Enseignement au Cadir-Aquitaine, 3
Jean Pierre Duplantier

Gradignan. 2012-2013. Inspiration et lecture n°3 3° semaine C du 2 février 2013

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1°partie : la saisie des lecteurs

1. La saisie des lecteurs : l’énonciation

L’objet de cette rencontre est « la saisie des lecteurs ». Notre démarche tend à nouer ce qui nous est donné par l’enseignement des Ecritures elles-mêmes concernant la lecture, ce que nous puisons dans les sciences du langage, et plus largement dans les sciences humaines, en y incluant ce qui relève de notre tradition, à savoir l’inspiration et l’advenue de la Parole de Dieu faite chair en Jésus-Christ. Nous avons choisi les chapitres 2 et 3 du livre de la Genèse comme exemple de l’enseignement des Ecritures à propos de la saisie des lecteurs. Concernant l’usage des données proposées par les sciences du langage, nous continuons de nous appuyer sur l’hypothèse de l’énonciation. Cette hypothèse consiste à poser une coupure entre les énoncés (ce qui nous est envoyé) et l’énonciation (l’instance qui les envoie). Les énoncés nous arrivent par le canal de la perception, c’est-à-dire par l’usage de nos sens (voir, entendre, goûter, sentir, toucher). L’énonciation est une instance présupposée. Nous ne pouvons pas l’atteindre directement. Nous ne pouvons qu’approcher du « littoral » qui sépare la mise en discours des énoncés et la saisie par les lecteurs des énoncés ainsi structurés. En faisant ce choix, nous privilégions l’observation du « dedans du texte ». L’exégèse contemporaine privilégie un autre choix, celui de l’impact sur le texte de ses conditions de production. L’auteur a une position dans la vie de son époque (un « Sitz im Leben », disaient les théoriciens de la Formgeschichte) ; il a aussi une intention et une stratégie de communication (ce dernier domaine est développée par la narratologie). Ce choix privilégie le rapport entre le texte et son environnement historique [1]. Le débat est tenace parce qu’il touche notamment la première saisie des lecteurs, à savoir le « sens littéral » [2]. Dans l’exégèse contemporaine, le sens littéral est le sens historique, ce qu’il voulait dire au moment de son écriture. Dans notre perspective, le sens littéral est un littoral où nous conduit la lettre du texte, à travers les multiples fils qu’il tisse, notamment dans son déroulement ordonné et dans les enchainements de figures. Ces deux orientations sont présentes dès les premières interprétations chrétiennes de la Bible. [3]

2. La saisie des lecteurs : La dynamique de notre rapport aux textes

De l’eau a passé sous les ponts de la sémiotique, notamment en raison de son application à la lecture de la Bible. Mais aussi en raison de plusieurs développements de l’hypothèse de l’énonciation. En ce qui concerne notre pratique type Cadir, la première inflexion porte sur l’attention portée à l’objet. Il n’y a pas d’accès à quelque sujet que ce soit sans la corrélation à un objet. La présentation de la « règle de Matthieu » vise ce premier déplacement. La deuxième inflexion concerne la place des signifiants dans la construction matérielle d’un texte [4]. La lecture de Freud par Lacan nourrit notre recherche depuis longtemps. Mais une autre poussée travaille notre pratique des textes bibliques. Durant le XX° siècle, en effet, plusieurs tentatives pour jeter des ponts entre la critique historique et la lecture sémiotique ont été proposées. Dans le n°15 de Sémiotique et Bible, de septembre 1979, paraissait un article intitulé « l’intertextualité dans la théorie de M.Bakhtine ». Nous n’avons pas fermé cette voie, explorée de diverses façons par Julia Kristeva [5], Jacques Derrida [6], Tzvetan Todorov [7], Jacques Lacan [8], Paul Ricœur [9], François Martin [10] et d’autres. Selon Julia Kristeva, Bakhtine pose le problème suivant : « si, pour la linguistique, le langage est un système de signes, pour la science littéraire, le langage est une pratique où il faut tenir compte des sujets et de la façon dont ils redistribuent le système des signes » [11] En d’autres termes, l’ensemble des systèmes signifiants [12], est un fonctionnement concret, en transformation constante suivant la situation du sujet dans l’histoire. Mais qu’est-ce que le sujet ? Dans le cadre spécifique de la pratique de lecture, nous nous appuyons sur deux acquis : le sujet est corrélé nécessairement à un objet (ceci est la définition du sujet en sémiotique) ; le sujet est clivé entre ce qui relève de la conscience et ce qui s’y trouve inscrit comme inconscient (ceci est la définition du sujet selon la psychanalyse). Les deux dimensions sont imbriquées. La première s’attache à la lettre (à sa matérialité) ; les structures narratives et figuratives sont les chemins de l’exploration des textes ; l’interprétation est centrée sur le logos ; elle tend vers la cohérence d’un montage de concepts. La seconde s’apparente à un retour de ce qui s’est inscrit dans la chair. Cela s’entend en suivant des enchainements de signifiants. Sa poussée va vers le corps.

3. « Le texte est le texte, mais il n’est que le texte »

Le texte est le texte [13]

Le texte est d’abord un objet construit [14]. Cette construction est immanente, nous n’en avons que la manifestation. L’énonciation est l’instance présupposée de cette construction, que nous appelons mise en discours. Les énoncés en sont l’apparaître. En situant la littérature dans le domaine des systèmes signifiants, nous reconnaissant sa dépendance à l’égard de la langue. Mais en préservant son statut d’oeuvre particulière, nous plaçons le texte sur le versant de la parole. « Nous ouvrons la question de l’interprétation à l’endroit même où ne cesse de se former, comme mirage dans le désert, le leurre du décodage » [15] En faisant l’hypothèse de l’énonciation (acte d’envoi), nous n’identifions pas la manifestation (les énoncés, ce qui est envoyé) à la formulation parfaite et ultime de l’univers de signification construit dans le texte. Mais nous la plaçons dans un « parcours énonciatif » comme témoin entre l’activité de l’énonciateur et le travail de l’énonciataire dans le temps de la lecture. Ceci conduit à une position de lecture d’où ne visons pas directement un gain de connaissance, mais qui nous invite à visiter des parcours narratifs et figuratifs, qui signalent et voilent en même temps les paquets de signification qui nous sont envoyés [16]. Ajoutons enfin que, lorsque nous lisons la Bible, en groupe et dans l’espace du Christ, entre le travail de lecture et le point d’interprétation, le risque est à prendre pour un rendez-vous de révélation, ce qui suppose une rencontre préalable, comme le formule clairement le prologue de Luc.

Le texte n’est que le texte. Quoi d’autre ?

Il y a l’itinéraire entre les lecteurs et leur position d’énonciataire ou encore leur entrée dans l’acte de lecture. Faute de mieux, j’appellerai ceci : l’appareil de réception de l’objet texte. Le parcours énonciatif : énonciateur → suite réglée des énoncés→ énonciateur : Saisie des lecteurs : dispositif du déplacement des lecteurs vers l’objet texte (sa forme et son opérativité)