Marc 9, 14-29 – Commentaire

Texte : Marc 9, 14-29 – Guérison d’un enfant épileptique
Auteurs : Pierre Chamard-Bois ()
Circonstance : suite à une rencontre du groupe » Rendez-vous avec la Bible » de Guiclan (29)
Date : décembre 2012
Traduction utilisée : traductions de travail

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Commentaire

Le contexte du passage : Jésus, Pierre, Jacques et Jean descendent de la montagne de la transfiguration. Jésus annonce à ses trois compagnons que le Fils de l’Homme sera relevé d’entre les morts. Ils s’interrogent sur la signification de ce relèvement.

Le texte peut être décomposé en cinq scènes (unité de temps, de lieu et de personnages) :

  1. v. 14-16 : Jésus et ses compagnons arrivent en un lieu où se trouvent une foule, les autres disciples et des scribes. L’arrivée de Jésus bouleverse la foule qui, cependant vient le saluer. Il s’intéresse à la discussion entre ses disciples et les scribes. Le lecteur est intrigué par le comportement de la foule et le pourquoi de la discussion.
  2. v. 17-19 : quelqu’un qui est sorti de la foule[1] et Jésus. Première description des symptômes du fils à travers les explications de l’homme qui recherche un exorciste. Jésus pose deux questions à plusieurs auditeurs non précisés (au moins les disciples et l’homme), qualifiés de génération incrédule : jusques à quand
  3. v. 20-24 : entrée en scène du fils (deuxième description des symptômes) possédé par l’esprit. Dialogue entre le père et Jésus devant le fils incapable de parler. La question de la foi apparaît.
  4. v. 25-27 : la foule revient en scène. Jésus menace l’esprit. Troisième description des symptômes. Jésus remet l’enfant debout alors qu’il apparaît comme mort aux témoins.
  5. v. 28-29 : Jésus et ses disciples dans une maison. La question de la prière apparaît.

La foule est présente au début et dans la scène 4. Les disciples sont présents au début et dans la scène 5. En scène 4, ils semblent pris dans la foule puisqu’ils ont été témoins de ce qui s’est passé. La scène 3, centrale, semble se passer en dehors de la foule et des disciples, entre Jésus, le père et le fils possédé par l’esprit. Les symptômes de l’enfant sont exposés trois fois, avec des variantes (on en apprend un peu plus à chaque fois).

Les acteurs du texte

  • La foule est témoin : de l’arrivée de Jésus et de l’expulsion de l’esprit. L’arrivée de Jésus provoque deux réactions : un bouleversement et une attirance vers lui qui se concrétise par un salut. Elle reconnaît donc en lui quelqu’un d’autre que les scribes et les disciples, susceptible de débloquer la situation. Au moment de l’expulsion de l’esprit elle est majoritairement témoin d’une apparence de mort : elle « crut » l’enfant mort.
  • L’enfant est malade d’être vulnérable à la possession par un « esprit ». Dans un premier temps, le père interprète la pathologie par un esprit non-parlant. Mais les symptômes ne sont pas le silence de l’enfant : sa parole est comme bloquée dans son expression (grincement des dents, écume). Il ne peut tenir debout. Il présente aussi le signe que sa vie s’en va (desséchement). Puis, dans la scène 3, se révèle, en présence de Jésus, une agitation violente du corps de l’enfant. Comme la foule avait été bouleversée à l’apparition de Jésus, l’enfant exprime une réaction forte à sa présence. Jésus pose la question de l’origine de la « maladie ». Le père signale que le mal est congénital. Et il rajoute qu’il n’est pas mortel : même dans le feu ou dans l’eau, deux lieux de mort pour les humains, l’enfant survit. Enfin, aux versets 25 et 26, nous apprenons par Jésus que l’esprit est aussi sourd[2]. Le narrateur qualifie aussi l’esprit d’impur : ce qualificatif correspond à l’interprétation que pourraient en avoir les scribes. Qu’en est-il au fond, par delà les interprétations du père et des scribes ? La maladie est d’un défaut d’articulation entre le corps et la parole qui menace la vie sans toutefois la faire disparaître complètement. Cette survie n’est pas la véritable vie qui est figurée par le relèvement de l’enfant par Jésus, après un passage par la mort à cette vie de survie.
  • Les disciples sont des « soignants » en formation. Ils sont tombés sur un cas qui est hors de leur portée. Ils veulent comprendre pourquoi ils ont échoué.
  • Le père est, au départ, en quête de quelqu’un ayant le pouvoir d’expulser l’esprit de son fils. Il est révélé comme croyant dans un dialogue avec Jésus.
  • Jésus est reconnu comme différent des scribes et des disciples. Il s’avère un expert pour ce type de cas inhabituel et grave. Il pose un diagnostic non seulement pour l’enfant, mais pour toute la génération : il s’agit d’un manque de foi (O génération sans foi). Il ne répond pas directement à l’attente du père, mais lui permet de faire un chemin où ce dernier exprime justement sa foi. Il apparaît comme un recours en cas de manque de foi, par sa capacité à faire surgir la foi là où elle semble absente : mais combien de temps restera-t-il ce recours possible ? Il semble s’inquiéter de ce qui va se passer quand il ne sera plus là.
  • Les scribes sont gens de discussion. Ils parlent mais n’agissent pas. Les disciples, incapables d’agir, se retrouvent dans leur situation.
  • L’esprit est un acteur particulier. Il a la faculté de prendre le pouvoir sur l’enfant, mais il semble ne maîtriser que partiellement la situation : l’enfant résiste à ses tentatives de destruction. Sourd, il entend cependant l’injonction de Jésus. Muet, il crie au moment d’être expulsé. Le texte marque la confusion entre l’enfant et l’esprit. Par exemple au verset 26, c’est l’esprit qui sort de l’enfant, mais il est ajouté qu’il devint comme mort. Or c’est bien l’enfant et non l’esprit qui est comme mort.

 

Des anomalies dans le récit

Le père cherche un thaumaturge[3] puissant pour guérir son enfant. Or Jésus révèle qu’une autre compétence est nécessaire pour ce type de maladie : la foi. Le père alors, dans une même phrase, affirme sa foi et fait appel à Jésus pour guérir son absence de foi ! La situation est étrange. Le père aurait-t-il la compétence pour guérir son fils ? Apparemment pas, à cause de l’absence de foi qui se révèle dans l’acte même d’affirmer sa foi. La maladie du fils et l’absence de foi du père sont-elles alors liées ?

Par ailleurs, la sortie de l’esprit, cause avérée de la maladie de l’enfant, le laisse pour mort. En principe, le problème initial devrait être résolu. Or ce qui arrive semble pire que la situation de maladie. L’enfant semble mort guéri pour la plupart des personnes présentes. Il y faut une intervention supplémentaire de Jésus qui révèle que le fils n’était qu’endormi. Cette opération imprévue montre que le diagnostic de la foule, et sans doute des disciples, n’était pas pertinent. L’expulsion de l’esprit, si nécessaire qu’elle soit, n’est pas suffisante. Jésus a précisé dans son injonction à l’esprit : « et n’y entre plus ». La question pourrait être déplacée sur le fait que le fils est vulnérable à la possession par un tel esprit. Il ne s’agirait pas d’expulser temporairement l’esprit, mais de faire que celui-ci ne puisse jamais revenir. Peut-être cette vulnérabilité a-t-elle à voir avec l’absence de foi du père… comme de toute la génération.

Enfin nous aurions attendu que Jésus soit ovationné par le père, la foule, les disciples et peut-être même par les scribes, comme celui qui est plus fort que les esprits récalcitrants. Mais, à la maison, Jésus révèle à ses disciples qui l’interrogent, que le genre d’esprit qui a été expulsé ne peut l’être que par la prière. Étrange, car le texte ne montre pas Jésus lui-même ayant prié avant d’agir. Seul le père semble avoir formulé une prière envers Jésus : viens au secours de ma non-foi.

La foi et la prière

« Mais si tu peux quelque chose, viens à notre secours, par pitié pour nous. »

La demande de secours du père est « sous condition » : si tu peux quelque chose… Pour lui, Jésus possède peut-être le pouvoir de guérir, un pouvoir supérieur à celui des disciples. La pitié est ce qui prend aux entrailles. Le père ne demande pas un secours d’une manière distanciée : il en appelle aux entrailles de son interlocuteur, à la capacité de l’autre à ressentir aussi sa souffrance. Le père n’appelle pas au secours pour son enfant, mais pour lui et son enfant. Le père et le fils sont dans une même souffrance. Par rapport au v. 17 où le père pouvait décrire la souffrance de son fils sans, semble-t-il, en être affecté, ici est reconnue une pathologie de la filiation, où père et fils sont pris dans la même passion. La non-foi du père a perturbé l’articulation entre le corps et la parole chez le fils. Le fils est né de la chair, mais pas encore vraiment né à la parole.

« Si tu peux… tout est possible pour celui qui croit. »

Jésus reprend le début de ce qu’a dit le père « Si tu peux » pour ouvrir à un autre point de vue sur la question. Il utilise une formule générale, une sentence qui ne semble pas être adressée particulièrement au père : il ne dit pas en effet « tout serait possible si tu croyais ». Jésus pose indirectement le diagnostic : c’est la non-foi qui provoque cette difficulté à parler et à tenir debout. Jésus suggère que le remède est la foi puisque son absence a provoqué la pathologie de filiation. Aucun pouvoir ne peut compenser l’absence de foi. Par contre, avec la foi, tout devient possible pour ce type de maladie.

« Aussitôt, le père de l’enfant dit en criant : ‘Je crois ; viens au secours de ma non-foi’. »

La réaction du père est instantanée. Il crie comme l’enfant criera quand l’esprit sera expulsé (v. 26). Le cri n’est pas une parole posée, réfléchie. On pourrait dire que c’est un cri du cœur. Il exprime que quelque chose qui n’arrivait pas à se dire, tout d’un coup, trouve à se faire entendre, quasiment à l’insu de la personne. Cette remarque permet de poser que la foi passe par l’expression de quelque chose d’enfoui. Elle serait la venue à la parole articulée d’un désir de croire. Ce cri du père vient en écho à la difficulté du fils à faire entendre une parole. Le fils révèle ce qui n’était pas forcément visible chez le père : l’impossibilité à dire sa foi, à cause de la confiance mise dans le pouvoir (des spécialistes de la guérison, des hommes de loi). On peut comprendre cela face à un esprit qui semble avoir pris le pouvoir sur l’enfant : il y faudrait un contre-pouvoir plus puissant. Mais le texte ouvre une autre possibilité : celle d’enlever tout pouvoir à l’esprit par la foi qui empêche qu’il ne trouve un corps à tourmenter. Mais ce que dit le père dans son cri nous ouvre à d’autres perspectives sur ce qu’est la foi.

« Je crois ; viens au secours de ma non-foi. » La formule semble paradoxale. Soit le père croit, soit il ne croit pas, serions-nous tenté de dire. Sauf si croire est un cri, un appel, une prière vers quelqu’un. Croire, c’est demander du secours pour l’impossibilité de croire. Croire c’est faire confiance que celui à qui je n’arrive pas à faire confiance me donne cette confiance que je ne peux pas moi-même donner. La foi n’apparaît pas ici comme une décision réfléchie de croire en quelqu’un (le père ne dit pas « je crois en toi »). Elle est acceptation de ce qui ne peut qu’être donné : cette acceptation s’exprime dans la demande de secours. On ne peut donc jamais dire : « j’ai la foi », comme quelque chose que l’on possèderait. Mais on peut vivre dans cette ouverture permanente à celui qui est à l’origine de la foi : le texte appelle cela prière. La prière ne vient pas en complément de la foi, mais c’est un des noms de la foi.

L’esprit

Si nous avions affaire à un simple cas de possession, l’expulsion de l’esprit aurait dû résoudre le problème. Mais ici cette expulsion laisse l’enfant comme mort selon la foule, endormi selon le narrateur. Il faut une seconde intervention de Jésus pour le réveiller[4] de sorte qu’il puisse se tenir debout. Nous reconnaissons là une figure de la mort-résurrection. Nous avons vu que ce qui arrive au père et à l’enfant est une manière de représenter ce qu’il en est de tout humain, situé dans la génération, quand il est dans la non-foi. L’enfant révèle ce qui ne se voit pas chez les humains : une quasi impossibilité à parler en vérité, c’est-à-dire à parler en se donnant à l’autre dans sa parole[5], comme l’a fait le père en confessant sa foi ; difficulté à se tenir debout dans l’existence[6] ; tiraillement entre la vie et la mort[7].

Croire serait accepter de se laisser libérer de ce que l’on possède, illusion de pouvoir, piège où l’on est possédé par ce que l’on pense posséder, pour garder ouvert au plus profond de soi l’espace vide ainsi dégagé où peut résonner la voix de confiance : tout est possible à celui qui croit.

Un autre nom de ce qui vient remplir de murmures et d’harmonies ce vide hospitalier à l’Autre est « Esprit Saint ».

 

[1] C’est comme l’arrivée d’un nouveau personnage, d’où le changement de scène.

[2] Sourd à la parole des humains incrédules, mais pas à celle de Jésus.

[3] Un thaumaturge est une personne qui fait des miracles.

[4] Un des mots souvent traduit par ressusciter.

[5] La discussion, le bavardage sont des non-paroles.

[6] L’agitation, l’activisme, le besoin de se sentir utile sont des contorsions qui ne peuvent maintenir debout à long terme.

[7] Le désir de vivre se heurte continuellement au mur de la mort. « A quoi bon vivre, surtout quand c’est difficile, si la vie débouche sur la mort ? ».