Genèse 1 ; 2, 1-4 – Commentaire

Texte : Genèse 1 ; 2, 1-4 – Création en sept jours
Auteurs : Pierre Chamard-Bois ()
Circonstance : suite à une rencontre du groupe Bible et Tao de Quimper
Date : 2013
Traduction utilisée : traductions de travail

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Origines

VIe et Ve siècle avant J.-C. : Siddharta (Bouddha) en Inde, Confucius et Lao-Tseu en Chine, Zarathoustra en Perse, Socrate en Grèce. Et… des anonymes, en Israël, à l’ombre de grandes civilisations, mettent par écrit des récits d’origine d’une puissance littéraire et spirituelle impressionnante.

Le livre de la Genèse offre plusieurs récits de création : un récit de création en sept jours, l’apparition de l’homme et de la femme, le Déluge, la tour de Babel. Autant de récits étiologiques [1] scrutant la réalité du monde humain et divin par des mythes, ou plutôt des paraboles, invitant leurs lecteurs à découvrir au cœur même de leur vie le secret perdu de leur venue au monde.

Genèse 1

1 En un commencement, Dieu créa les cieux et la terre (traduction temporaire)

Urah taw Mymsh ta Myhla arb tysarb (hébreu)

Ἐν ἀρχῇ ἐποίησεν ὁ θεὸς τὸν οὐρανὸν καὶ τὴν γῆν (grec de la Septante [2])

Ce premier verset est un condensat de ce qui va se déployer dans les versets suivants. Plus qu’un titre qui résumerait ce qui va suivre, c’est une gerbe de questions qui vont prendre les couleurs du monde qui va surgir sous nos yeux.

En un commencement. Comment traduire ce tysarb (bereshit) initial ? Ce mot contient la racine de tête, de principe (rosh). On pourrait traduire en-tête, dans le principe (plus abstrait). Il a pour initiale la seconde lettre de l’alphabet (la première est réservée au nom de Dieu) qui évoque la maison, la demeure, mais qui est aussi la préposition dans. On pourrait continuer longtemps sur ce registre de scruter un mot par ses lettres ou ses racines. Il s’agit d’un mot qui dit soit le commencement (d’un temps chronologique), soit le fondement (qui concerne tout temps). La notion de commencement induit que plus le temps passe, plus on s’en éloigne. Le fondement est au contraire permanent et plus on creuse, plus on s’en approche sans jamais toutefois l’atteindre. Qu’est-ce qui fonde une existence ? Ce n’est pas vers le début qu’il faut chercher, mais dans ce qui tient encore quand tout est à terre, dans ce reste qui subsiste quand il ne reste rien de ce qu’on croyait si important. On pourrait appeler cela l’origine, en tant qu’elle est la source qui ne cesse de couler dans une existence. Si on s’éloigne du commencement, on s’approche de l’originaire.

Ce choix d’interprétation est essentiel [3]. S’il s’agit bien d’une origine, ce qui va apparaître est une figuration de ce qui, en permanence, ne cesse de faire tenir ce qui nous tient. C’est aussi tout l’intérêt de lire encore ce texte qui n’entre donc pas dans la catégorie de témoignage archaïque. Nous pourrons le vérifier à l’expérience, dans la suite du récit.

1 En une origine, Dieu créa les cieux et la terre.

Dieu : Elohim en hébreu. Voilà un nom paradoxal. La racine El (la) évoque le divin (comme aussi la variante Eloha). Elohim est le pluriel de Eloha. Mais il n’accorde le verbe et l’adjectif qu’au singulier. On pourrait comprendre que cette marque du pluriel serait en fait l’expression d’un superlatif (qui n’existe pas en hébreu). On dirait alors qu’Elohim est le super-dieu. Reste que pour un peuple attaché au monothéisme, cette marque de superlatif n’effacerait pas la possibilité d’autre dieux disons… moins super. Le signifiant du divin est revêtu d’une marque de pluriel que nous retrouverons par exemple au verset 26 « Dieu dit : « Nous ferons l’humain… ». Comme si dans ce divin, singulier et pluriel étaient articulés : l’un est unité d’un multiple, et le multiple ne s’envisage qu’à partir de un. Entre un et le multiple, ce n’est pas affaire d’addition (deux = un + un), mais le multiple s’origine dans le un. Le multiple n’efface pas le un, il le célèbre. Le un n’est pas le premier, il est l’unique. Nous retrouverons cela au verset 5 : « Et il y eut un soir et il y eut un matin : jour un. » Jour un et non jour premier. Dès qu’on passera à deux, nous serons dans une série.

1 En une origine, Elohim créa les cieux et la terre.

Créer (arb bara) Ce verbe est sujet à malentendu. Il n’a que Dieu comme sujet dans tout le premier Testament. Souvent, nous le pensons sur le mode d’une fabrication, soit à partir de matériaux préexistants, soit à partir de rien (création ex nihilo). Or il n’est utilisé dans le chapitre premier (en hébreu) que pour les cieux et la terre (v. 1), les grands monstres (v. 21) et l’humain (v. 27). Pour le v. 1, il s’agit d’une évocation globale de l’action divine. Par contre, on remarque que le monstrueux et l’humain sont traités de la même façon. Il faudra en rendre compte.

Donc le mot ici traduit par créer décrit une action proprement divine. Pouvons-nous y avoir accès ? Sans doute, mais pas directement. C’est tout le texte qui va construire ce qu’évoque ce verbe. Pour le moment nous ne garderons que quelques points. L’acte de créer passe par des paroles dites, des actes de nominations, s’opère sur un matériau déjà là (v. 2). En nous appuyant sur le v. 2 qui évoque, on le verra, une invisibilité de ce qui existe, nous ferons l’hypothèse que créer suggère une advenue au perceptible. Parler, nommer donne de voir. Nous en faisons l’expérience parfois devant un paysage, une toile ou une figure géométrique : nous avons sous les yeux des choses que nous ne commençons à voir que quand quelqu’un nous les désigne. De même un artiste ne travaille pas à reproduire un modèle (c’est plutôt l’artisan qui fait ainsi) : il voit apparaître dans son œuvre (dans la matière colorée de la peinture, dans le bois ou la pierre, dans le tissu des mots) ce qu’il ne cherchait pas à reproduire, mais qui surgit souvent à l’improviste. Comme une révélation, une illumination (ce qui se passera au jour un).

On peut garder le verbe créer en pensant à tout cela. Mais peut-être est-il plus commode d’utiliser simplement l’expression révéla, dans son sens de faire accéder à la perception, non pas en levant totalement un voile sur une réalité aveuglante où rien ne serait vu par excès de visibilité, mais en disposant un voile de langage qui laisse passer quelque chose de cette réalité.

1 En une origine, Elohim révéla les cieux et la terre.

Les cieux et la terre. Une manière de parler de tout ce que nous pouvons percevoir : là où nous vivons, et là où nous levons les yeux. En hébreu, le ciel se dit toujours au pluriel (Myms shamayim). Il sera créé en tant que tel au deuxième jour. Il ne sera pas l’opposé de la terre, mais la figure de ce qui sépare le haut (ce que nous appelons communément le ciel) et le bas (la terre). Les cieux seraient comme le côté visible de l’invisible. Pour marquer la différence avec le ciel contemporain, on peut garder le pluriel hébraïque en français. Ces cieux où est situé le Père (Notre Père, qui es aux cieux…).

2 La terre était tohu-et-bohu.
Une ténèbre était au-dessus de l’abysse.
Le souffle d’Elohim allait et venait à la surface des eaux.

La terre est déjà là, non nommée. Elle le sera seulement au v. 10, le troisième jour. Qu’est-ce qu’une réalité là et non nommée ? Quelque chose de tohu-bohu. Cette expression hébraïque qui est passée dans la langue française avec le sens de confusion et de tintamarre, n’est pas évidente à traduire. Le plus souvent elle est rendue par informe et vide. Cette figure d’un chaos primitif évoquerait ce qui ne peut être discerné, ni par la vue, ni par l’ouïe. La Septante comprend invisible et inachevée. L’invisible, le non-discernable est confirmé par la ténèbre et l’abysse : obscurité et sans fond visible. L’inachevée invite à lire ce qui va suivre comme un achèvement ou le début d’un achèvement. La terre est en attente d’être révélée.

Le souffle d’Elohim indique qu’Elohim n’est pas absent du tableau initial. Le mouvement de va-et-vient évoque une respiration : Elohim respirait à la surface des eaux. Des eaux, qui, comme la terre, sont là, immobiles semble-t-il (ce ne sont pas des eaux qui coulent, ni sources, ni cascades). Les eaux font surface alors que la terre était sens dessus-dessous et que l’abysse trouait le monde primordial. Les eaux pourraient bien cacher ce qu’elles recouvrent : au troisième jour, la terre apparaîtra de dessous les eaux.

Ainsi, cette description initiale du monde sur lequel des paroles seront prononcées évoque des choses voilées, non accessibles à la perception. Plusieurs manières de dire sont juxtaposées sans qu’on ne puisse voir le lien entre elles : où se trouve l’abysse par rapport à la terre ? Où stagnent les eaux ? La respiration divine dit la présence d’Elohim, présence qui ne modifie pas le dispositif mais suggère du vivant et de l’attente. Combien de temps Elohim va-t-il caresser de son souffle ces eaux qui ne semblent même pas se rider ? Une éternité, si rien n’arrive. Le lecteur est ainsi tenu en haleine par le souffle divin. Ne voyant rien que de l’invisible, il n’est pas perdu mais orienté vers ce qui va arriver. Mais si ce mouvement perpétuel du souffle cesse, sera-ce la mort pour ce monde qui n’est pas encore né ?

3 Elohim dit : « Qu’une lumière soit. » Et ce fut une lumière.
4 Elohim vit que la lumière était bonne. Elohim sépara la lumière de la ténèbre.
5 Elohim appela la lumière « Jour ». Et la ténèbre, il l’avait appelée « Nuit ».
Et il y eut un soir et il y eut un matin : jour un.

Elohim, dans l’éternité du jour avant les jours, prenait son souffle ! Il ne débarque pas dans le monde pour y mettre de l’ordre. Son souffle s’éveille en parole. Et sa parole affecte ce monde primordial en le plaçant sous le langage. Elohim dit, Elohim appela : deux actes de langage différents. Le premier fait lumière, là où l’obscurité, l’informe régnait. Le second nomme, mais aussi lance un appel. En effet nommer n’est pas seulement étiqueter, mais aussi appeler à l’existence. Il nomme simultanément Jour et Nuit, car que serait le jour sans la nuit, que serait la nuit sans le jour ?

La lumière fait irruption dans la ténèbre. Elle déchire la ténèbre sans que celle-ci ne disparaisse. Dans notre expérience habituelle, la lumière dissipe les ténèbres. Mais ici les lois de l’optique ne s’appliquent pas. « Le peuple qui marchait dans les ténèbres a vu se lever une grande lumière ; sur ceux qui habitaient le pays de l’ombre, une lumière a resplendi. » (Isaïe 8) Ce peuple a-t-il entendu dans sa marche obscure la parole d’origine « Qu’une lumière soit » ? « La lumière brille dans la ténèbre, et la ténèbre ne l’a pas saisie. » (Jean 1, 4) Cette lumière résiste à la puissance absorbante de la ténèbre nous révèle aussi le prologue de l’évangile selon Jean.

« Elohim vit que la lumière était bonne. » Ou que la lumière était un bienfait. Elohim est le premier spectateur de ce qui arrive à sa parole. Comme s’il n’était pas certain du résultat avant qu’il ne dise la parole ! A moins que ce voir ne soit comme un second versant de l’acte de création-révélation : le voir d’Elohim nimbe la lumière d’un voile de bonté. Ce qui sera donné à voir par d’autres ne sera pas à évaluer : elle irradie originellement de bonté. Elle n’est pas là pour éclairer : le soleil et la lune, au jour quatrième s’en chargeront. Elle rayonne du divin. « Elohim sépara la lumière de la ténèbre. » Comment ? Rien n’est dit ici de la méthode – au jour deuxième, sera dévoilé un séparateur. Cela suggère qu’il ne s’agit pas d’un acte supplémentaire. Voir que la lumière est bonne et séparer la lumière de la ténèbre est peut-être une seule et même chose. Un regard de bonté fait sortir de l’obscurité, tranche dans la nuit d’errance : nous en avons aussi l’expérience.

« Et il y eut un soir et il y eut un matin : jour un. » Et ce fut un soir, et ce fut un matin… Pour définir un jour, on part plutôt du matin et on arrive au soir. Ou, dans la tradition juive, on va du soir au soir du lendemain. Mais là, surprise ! On va du soir au matin. Ce n’est pas notre temps chronologique. Le jour est passage de la ténèbre qui engloutit toute lumière à la lumière qui se lève dans la ténèbre. Ce refrain, qui marquera chaque étape, chaque jour sauf le septième, rappellera ce jour inaugural où la lumière fut. Chaque jour sera un déploiement de ce jour unique. Unique, car ce jour n’est pas le premier d’une série : il est appelé jour un. La lumière née de la Parole est née : nos yeux peuvent s’ouvrir et contempler ce qu’ils n’ont encore jamais vu.

6 Elohim dit : « Qu’une voûte soit au milieu des eaux : elle est pour séparer les eaux des eaux. »
7 Elohim fit la voûte. Il sépara les eaux au-dessous de la voûte des eaux au-dessus de la voûte.
C’est ainsi.
8 Elohim appela la voûte : « Cieux. »
Et il y eut un soir et il y eut un matin : jour deuxième.

Voilà le premier jour en série – le jour un était en quelque sorte à part, puisqu’il n’était pas appelé premier. On s’attendrait à ce que, comme pour le jour un, la séparation donne lieu à une double dénomination : par exemple du genre, Elohim appela les eaux sous la voûte X et les eaux au-dessus de la voute Y.   Ce n’est pas le cas. Une autre surprise : rien n’est qualifié de bon ici, alors que le refrain « Elohim vit que c’était bon » revient les autres jours.

Ce qui est traduit par voute désigne aussi en hébreu un espace séparateur [4]. C’est lui qui va recevoir un nom : cieux. Donc les cieux ne sont pas opposés à la terre (dont le nom ne sera donné qu’au jour suivant). Les cieux relient l’espace du bas et l’espace du haut. Nous découvrons ici que la logique qui sous-tend le texte n’est pas binaire – opposition entre deux pôles, comme le jour et la nuit – mais ternaire puisque l’élément qui sépare, et donc aussi relie, a droit à une appellation propre. La qualification de bon, non utilisée ici, semble donc s’appliquer plus aux éléments obtenus par séparation qu’à ce qui les maintient séparés. Par la suite, rien ne sera dit des eaux au-dessus de la voute. Ainsi cette dernière pose une limite à un inconnaissable.

9 Elohim dit : « Les eaux se rassembleront sous les cieux en un unique lieu, le sec sera visible. »
Et c’est ainsi.
10 Elohim appela le sec : « Terre. »
Le rassemblement des eaux, il l’avait appelé : « Mers. »
Dieu vit que c’était bon.
11 Elohim dit : « La terre gazonnera de gazon, herbe semant sa semence, arbre à fruit faisant du fruit pour son espèce, portant en lui sa semence sur la terre.
Et c’est ainsi.
12 La terre fit sortir le gazon, herbe semant sa semence, selon son espèce,
Et l’arbre à fruit, dont la semence est en lui, selon son espèce.
Elohim vit que c’était bon.
13 Et il y eut un soir et il y eut un matin : jour troisième.

Le troisième jour est divisé en deux temps marqués par la répétition de « Elohim vit que c’était bon ». La première opération aboutit à une nomination, la seconde à une prolifération. La terre n’est pas le résultat d’une séparation en deux, mais la conséquence que les eaux se rassemblent en un seul lieu. Il y a là comme un dévoilement puisqu’on découvre que les eaux cachaient du solide, du sec quand l’eau s’est retirée. Cette opération peut se rapprocher de celle du premier jour : il y avait des ténèbres, puis le jour est apparu au milieu des ténèbres. Cela permet de confirmer que la séparation n’est pas un tri entre deux substances qui préexisteraient, mais bien une opération de dévoilement. Les eaux se rassemblent en un lieu unique mais reçoivent comme dénomination un pluriel : mers. Inversement, le sec qui apparaît pourrait être conçu comme un pluriel (le contraire de l’unique), et cependant un mot singulier le dénomme. Le pluriel lié à la terre est confirmé aux versets 11 et 12 quand nous verrons ce qui en sort. Ce jeu entre le singulier et le pluriel est intéressant : cela oblige à dépasser là aussi une opposition binaire entre ces deux notions. En effet, l’unique suppose le multiple, et le multiple suppose l’unique. L’unique est le rassemblement du multiple et le multiple est issu de l’unique [5].

Les versets 11 et 12 mettent en scène ce qui sort de la terre. Là aussi, la parole divine dévoile ce que la terre contenait en son sein, caché. Il n’y a pas de fabrication des plantes, mais comme libération d’une potentialité jusqu’ici ignorée. Trois catégories de plantes sont proposées : le gazon, sans semence, sans espèce ; l’herbe apte à semer sa propre semence et composée d’espèces différentes ; l’arbre fruiter dont il semblerait que le fruit soit aussi sa semence, et composé d’espèces différentes. Ce qui saute aux yeux est que les espèces ne se mélangent pas. La séparation règne entre elles. Ce qui les relie (la séparation, rappelons-le, n’est pas absence de lien) est plutôt le gazon qui n’est pas sous la loi des espèces. Nous verrons que ce dernier n’est pas donné en nourriture à l’homme (mais le sera pour les animaux).

Il nous faut ici décoller d’une lecture « naïve » ou littérale. Ces plantes qui sortent de la terre ne sont pas nécessairement celles que nous connaissons, mais c’est une manière de parler (une figure) de ce qui régit l’espace où nous évoluons. Dans la suite du texte, une autre figure utilisée sera celle des animaux (jour sixième [6]), mais, au fond cela oriente vers la même chose. Le récit met le doigt sur la reproduction et la séparation (par espèce). Cela peut s’appliquer par exemple aussi à une conception de l’humanité composée de peuples différenciés les uns des autres engagés dans une logique de perpétuation. Par contre il y a un « gazon » commun, un socle commun qui n’est pas sur le registre de la reproduction. La distinction entre l’herbe et l’arbre fruitier est plus subtile. Cela concerne la différence entre ce qui sème, dissémine, laisse tomber à terre la semence, et ce qui porte une semence individualisée en un fruit qui devra être porté en terre pour assurer la reproduction. En hébreu, semence et descendance sont un seul et même mot. Il y a là deux perceptions de la reproduction chez les humains : la multiplication (ce qui se ressème) ou l’engendrement de fils. Gardons en tête que la nature (ici les plantes) est décrite dans ce texte non pas sur un registre scientifique mais en fonction d’une conception de ce qu’est le monde humain.

14 Dieu dit : « Des luminaires seront à la voûte des cieux pour séparer le jour de la nuit. Ils sont pour les signes, les rendez-vous, les jours et les ans.
15 Ce seront des luminaires à la voûte des cieux pour illuminer la terre.
C’est ainsi.
16 Dieu fit les deux grands luminaires, le grand luminaire pour présider au jour, le petit luminaire pour présider à la nuit, et les étoiles.
17 Dieu les donna à la voûte des cieux pour illuminer la terre, 18 pour présider au jour et à la nuit, et pour séparer la lumière de la ténèbre.
Dieu vit que c’était bon.
19 Et il y eut un soir et il y eut un matin : jour quatrième.

Coup de théâtre : on en revient à ce qui avait été traité au jour un, soit la question de la lumière, des ténèbres, du jour, de la nuit. Lors du jour inaugural, la dénomination par le langage suffisait. Ici, la nouveauté est la question du signe (v. 14). Nous avions pensé que la nuit était tout simplement la ténèbre. Or, dans l’ordre du signe, la nuit est présidée par un luminaire (donc une lumière). L’absence de signe est ténèbre (on ne voit rien qui fasse signe, on est dans le brouillard ou le noir complet). Par contre la nuit peut faire signe. Pour qui ? Pour qui ces rendez-vous, ces jours et ces années qui passent qui soulignent que le temps passe ? Pour celui qui n’a pas encore été révélé, l’être humain à venir. Le grand luminaire évoquera, au-delà de lui-même, la lumière inaugurale. Et le petit luminaire, même s’il est lumineux, pourra faire signe de la ténèbre. En termes techniques, les luminaires sont des signifiants. Quand l’être humain vient au monde, il arrive dans un monde de signifiants qui le précèdent. C’est notre lot à tous. Les mots et les choses ne sont pas que des sons et de la matière, mais des éléments permettant d’accéder à une signification. Avant de se reconnaître dans son nom, le petit d’homme entend ce nom comme extérieur à lui jusqu’à ce qu’il découvre qu’il en est en quelque sorte le signifié.

Les deux luminaires sont « donnés » à la voute des cieux (plutôt que placés comme on traduit souvent). C’est un don d’Elohim, qu’il place à la limite entre la terre (l’espace humain) et l’espace divin. Cette limite porte les signifiants qui permettront aux humains de se parler, et à Elohim de parler.

Mais alors les étoiles (v. 16) ? C’est un réservoir de signifiants dont le texte ne suggère, pour le moment, aucune signification [7]. Voilà qui est bien bon…

20 Dieu dit : « Les eaux grouilleront d’un grouillement de vivants, le volatile volera sur la terre, près des cieux. »
21 Dieu créa les grands monstres marins, tous les vivants, rampants, dont ont grouillées les eaux selon leurs espèces, et tout volatile selon son espèce.
Dieu vit que c’était bon.
22 Dieu les bénit et dit : « Croissez, multipliez-vous, emplissez les eaux dans les mers, le volatile se multipliera sur terre. »
23 Et il y eut un soir et il y eut un matin : jour cinquième.

En ce cinquième jour, il semble que nous assistions à un remake du jour troisième. Sauf qu’il ne s’agit pas ici de la figure des plantes, mais de celle des animaux aquatiques et aériens. Deux espaces sont distingués : les eaux et ce qui est élevé. Leur caractéristique commune est que ce ne sont pas des espaces habitables pour les humains. Tous ces animaux aquatiques et aériens sont référés à leur espèce ce qui signale une séparation comme pour l’herbe et les arbres. Et les grands monstres marins ? Ils ne sont pas soumis à la loi des espèces. Leur présence est ici simplement signalée [8].

Mais ce jour est marqué par deux originalités : Elohim crée et Elohim parle à ceux qu’il a créés (sauf aux monstres).

Elohim ne fait pas les différents vivants décrits, il les crée. Or ce terme qui désigne l’ensemble de ce qui s’opère dans ce premier chapitre (« Elohim créa la terre et les cieux ») ne se retrouvera ensuite que pour évoquer l’apparition de l’humain. Associé au fait qu’Elohim s’adresse à eux, il est difficile de rester là aussi au niveau purement littéral. Ces vivants (à part les grands monstres) sont des figures de l’humanité, qui entend une parole de bénédiction lui enjoignant de croître, de se multiplier, de remplir son environnement. Nous avions déjà vu cela avec les plantes. La différence ici est que le procès de multiplication est pris sous une parole divine [9] qui le précède. A part, ce qui est figuré par les grands monstres qu’on pourrait, au moins temporairement, associer à l’inhumain présent dans l’humain. Voilà qui est bien bon…

24 Dieu dit : « La terre fera sortir le vivant selon son espèce, bête, rampant, tout vivant de la terre selon son espèce. »
C’est ainsi.
25 Dieu fit le vivant de la terre selon son espèce, la bête selon son espèce et tout rampant de la poussière selon son espèce.

Nous voilà au sixième jour. Le texte n’a pas réservé ce jour uniquement pour le dévoilement de l’humain… Peut-être pour marquer la continuité et la rupture avec le dévoilement des animaux terrestres. Ces derniers n’ont même pas droit à une bénédiction ! Ils sont le produit d’une parole concernant la terre qui est invitée à « faire sortir » ce qu’elle a en elle de vivants. Remarquons que Dieu ne les crée pas mais les fait. Ils sont aussi sous la loi des espèces. Mais rien sur la question de la sexualité qui ne va apparaître qu’avec l’humain.

D’une certaine manière, il y a de l’animal chez les humains [10]. Mais le texte va proposer un scénario complètement différent pour l’apparition de l’humain en tant qu’humain.

26 Elohim dit : « Nous ferons l’humain à notre image, selon notre ressemblance.
Ils gouverneront sur le poisson de la mer, sur le volatile des cieux, sur la bête, sur toute la terre, sur tout rampant qui rampe sur la terre. »
27 Elohim créa l’humain à son image, à l’image de Elohim il le créa, mâle et femelle, il les créa.

Tout est différent ici. Elohim ne parle pas en disant comme précédemment « que l’humain soit » ou « la terre produira l’humain ». Il parle sans qu’on sache à qui. Il pourrait peut-être se parler à lui-même, mais ce n’est pas précisé. Donc inutile de l’imaginer. Mais le scoop est qu’il parle en disant nous. Elohim se révèle au moment où il va révéler (créer) l’humain. Il est tentant d’amener ici la Trinité des chrétiens. C’est hors de propos [11]. Le texte nous donne lui-même une piste : l’humain est créé mâle et femelle. S’il est à l’image d’Elohim, le pluriel employé est moins surprenant. Nous avons vu par ailleurs que le terme d’Elohim a la marque du pluriel (-im) même s’il est singulier. De même, dans la parole divine se côtoient le singulier (« l’humain ») et le pluriel (ils gouverneront »).

Nous retrouvons la question de l’un et du multiple. Mais cette fois sous un angle qui nous en dit plus : l’utilisation du verbe créer attire notre attention sur ce dévoilement. Elohim, comme l’humain, est associé à deux signifiants. Pour l’humain, ce sont mâle et femelle, qui ont une connotation animale, mais qui caractérisent quelque chose de spécifiquement humain. L’humain n’est pas un mélange de mâle et femelle – les signifiants marquent la séparation. Il est composé d’un mâle et d’une femelle. Qu’est-ce à dire ? Aucun être humain, mâle ou femelle, ne peut se dire à lui (elle) seul(e) humain. Aucun être humain n’est totalement humain tout seul. L’autre que lui (elle) est indispensable pour se considérer comme humain. Le signifiant humain (adam en hébreu) unifie ce qui nous apparaît comme différencié, voire opposé. Voilà au moins de quoi disqualifier tout patriarcat ou matriarcat. Et toute prétention à dire que JE suis humain à partir de ce que JE pense être.

Elohim crée l’humain à son image. Cela signifie-t-il qu’il y a en lui du masculin et du féminin ? Nullement, puisqu’il s’agit d’une image. Mais on peut dire qu’il y a en lui une différenciation originelle, qui ne remet pas en cause son unicité. Un n’a de sens qu’en tant qu’il unifie du multiple – ici du deux.

Allons un peu plus loin. Cette fissure d’origine dans l’humain (et dans Elohim) est la condition de la parole. S’il ne s’agissait que de communication, de quelqu’un à quelqu’un d’autre, il suffirait d’un code commun. Mais en ce qui concerne la parole, quand je parle en tant qu’humain, l’autre de moi parle aussi. C’est l’entre nous qui est parlant. En créant l’humain mâle et femelle, Elohim crée un être à potentialité parlante. Il faudra attendre les chapitres 2 et 3 pour voir comment il entre effectivement dans la parole.

Quelle différence entre image et ressemblance ? Une tradition chrétienne dit que la ressemblance ne sera dévoilée que par le Christ. Disons que l’image est utilisée pour l’acte de création et que la ressemblance reste en suspens, en attente d’un accomplissement qui ne peut annuler l’image [12].

La parole d’Elohim donne une mission à l’humain : gouverner sur tout ce qui a été dévoilé lors des jours cinquième et sixième (sauf sur les grands monstres). Il s’agit donc de gouverner sur ce qui se reproduit selon son espèce. En effet l’humain n’est pas destiné à être sous la loi de l’espèce. Il est invité à en prendre le dessus.

28 Elohim les bénit. Elohim leur dit : « Croissez, multipliez-vous, emplissez la terre, conquérez-la. Gouvernez sur le poisson de la mer, sur le volatile des cieux, sur tout vivant qui rampe sur la terre. »
29 Elohim dit : « Voilà, je vous donne toute l’herbe semant sa semence, à la surface de toute la terre, et tout arbre avec en lui son fruit, semant sa semence : pour vous il sera à manger.
30 Pour tout vivant de la terre, pour tout volatile des cieux, pour tout rampant sur terre, avec en lui du vivant, toute verdure végétale sera à manger. »
C’est ainsi.
31 Elohim vit tout ce qu’il avait fait, et voici : c’était très bon.
Et il y eut un soir et il y eut un matin : jour sixième.

Au v. 28, Elohim parle à l’humain (sur ses versants mâle et femelle, donc au pluriel) comme il l’avait fait au v. 22 : croissez, multipliez… Mais il ajoute un nouveau positionnement par rapport à la terre « conquérez-la » et par rapport à certains êtres vivants, aquatiques, aériens et rampants de la terre, sur le registre du gouvernement (ou de l’assujettissement). Là encore, ne tombons pas dans le piège de prendre ces animaux à la lettre. En effet, quel sens y aurait-il à dire que les humains gouvernent sur les poissons ou les oiseaux ? S’il est question de les exploiter pour les manger, les versets suivants démentent cette interprétation. Cette liste d’animaux est là encore une figure de l’humanité dans son rapport à son environnement : le poisson peut-être pour l’immersion totale dans son milieu de vie, le volatile des cieux pour sa séparation de la terre [13], le rampant pour l’impossibilité à se dresser debout (à se détacher de sa condition animale) [14].

Les v. 29 et 30 introduisent la question de la nourriture, d’abord pour l’humain, puis pour les vivants [15]. Là aussi on comprend qu’il ne s’agit pas simplement d’instaurer un régime végétarien. Le vivant ne peut manger du vivant. En fait, manger du vivant c’est manger du mort, du vivant mis à mort. La question sera reprise lors de l’alliance avec Noé où la vie du vivant sera localisée dans son sang.

« Elohim vit tout ce qu’il avait fait, et voici : c’était très bon. » Cela résume tous les « Elohim vit que c’était bon » précédents. L’ensemble est déclaré cette fois comme très bon. Cela met une touche finale à l’œuvre créatrice.

2 1 Ils sont achevés, les cieux, la terre et toute leur suite.
2 Elohim acheva au jour septième l’ouvrage qu’il avait fait.
Il cessa au jour septième tout son ouvrage qu’il avait fait.
3 Elohim bénit le jour septième, il le consacra. En lui, il cessa tout son ouvrage qu’Elohim créa pour faire.
4 Ainsi furent les engendrements des cieux et de la terre quand ils furent créés au jour où Dieu fit la terre et les cieux.

S’il est dans la série des nombres, le septième jour tranche par le fait que l’activité divine cesse. Le silence retombe sur les cieux et la terre. C’est fini, non parce qu’il n’y a plus rien à faire, mais parce que les engendrements sont terminés. La révélation première a pris fin (le texte y insiste quatre fois avec les verbes achever et cesser). Le monde perceptible commence une existence sous le sceau d’une parole primordiale qui désormais se tait. Du côté d’Elohim, il n’y a plus rien à attendre. Ce septième jour, qui est considéré comme le modèle du sabbat dans la religion juive, est béni, alors que jusqu’ici Elohim n’avait béni que des vivants : il fait partie de l’œuvre créatrice. Cette dernière, par l’activité de séparation, a introduit du vide dans le magma initial en différenciant ce qui apparaît. De même le septième jour introduit du vide dans le temps, ce qui permet d’échapper au temps chronologique inexorable. Le septième jour suspend la nécessité en faveur du déploiement d’une liberté dont on devine qu’elle concerne l’humain, dernier maillon de la chaîne créatrice.

La création est une révélation inachevée. Révélation plus de ce qu’est le monde humain que ce que sont objectivement les règnes minéral, végétal ou animal, utilisés comme des figures de ce monde. Elle met sous nos yeux une première perception de ce que nous sommes sur le registre de la raison : en effet les opérations de distinctions et de séparations caractérisent la raison humaine. Mais le plus important est ce qui reste en suspens, comme l’abysse initial (repris sous la figure des grands monstres marins), le souffle qui allait et venait à la surface des eaux comme une respiration, les eaux au-dessus de la voute, les étoiles du firmament, et surtout cet humain lui-même sujet d’une séparation interne qui permet le déploiement d’une parole. Les deux chapitres suivants développent cette question de la parole chez les humains.

Notes

[1] Qui cherchent à expliquer les origines et la signification de toutes choses à partir de faits réels ou mythiques.

[2] Traduction de la Bible hébraïque réalisée, dit-on, à Alexandrie à la demande de Ptolémée II, vers 270 avant J.-C. par soixante-douze sages.

[3] La Septante traduit Ἐν ἀρχῇ (en arche). Arche qui a aussi les deux sens de commencement et d’origine. Le prologue de l’évangile selon Jean commence aussi par en arche.

[4] En grec, στερέωμα qui signifie le firmament.

[5] Pour les chrétiens, Jésus-Christ est dit fils unique de Dieu : cela signifie qu’il rassemble la multiplicité des humains.

[6] « La terre fera sortir le vivant selon son espèce, bête, rampant, tout vivant de la terre selon son espèce. »

[7] Plus tard, lors de l’alliance avec Abraham, les étoiles seront proposées par Dieu comme signifiants de sa descendance. Puis, à la naissance du Messie, une étoile se détachera pour être le signifiant de l’enfant à naître.

[8] Nous les retrouverons par exemple dans le livre de l’Apocalypse (sous la forme des deux bêtes monstrueuses qui sortent de la mer pour séduire les humains). Comme dans la figure du gazon, ils sont sur le registre de l’indifférenciation.

[9] Cela sera repris dans la parole d’Elohim pour l’humain, au v. 28. Nous savons aussi depuis le jour quatrième qu’une parole devient possible puisque des signifiants sont disponibles sur la voute des cieux.

[10] Darwin l’a formalisé. Il est ainsi possible de parler de l’espèce humaine.

[11] Cela correspond en plus à une conception numérique de la Trinité très sujette à caution.

[12] Ce sera plutôt la figure de l’Époux et de l’Épouse, où le Christ est l’Époux, qui consistera en son accomplissement.

[13] Qui fait l’ange fait la bête (Pascal).

[14] Remarquons, dans ce dernier cas, que les animaux terrestres qui ne rampent pas ne sont pas évoqués.

[15] Les plantes ne sont pas considérées comme vivantes.