Les figures en devenir, Louis Panier

La théorie des figures daans l’exégèse biblique ancienne

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FIGURES EN DEVENIR

Louis PANIER (CADIR-Lyon) présente ici en quoi et comment la théorie sémiotique des figures rejoint la lecture biblique pratiquée par les Pères de l’Eglise et comment elle peut éclairer celle-ci. La Bible en effet oblige à se poser des questions d’interprétation qu’une autre littérature ne fait pas toujours aussi nettement apparaître. La clôture du corpus biblique et son articulation en deux Testaments instaurent une position de lecture de l’Ancien telle que ce Premier Testament se trouve constitué comme parcours de figures à lire et à interpréter. L’intimation à une pareille lecture procède d’un événement : le Christ, qui pourtant n’est pas le signifié des figures de l’Ancien mais ne peut être dit lui-même que par les figures, celles-ci advenant dès lors qu’au long d’un parcours elles sont reprises identiques et différentes. Tout ceci engage une méthodologie de la lecture et une théorie des figures que L. Panier élabore en relisant des œuvres d’Origène et d’Augustin.

Cet article, qui fit l’objet d’une intervention au Colloque « Linguistique et Sémiotique III » tenu à Limoges les 2-3-4 décembre 1993, a été déjà publié dans : Jacques Fontanille (dir.), Devenir, Pulim, Limoges, 1995, p. l47-157.

Les textes du corpus biblique sur lesquels travaille l’équipe du CADIR nous ont sensibilisés à la dimension discursive des textes et au statut proprement discursif des grandeurs figuratives. Il y a en effet dans le corpus biblique, dans sa variété, dans sa clôture et dans sa structure, de quoi susciter une théorie du figuratif susceptible d’intéresser toute entreprise de sémiotique littéraire.

L’élaboration d’une théorie du figuratif est d’ailleurs l’une des caractéristiques des plus anciennes exégèses bibliques dans le christianisme (il suffit de citer ici Origène, Augustin ou Grégoire). Les recherches sémiotiques du CADIR nous ont donné l’occasion de côtoyer ces auteurs et… de faire d’heureuses rencontres. Sans doute la préoccupation sémiotique qui est la nôtre nous rend-elle particulièrement aptes à entendre dans l’exégèse antique – souvent classée parmi les objets de musée et dépréciée pour cause d’allégorisme impénitent – des questions et des suggestions qui croisent nos hypothèses et peuvent les enrichir. C’est en particulier le cas pour la théorie du figuratif. Il s’agira dans les pages qui suivent çle présenter succinctement quelques axes majeurs de cette théorie de la figure biblique, telle au moins qu’un sémioticien peut l’aborder, et de rappeler quelques textes de la littérature patristique.

Le titre de cette communication associe la figure et le devenir, non pas parce que le devenir se trouverait, comme thème, diversement figurativisé dans les textes, mais parce que, dans le corpus biblique, il n ‘y a de figure qu’en devenir, et cela sous deux aspects fondamentaux :

1) La figure est prise dans le devenir de ses reprises et déformations, dans un parcours intratextuel qui joint de multiples lieux du corpus. C’est d’ailleurs ce dynamisme interprétatif qui définit le statut de la figure : la figure n’est telle ici qu’en raison de sa reprise ailleurs.

Mon propos n’est pas d’exposer la théologie chrétienne traditionnelle, mais de noter les questions et propositions sémiotiques sous-jacentes à ce discours théologique. Il ne faut pas oublier d’ailleurs que les premiers traités de sémiotique de notre ère ont été élaborés par ces auteurs anciens : théorie du texte et de la figure chez Origène (dans le traité Des Principes, vers l’an 200), théorie des signes (plus connue) chez Augustin (dans le De Doctrina Christina vers l’an 400). Il n’est pas question d’exposer ici dans leur détail ces théories – sans doute déjà connues – mais de voir comment elles répondent à la particularité discursive du texte biblique, et au devenir discursif qui s’y déroule; et comment elles nouent autour d’une conception de [‘énonciation ce que la sémiotique la plus récente articule entre le langage et la perception, comme l’a souligné l’article précédent de François Martin.

1. LES APORIES SÉMIOTIQUES DU CORPUS BIBLIQUE : NÉCESSITÉ DE LA FIGURE

Le corpus biblique, dans la tradition chrétienne, comporte deux ensembles, Ancien Testament et Nouveau Testament (c’est-à-dire la version grecque dite des Septante, les livres bibliques récents en grec et les écrits chrétiens du 1er siècle). On peut certes considérer – comme on le fait d’ordinaire – ces deux Testaments comme deux parties complémentaires d’un ensemble, la seconde n’étant qu’une « suite » ou un « ajout » chronologiquement daté par rapport au premier [1]. Les choses sont plus complexes. Les lecteurs des premiers siècles sont pris entre deux principes de lecture difficiles à harmoniser.

1.1. Unité du corpus

Dans la diversité des livres qui le composent (diversité d’époques, de genres, et même de langues), la Bible est une dans sa globalité. Sa diversité doit être référée d’une part à l’unicité d’une instance d’énonciation : l’auteur de l’Ecriture, dit-on alors, c’est Dieu, ou l’Esprit Saint; et d’autre part à la polarité d’une unique référence : toute l’Ecriture parle du Christ, il est le « trésor caché dans les Ecritures » [2]. Cette unité n’est pas celle d’un sens fixé, d’un message à jamais répétable comme thème ou comme doctrine, elle est intimation à lire et à parcourir le texte en toute son étendue, et dans le foisonnement de ses réseaux figuratifs, selon une ligne directrice, une orientation énonciative (la « règle de la foi » dit-on alors) qui empêche la dispersion dans la dissémination du sens. L’un et le multiple s’accordent grâce à la clôture du corpus qui définit et délimite le champ de la signifiance, et grâce à l’orientation énonciative qui en dynamise le parcours.

L’étendue délimitée du corpus autorise (et exige) la signifiance intertextuelle des grandeurs figuratives, et le traitement, par la lecture, des reprises et répétitions. Tel est le premier axe selon lequel les figures sont mises en devenir.

1.2. Structures et tensions des grandeurs figuratives

La seconde règle de constitution du corpus biblique touche à sa structure et en particulier à l’articulation des deux Testaments. Le Nouveau Testament n’est pas, je l’ai dit plus haut, la suite chronologique du premier, ni un complément abolissant la pertinence du précédent. L’écriture du Nouveau Testament présuppose une position de lecture de l’Ancien Testament, c’est-à-dire une instance d’énonciation, telle que l’Ancien Testament dans son ensemble se trouve instauré véritablement comme texte et comme réseau ou parcours de figures à lire. Une phrase souvent répétée après Augustin énonce cette règle : « Novum Testamentum in Vetere latet ; Vetus Testamentum in Novo patet » [3]. (Le Nouveau Testament est latent dans l’Ancien ; l’Ancien Testament est patent – manifeste – dans le Nouveau). Il y a dans l’Ancien et dans le Nouveau Testament la nécessaire articulation de deux plans, celui de l’immanence et celui de la manifestation. La structure du corpus biblique est donc traitée comme structure sémiotique. Elle engage chez les premiers commentateurs tout à la fois une méthodologie de la lecture et une réflexion théorique sur les figures, deux points que je vais développer maintenant.

2. LE DOUBLE DEVENIR DES FIGURES

2.1. Une méthodologie de la lecture

La structure globale du corpus biblique engage (et justifie) une lecture figurative des textes, une lecture selon la règle des figures. Si l’Ancien Testament est constitué comme texte à partir du Nouveau Testament, les Ecritures sont le « trésor » des figures dont on devra suivre les parcours et les reprises au sein même de l’Ancien Testament (reprises de l’Exode, de la Création, de la Loi …) [4] et dont on trouvera les correspondances, les harmoniques, dans les écrits du Nouveau Testament. On peut citer les parallèles entre l’arbre du jardin d’Eden et la Croix, entre les puits creusés par Isaac et les apôtres du Christ… On connaît les richesses des commentaires patristiques et les surprises étonnantes que réserve et annonce la rencontre (et parfois le choc) des figures. Le travail de la lecture opère entre les figures, dans la vibration ou l’oscillation du sens manifestée par les reprises et les transformations figuratives. La figure n’est donc pas l’illustration (ou la concrétisation) d’un thème que le commentateur décoderait au nom d’une conceptualisation préalable. Elle est un point d’application pour le travail de la lecture (Origène parle de la lecture comme d’un « exercice de la foi » au sens gymnastique du terme) et pour le désir du lecteur; elle est dans sa reprise-même ce point saillant du texte à partir duquel peut émerger un sujet, saisi par la surprise ou par le plaisir et le charme [5]).

2.2. Une réflexion théorique

La conception du corpus biblique que je viens de rappeler brièvement entraîne l’élaboration d’une théorie particulière de la figure, théorie qui a accompagné la lecture biblique et la théologie, au moins pendant quinze siècles, jusqu’au temps de la Renaissance (et peut-être encore chez Pascal dont on connaît les réflexions sur les figures), théorie susceptible d’intéresser encore les sémioticiens du xxe siècle.

Les figures bibliques ne se confondent pas avec le caractère figuratif du discours biblique (on parle de villes, de guerres, de la mer …). La figure comme telle est un effet de la clôture et de la structuration du corpus. Ces deux dispositifs textuels posent un terme au devenir interne du discours biblique (et installent les figures dans ce devenir) ; ils articulent dans une structure sémiotique (immanence/manifestation) les deux composantes du corpus, l’Ecriture vétérotestamentaire et les écrits du Nouveau Testament et ils adossent l’ensemble du texte à un événement énonciatif [6] qui met un terme (achèvement, accomplissement et plénitude) au jeu des figures, et qui met en cause un corps humain mortel. Cet acte énonciatif « donne corps » aux figures, et dans la théologie ancienne un rapport intime est toujours reconnu entre l’accomplissement des Ecritures [7] et l’incarnation de la Parole (on peut dire aussi bien : « le Verbe s’est fait chair » que « Les Ecritures sont accomplies »). Cet événement (événement du Christ mais aussi lecture) pose une instance réelle corrélative du discours des figures, qui n’est pas le signifié ultime des figures, mais qui ne peut être dite que par figures. Mais revenons au devenir discursif des figures dans le texte biblique. Tout élément figuratif (correspondant à une grandeur du monde naturel) n’est pas de soi figure, il ne l’est que par l’accident d’une reprise qui est tout à la fois répétition et déformation. Par là s’indique au lecteur une tension, constitutive de la figure : celle-ci est interprétable [8], et à interpréter dans le champ discursif ouvert par le texte, du fait du « défaut de sens » qui l’affecte. S’il y a reprise, en effet, c’est que la figure ne tient pas en elle-même la plénitude de son sens, ou que le signifié qu’elle manifeste n’est pas à prendre comme une totalité. La tension énonciative qui cause le devenir des figures diffère le sens (et son « bouclage ») au profit d’un enchaînement figuratif révélateur d’un plan immanent qui est celui de la signification (et que des auteurs comme Origène situent comme niveau du « sens spirituel »).

La figure advient comme telle parce qu’il y a reprise de la figure, identique et différente, « deutérose ». La figure est toujours reconnue « aprèscoup », à partir de sa répétition déformée, d’un appel ou d’une mémoire (reconnaissable mais différente, même et autre). Le parcours de la figure, son devenir intratextuel, est ainsi tendu entre ce « défaut de sens » initial, après coup révélé, qui diffère et suspend le sens, et l’accomplissement énonciatif dans un corps marqué par cette chaîne de figures. Ce qui fait la figure, ou la constitue comme telle, c’est ici l’accident de la reprise que signale le suspens du signifié.

Mais le suspens peut venir aussi d’une impossibilité du sens (par rapport au monde du savoir commun, ou par rapport à la présomption de moralité du texte biblique) [9]. Ce qui manque ici au sens (ou à son acceptabilité) crée l’attente d’une figure qui ailleurs l’interprète. Ce qui résiste au savoir commun devient l’indicateur (ou le témoin) de la figure, c’est-à-dire de ce qu’il faut lire (« spirituellement ») en articulant la chaîne des figures et leur devenir. Le suspens du signifié inscrit dans ces grandeurs représentatives (figuratives) un « vide » (une perte) qui instaure la figure comme figure, son devenir dans l’enchaînement discursif du corpus et la postulation de son accomplissement énonciatif (plutôt que de son exactitude référentielle et historique). Le travail de la figure ne se fait pas sans lecteur, et plus précisément, sans résistance au lecteur.

Je citerai à titre d’exemple un passage d’Origène dans le traité Des Principes : « Cependant, si dans tous les détails de ce revêtement, c’est-à-dire le récit historique, avait été maintenue la cohérence de la loi et préservé son ordre, notre compréhension aurait suivi un cours continu et nous n’aurions pu croire qu’à l’intérieur ·des Saintes Ecritures était enfermé un autre sens en plus de ce qui était indiqué de prime abord. Aussi la Sagesse divine fit-elle en sorte de produire des pierres d’achoppement et des interruptions dans la signification du récit historique, en introduisant au milieu des impossibilités et des discordances ; il faut que la rupture dans la narration arrête le lecteur par l’obstacle de barrières – pour ainsi dire – afin de lui refuser le chemin et le passage de cette signification vulgaire, de nous repousser et de nous chasser pour nous ramener au début de l’autre voie : ainsi peut s’ouvrir par l’entrée d’un étroit sentier débouchant sur un chemin plus noble et plus élevé, l’espace immense de la science divine » (IV,2,9).

Augustin, de son côté, témoigne de cette nécessité des obstacles pour l’entrée dans la lecture lorsqu ‘il introduit ainsi son commentaire du Psaume 118 :

« Bien que mes frères eussent grand’peine à supporter que l’explication de ce Psaume … manquât seule à mes commentaires, et qu’ils me pressassent vivement d’acquitter cette dette, cependant, je me suis longtemps défendu d’obéir à leurs sollicitations et à leurs ordres; parce que, toutes les fois que j’ai tenté de m’y appliquer, ce travail a dépassé les forces de mon esprit. En effet, plus ce Psaume semble d’un accès facile, plus il me paraît profond, à tel point que je ne saurais le démontrer. Dans les autres Psaumes où se rencontrent des difficultés, si parfois le sens est caché par quelque obscurité, du moins cette obscurité est manifeste; mais ici l’on ne s’aperçoit même pas de l’obscurité : car tel est ce Psaume à la surface, qu’il semble n’avoir besoin que d’être entendu et lu, et non d’être expliqué …  » (Discours sur le Ps 118. Prologue, édition et traduction L. Vivès).

Ce qu’on appelle donc « figures », dans le corpus biblique structuré comme on l’a dit plus haut, ce ne sont pas, comme on le croit souvent des termes d’un sens littéral qui seraient à lire « au sens figuré », ou allégoriquement; bien au contraire, pourrait-on dire, ce sont des figures parce que le « propre » leur manque, ce sont des tupoi. Le propre manque aux figures, et n’advient que par la grâce d’un acte énonciatif qui les accomplit. La lecture de l’Ancien Testament dans le Nouveau n’est pas un décodage du sens figuré caché sous les grandeurs figuratives que sont les personnages, les lieux, les actions … pris au « sens littéral ». Même si l’exégèse ancienne et médiévale s’est livrée souvent au décodage allégorique, ce n’est pas là véritablement sa règle de lecture. Le Nouveau Testament n’est pas une allégorisation de l’Ancien. Parce qu’il présuppose, avec la venue du Christ, l’accomplissement des figures, l’écrit néotestamentaire dévoile (plutôt qu’il ne le re-figure) le propre des figures de l’Ancien Testament. La figure est ainsi la manifestation voilée qui s’attache à l’accomplissement réel que constitue la venue du Christ et que réalise à son tour, et à sa manière, l’acte de la lecture. Accomplissant les Ecritures et autorisant la lecture, l’avènement du Christ institue le caractère figuratif du texte. La théorie des « quatre sens de l’Ecriture » dans l’exégèse ancienne [10] n’est pas régie seulement par la polysémie des grandeurs figuratives, elle est régie par cette absence du « propre » des figures, qui ne peut être mieux manifesté que par la multiplicité des sens et par l’étoilement des parcours figuratifs. La multiplicité des sens atteste l’unicité réelle de l’acte énonciatif où les figures trouvent accomplissement ; bon nombre de textes patristiques affirment cette nécessaire articulation de l’unique et du multiple.

On peut donc considérer que les figures instaurées par le devenir discursif intratextuel sont liées à une double référence : a) référence au monde naturel qu’elles représentent à la manière de signes : il y a des montagnes, des mers, des villes, des guérisons … et b) référence à l’acte énonciatif qui les soutient en tant qu’elles sont prises dans le parcours de leur devenir. Cette seconde référence se trouve manifestée par le parcours intratextuel des figures, en quoi consiste le travail de la lecture pour qui s’y applique et s’y risque.

Origène cite (Des Principes, IV, 2,6) ce passage de la Première Epître aux Corinthiens (10,11) où Paul, commentant divers épisodes racontés dans l’Exode et dans les Nombres, écrit: « Cela leur arrivait à titre de figure (tupikôs), mais a été écrit pour nous vers qui sont avancées les fins des siècles ». Origène développe alors cette référence énonciative du côté de ce qui, dans les textes bibliques, serait dévoilement d’une structure du sujet pris dans l’énonciation :

« L’Esprit Saint illuminait les ministres de la vérité, prophètes et apôtres, pour faire connaître les mystères des événements et des causes qui se produisent dans les hommes et qui les concernent. Par hommes, j’entends les âmes placées dans des corps » (Des Principes, IV, 2,7).

Ce double axe référentiel des figures bibliques est théorisé de façon assez subtile par Augustin dans le De Doctrina Christiana, par la conjugaison d’une théorie du signe (signum) et d’une théorie de la chose (res).

Le De Doctrina Christiana – écrit entre 396 et 427 – constitue un véritable discours de la méthode en exégèse [11], et un traité de sémiotique articulé à une théologie et à une anthropologie. De ce texte, souvent, les théologiens ne retiennent que la théorie des choses, et les sémioticiens la théorie des signes, qui ouvre le livre II [12].

Je ne développerai pas ici la typologie des signes proposée par Augustin, mais je soulignerai qu’elle est indissociable de la théorie des choses qu’on trouve au livre l : « Tout signe est aussi une chose, sans quoi il ne serait rien du tout » (l, II, 2) et le statut de la chose ne doit pas être oublié lorsqu’il s’agit de l’interprétation des figures.

Les signes sont définis relativement au sujet qui les reçoit par la fonction de renvoi du sensible à l’intelligible. Les choses, quant à elles, sont définies relativement au sujet par leur répartition entre ce dont il s’agit d’user et ce dont il faut jouir, l’usage étant (et devant être) au service (et en direction) de la jouissance. Il y a renvoi dans le signe (et entre les signes) entre sensible et intelligible, il y a renvoi et relation d’ordre parmi les choses entre l’usage et la jouissance. Les deux dispositifs ne sont pas sans rapports, sans que soit posé leur isomorphisme; l’un et l’autre attestent une place, une position particulière de l’homme, parmi les signes (et devant pouvoir les interpréter) [13], parmi les choses, entre l’usage et la jouissance (et devant les articuler).

« Parmi les choses donc, les unes sont dont il faut jouir (fruendum est), les autres dont il faut user (utendum est), d’autres qui sont « jouies » et « usées » … Nous qui jouissons et usons, nous sommes placés (constitua) entre les unes et les autres » (1, III, 3).

Les deux dispositifs attestent d’autre part une polarisation singulière, puisque le système des choses atteste une chose (la chose par excellence), seul objet de la seule jouissance, cause de toutes les autres choses, et limite de la signifiance. Chez Augustin, dans de De Doctrina Christiana, cette chose est… la Trinité elle-même. Il n’y a pas de nom qui lui convienne et chacune des trois instances de sa structure – car c’est bien de structure qu’il s’agit – n’est définissable que parce qu’elle n’est aucune des deux autres (I, V, 5). Tracé entre le dispositif des choses et celui des signes, il faut supposer cet axe – anthropologique et théologique chez Augustin – tendu, pour les humains, vers cette chose qui fait limite et fondement et à la saisie du monde et à sa signifiance. Faut-il alors supposer que dans la lecture des figures se conjoignent l’usage des choses, en devenir vers (et à partir de) la jouissance, et la signifiance, en devenir vers son accomplissement ? La théorie patristique des figures telle que j’ai essayé de la décrire trop brièvement conduit à la question anthropologique du sujet, d’un sujet de l’interprétation, posé à la croisée des choses et des signes, du monde et du langage, de la perception et de la parole, de la jouissance et de la signifiance. Les questions soulevées par cette sémiotique ancienne rejoignent peut-être les interrogations les plus récentes d’une sémiotique sensible à la question du sujet et de sa fonction dans la saisie du monde et dans le langage.

Louis PANIER

Notes

[1] Voir Jean Calloud, « le texte à lire », in CADIR, Le Temps de la lecture.Exégèse biblique et sémiotique. Mélanges offerts à Jean Delorme, Paris, Cerf, 1993.

[2] Voir Irénée de Lyon, Adversus Haereses, 4, 26, 1.

[3] Voir Jean Calloud, art. cit., pp. 40-41. Sur cette formule, on pourra lire Henri de Lubac, L’Ecriture dans la tradition,Paris, Aubier, 1966, pp. 108-109. Cette expression se retrouve d’ailleurs dans la Constitution Dei Verbum du Concile Vatican Il (IV, 16) : « Deus … ira sapienter deposuit, ut Novum in Vetere lateret et in Novo vetus patet », qui renvoie à Augustin, Quaestiones in Heptateuchum,2, 73 P.L., 34, 623.

[4] Paul Beauchamp appelle « deutérose » ce phénomène de reprise des figures. (L’un et l’autre testament. Essai de lecture, Paris, Seuil, 1976, p. 150s). Voir également Le Récit la lettre et le corps, Paris, Cerf, 1982, où P. Beauchamp élabore une théorie de la figure biblique.

[5] Pour Origène (Des Principes, IV, 1,6) la surprise qui le frappe atteste une « Inspiration divine » dans le lecteur. « Celui qui observe avec tout le zèle et le respect convenables les paroles prophétiques, pendant même qu’il lit et qu’il examine avec ardeur, certainement, parce qu’il est frappé dans son esprit et dans son cœur de quelque inspiration divine, reconnaîtra que les paroles lues ne sont pas d’origine humaine, mais qu’elles sont parole de Dieu ». Augustin, quant à lui, reconnaît sans pouvoir l’expliquer dit-il, qu’il y a plus de « charme » dans le discours des figures bibliques (dans le Cantique des cantiques en l’occurrence) que dans le discours doctrinal de la théologie (voir en particulier De Doctrina Christiana, 11, 6, 7-8). La figure entretient dans le texte, et pour le lecteur, une obscurité salutaire qui maintient ouvert son désir et l’empêche de connaître l’ennui de la satiété.

[6] Tous les auteurs anciens – depuis le ch. 24 de l’Evangile de Luc – s’accordent pour dire que le Christ est le référent de toute l’Ecriture (qui parle de lui), et qu’il est également le lecteur de cette Ecriture, en tant qu’il est corps vivant ayant connu la mort. On trouvera au ch. 24 de l’Evangile de Luc le récit des disciples d’Emmaüs, et de leur rencontre du Christ ressuscité qui « commençant par Moïse et parcourant tous les prophètes, leur interpréta dans toutes les Ecritures ce qui le concernait » (24,27).

[7] Sur l’accomplissement des Ecritures, voir Fr. Martin, « Parole, Ecriture, Accomplissement dans l’Evangile de Matthieu », Sémiotique et Bible, n° 50-51-52-53-54 (1988-89).

[8] Voir Ivan Almeida, « Sémiotique abductive Epistémologie de l’individuel qualitatif’, Poetica et Analytica, 5, sept. 1988, où la figure est définie précisément à partir de son interprétabilité.

[9] L’aventure des filles de Loth, ou les mœurs des patriarches sont des exemples « classiques » de ce suspens du sens, de cette nécessaire reprise, en figures, des données figuratives.

[10] Voir Henri de Lubac, Exégèse médiévale. Les quatre sens de l’Ecriture, Paris, Aubier-Montaigne, tomes 1 et II, 1959, tome III, 1961, tome IV, 1964. Voir également Pier Cesare Bori, L’Interprétation infinie, Paris, Cerf, 1991.

[11] Texte et traduction : Bibliothèque Augustinienne. OEuvres de saint Augustin, 11/2, Paris, Brepols, 1997.

[12] « On ne porte plus attention ici sur ce que les choses sont en elles-mêmes, mais sur le fait qu’elles sont des signes, c’est-à-dire qu’elles signifient. Un signe est une chose qui, en plus de l’aspect qu’elle apporte aux sens, fait venir d’elle-même quelque chose dans la pensée » (11, 1, 1). Sur cette théorie des signes, on pourra lire : B.D. Jackson, Semantics and Hermeneutics in Saint Augustin’s De Doctrina Christina, thèse de doctorat, Université de Yale, 1967. Recension dans Revue d’études augustiniennes, 1968, XIV, 3-4, 238-240 ; B.D. Jackson : « The theory of signs in saint Augustin’s De Doctrina Christiana, in Revue d’études augustiniennes, 1969, XV, 1 2 ; J. Engels, « La doctrine du signe chez saint Augustin », in Studia Patristica VI; T. Todorov, Théories du symbole, Paris Seuil, 1977, 34-58.

[13] Lorsqu ‘ il met en rapport les païens, les juifs et les chrétiens, Augustin définit d’ ailleurs ces demiers par leur capacité et leur liberté d’interprétation. Les païens ne distinguent pas les signes des choses, les juifs sont asservis aux signes, les chrétiens interprètent les signes (à partir de l’événement de l’accomplissement des figures). Voir De Doctrina Christiana, III, VII, Il – IX, 13)