la réception chez Lévi. Elle fait apparaître l'appel qui la précède comme un événement qui mérite d'être célébré entre amis. Mais le texte est pressé d'en venir au scandale provoqué auprès des « scribes » et des « pharisiens ». Ces personnages ne sont pas totalement nouveaux, puisqu'ils font partie des « scribes » (voir 1, 22 ; 2, 6), mais ils sont aussi de la confrérie des « pharisiens » connus pour leur souci de la stricte observance de la Loi, qui conditionne une pureté dont s'excluent les non-observants. Le texte insiste sur l'objet de leur scandale, d'abord tel qu'ils le voient, comme un fait au présent de l'indicatif : « il mangeait avec les pécheurs et publicains » ; puis tel qu'ils le disent, comme question insupportable : « Avec les publicains et pécheurs, il mange? » On retrouve plus mention ailleurs en Mc des « publicains » et du couple « publicains et pécheurs ». On sait qu'outre une conduite immorale, l'exercice d'une profession qui portait de façon notoire à des malversations pouvait classer quelqu'un comme « pécheur », et c'était le cas des « publicains ». Leur fréquentation, et plus encore la communion de table qui lie les convives entre eux, ne pouvait que contredire les règles de « la tradition des Anciens » particulièrement rigoureuses contre tout contact susceptible de provoquer une souillure légale (voir 7, 3).
« les scribes et les pharisiens » expriment donc leur étonnement scandalisé aux disciples de Jésus. Que ce soit un moyen détourné de s'en prendre à leur maître ou une manière de la compromettre à leurs yeux, cela oppose deux écoles, deux interprétations de la loi. Plus immédiatement, ce sont deux façons de voir la relation entre Jésus et les « publicains et pécheurs ». Le récit montre ceux-ci à table « avec Jésus et ses disciples », les opposants le voient, lui, mangeant avec eux. Dans le premier cas, ce sont eux qui manifestent une certaine solidarité, encore mal définie mais réelle avec lui. Dans l'autre cas, c'est lui qui se compromet avec des hommes marqués par le péché. Il est censé participer à leur souillure par le simple fait d'être étendu à la même table qu'eux. Ce qui se fait jour dans l'attrait qu'il exerce sur eux est obscurci par le souci de pureté et des précautions à prendre contre la contagion de l'impur.
Les forts, les malades et le médecin
La parole de Jésus instaure un point de vue inattendu et propose une tout autre vision des rapports entre les acteurs. Jésus le fait par un détour. Au lieu de se placer dans la ligne de ce qui vient d'être dit, il parle d'autre chose. Il quitte la scène particulière sur laquelle on lui fait jouer un rôle condamnable et il en évoque une autre que l'expérience commune, universelle, des hommes connaît bien : « Les forts n'ont pas besoin de médecin, mais les malades. » Il revient ensuite à la situation de départ : « Je ne suis pas venu appeler des justes, mais des pécheurs. » Les correspondances sautent aux yeux. Les « pécheurs » prennent la place des « malades », les « justes » celle des « forts ou bien-portants » et « Je » celle du médecin. Mais les différences sont telles qu'il ne s'agit pas d'une simple comparaison. Si c'était le cas, le proverbe, dans cette situation, suffirait à suggérer que Jésus se situe par rapport aux « justes » et aux « pécheurs » comme « médecin » par rapport aux « forts » et aux « malades ». Mais la seconde phrase n'exploite pas l'image du médecin dans ce sens. Il n'est pas question d'un besoin du côté des pécheurs, mais d'une initiative de Jésus en leur direction et il se comporte comme un « médecin » à leur endroit, ce n'est pas en étant appelé par eux, mais en venant les « appeler ».
Le passage par le proverbe prépare la déclaration de Jésus sur lui-même. L'image du médecin change le regard à porter sur ce repas scandaleux pour les opposants. Le critère de référence pour le juger n'est plus la loi ou les règles d'un comportement correct, mais la santé, et si elle est compromise, la guérison. De ce point de vue, les « pécheurs » ne sont pas figés dans le mal qui les affecte, ils peuvent guérir. De plus, tel qu'il est formulé, le proverbe oblige à compter avec un troisième acteur, non seulement les « malades » et le « médecin », mais aussi les « forts », et sur la scène où le débat se déroule, non seulement Jésus en relation avec des « publicains et pécheurs », comme les adversaires le voient, mais aussi « des justes ». En distinguant les « pécheurs » et les « justes », Jésus ne fait pas que reprendre une opposition binaire classique, justifiée au nom de la loi observée par les uns, transgressée par les autres. Cette opposition ne revient pas ailleurs en Mc. Et ici le contexte la met en question, puisque le médecin rappelle par sa seule présence que la ligne de partage entre forts et malades est fragile, jamais établie une fois pour toutes, ni toujours compromise de façon irrémédiable. Voilà qui déstabilise l'assurance de ceux qui se classent parmi les uns en condamnant les autres ! Mais accepteront-ils de se laisser instruire par le proverbe et de réinterpréter la situation dans laquelle ils se placent ?
En s'appliquant l'image du médecin, Jésus la transforme tout autant qu'il dépasse l'objection des scribes. Ceux-ci lui reprochent de « manger avec les pécheurs », mais lui parle d'« appeler des pécheurs ». Le proverbe part du besoin que les malades ont du médecin, et Jésus parle de sa « venue » pour un acte de parole qui figure un exercice très particulier de la médecine, comme un appel adressé à qui se trouve dans la position de malade. C'est-à-dire que ce médecin n'est pas tout puissant et que ses malades ne sont pas sans ressources : l'appelant attend une réponse, qui dépend des appelés. Voilà qui nous ramène à l'appel qui a réussi à se faire entendre de Lévi. Mais entre temps, il y a eu le repas et « appeler » peut alors s'entendre au sens d'« inviter ». La communauté de table a permis de passer d'un appel individuel et bien déterminé (« Suis-moi ») à un appel pluriel et sans précision. Celui-ci demeure à la fin largement ouvert et « manger avec » peut devenir une manière d'« appeler ». Ces deux actes sont proches l'un de l'autre, par la bouche qui en est l'organe, et plus encore ici par la proximité et la confiance mutuelle qu'ils tendent à créer entre les partenaires. L'appel peut donc prendre des formes variées, comme une invitation à devenir proche, tournée vers quelqu'un et soumise à sa liberté. Il revient à l'autre de s'entendre convié.
Encore faut-il que l'appel parvienne jusqu'à lui. Jésus déclare avoir fait le voyage pour cela : « Je ne suis pas venu appeler des justes, mais des pécheurs. » C'est la première fois que nous l'entendons formuler un projet global. L'appel de Lévi trouve ici sa raison et devient la manifestation d'un dessein plus vaste. Il est remarquable que cette parole se trouve au terme du récit. Elle n'apparaît pas comme une déclaration d'intention antérieure à ce qui vient de se passer. L'événement qui la provoque commence à dévoiler l'orientation de l'œuvre à laquelle Jésus se consacre. Il parle de sa venue et de ce à quoi elle tend. Mais quel est son point de départ et d'où vient-il ? Cette parole paraît exclure les « justes » et il ne faut pas lui enlever sa vigueur provocante à l'endroit des opposants. Mais le contexte empêche de la transformer en principe catégorique. En effet, malgré la difficulté d'interpréter la présence ou l'absence d'article défini dans le NT, il est prudent de respecter son absence ici : « des justes, des pécheurs », et non « les justes, les pécheurs ». la déclaration prend acte de la position acquise par les acteurs. Une différence s'est creusée entre de « nombreux publicains et pécheurs » d'une part et « les scribes des pharisiens » d'autre part. L'opposition « justes » et « pécheurs » renvoie à une classification que les adversaires de Jésus lui reprochent de ne pas respecter. Par leur critique, ils dressent la barrière qui met les « pécheurs » dehors et ils se placent par le fait même de ce côté-ci, du côté des justes. Le repas avec des « pécheurs » a mis précisément cette barrière en question et l'appel des « pécheurs » la contredit de façon plus vive encore. Par contrecoup, la définition des « justes » se trouve modifiée.
Jésus n'a pas besoin de dire à ses adversaires qu'ils sont des « justes » et qu'il ne les appelle pas. Il ne les condamne pas plus que l'existence des médecins n'est une offense pour les bien-portants. Simplement, il les met en face de ce qu'ils disent d'eux-mêmes à travers ce qu'ils disent de lui. Il apparaît qu'ils s'excluent de ce qui attire les « pécheurs ». Jésus n'a pas eu à faire un choix préalable de clientèle, privilégiant ceux-ci, repoussant ceux-là et renforçant l'opposition entre les uns et les autres. L'événement montre pour qui il est venu. Le discernement s'opère à la réception, qui ne dépend pas de lui. L'appel qu'il lance trouvera-t-il écoute ? Touchera-t-il ce point de faiblesse qui peut rester vif chez « des pécheurs » ? Atteindra-t-il un désir de changer que la bonne image de soi risque d'étouffer chez « des justes », surtout quand elle se sert de la loi comme moyen de discrimination entre les hommes ? Notons au passage que cette parole sonne juste à la suite de la guérison du paralysé de Capharnaüm et dans un livre où la présence de Jésus quelque part attire des malades de toutes sortes. Ce qui assure la cohérence entre les divers aspects de son activité commence à se préciser.
2.3 Du paralysé de Capharnaüm au repas avec les publicains
On voit maintenant que ce récit et le précédent sont fortement liés de l'intérieur. Après la déclaration de l'autorité reçue de remettre les péchés, voici l'affirmation de l'appel des pécheurs. Les deux paroles s'éclairent mutuellement. Pouvoir prononcer le remise des péchés et vouloir porter l'invite de la grâce aux pécheurs vont ensemble et s'épaulent. Ces paroles tendent à donner sens et cohérence à l'œuvre de Jésus telle que le narrateur entend la raconter. Elles ne prennent pas pour autant la forme d'énoncés généraux que le récit se chargerait d'illustrer. Elles s'enracinent en des circonstances concrètes, en des rencontres bien particularisées. Elles viennent après un acte singulier de Jésus, qui se trouve mis en rapport, dans le premier cas, avec des hommes qui sont venus à lui sans qu'il les cherche, et dans le second, avec des « publicains et des pécheurs » qui le suivaient sans qu'il les ait convoqués. Il appelle Lévi, amis ce n'est pas lui qui invite les convives du repas qui suit. Pas de principes à priori dont sa conduite découlerait logiquement. Mais une liberté disponible aux rencontres qui se présentent et qui débouchent sur des révélations étonnantes.
Décidément, le mal humain auquel Jésus est amené à faire face est complexe. Sa réserve quant aux guérisons, que nous avons observée au cours du chapitre précédent, n'est plus de mise. Mais la libération du mal prend une dimension nouvelle : la foi ouvre l'accès à la délivrance des péchés en faveur d'un paralysé qui se l'entend dire avant d'être sommé de se lever et de rentrer chez lui. Et voici que le médecin dans son approche des malades devient le modèle de la relation que Jésus établit avec les pécheurs. Les liens entre péché et maladie, pardon et guérison, ne sont plus, comme dans l'opinion d'alors, ceux de la faute et du châtiment, si bien que la levée de la sanction serait le signe de la remise de la dette. La parenté ne s'établit pas entre deux formes de mal, mais entre deux aspects de la libération. Il ne s'agit pas de stigmatiser le mal ni d'établir une liaison de cause à effet entre les maux. Il s'agit de guérir. De ce point de vue, malades et pécheurs sont également en attente de soulagement. La conduite de Jésus telle qu'elle est rapportée ici devrait donner à penser aux moralistes comme aux thérapeutes, toujours menacés de réduire le mal à ce que leur spécialité leur permet d'en connaître. Plus en profondeur, cet horizon élargi d'une délivrance comme celle que Jésus met en œuvre pourrait éclairer quiconque se place en face de lui-même et de son monde, en face des déficiences comme des aspirations de l'un et de l'autre, qu'elles soient physiques, morales, spirituelles.