Lire Marc, Introduction à L’Heureuse Annonce selon Marc, Lecture intégrale du 2ème évangile, Jean DELORME
Lectio divina 219 & 223, ed. du Cerf / Médiaspaul, vol. 1, pp. 15-27
Avez-vous lu Mc [1] ? Si vous fréquentez les églises, vous avez certainement entendu lire des bouts d’évangile, sans reconnaître toujours s’ils étaient de Marc, de Matthieu ou de Luc. Car les évangiles sont souvent lus et utilisés en morceaux, comme fragments d’une vie de Jésus qui harmonise les textes évangéliques, ou comme des scènes détachées du contexte pour en dégager un message pour aujourd’hui. On prive ainsi les gens du contact et du chemin d’une écriture à lire comme une source capable d’engendrer d’autres récits sans se substituer au récit fondateur. Lire Mc en entier, comme un livre, d’un bout à l’autre, vous y êtes-vous déjà risqué ? Dans les librairies, les livres sur les évangiles, et sur celui selon Marc en particulier, ne manquent pas et il en est d’excellents. Mais Mc dans le texte, connaissez-vous ? S’informer sur un livre ou l’ouvrir et s’y aventurer, ce n’est pas la même chose, ni le même profit. Pour prendre le temps de lire l’œuvre elle-même et de la goûter, nous vous convions à un parcours d’initiation sous forme d’une pratique de lecture continue ayant sa logique propre.
SELON MARC
Dès qu’on parle de Jésus ou des origines chrétiennes, l’évangile de Marc ne peut être évité. Dans les éditions courantes des quatre évangiles, il est le deuxième, et le plus court. Mais les experts estiment généralement qu’il est le plus ancien des quatre, du moins sous la forme qui est la leur depuis les plus anciens documents que nous possédons. Il a été précédé par des sources orales ou écrites dont il porte encore la marque et il est fort probable qu’il ait été utilisé déjà par les évangiles de Matthieu et de Luc. Il a vraisemblablement été rédigé à Rome, à l’époque où les premiers disciples de Jésus et les témoins de la première expansion chrétienne disparaissaient. Le siège de Jérusalem par l’armée romaine et la ruine du Temple qui bouleversèrent les juifs et les chrétiens à travers le monde d’alors (en 66-70) sont les événements majeurs d’histoire générale par rapport auxquels, peu avant ou peu après, on tente de situer le livre de Marc, soit une quarantaine d’années après la disparition de Jésus.
On voudrait en connaître de façon plus précise l’auteur ou le rédacteur. Rien dans le texte lui-même ne le signale de manière explicite. La tradition qui attache le second évangile au nom de Marc présente celui-ci comme disciple de Pierre à Rome et l’identifie avec Jean Marc qui, selon les Actes de Apôtres, était originaire de Jérusalem et accompagna Barnabé et Paul dans leur premier voyage missionnaire. En effet, entre 100 et 150, un certain Papias, évêque d’Hiérapolis (ville de la Turquie actuelle) rattache cet évangile à un Marc, « interprète de Pierre ». Cette attribution est reprise par saint Irénée vers 180 (Adv. Haer. 3, 1, 1) et ensuite par d’autres témoins [2]. Pour la tradition ancienne, ce n’est pas la personnalité de l’écrivain qui compte, mais le rattachement à l’époque des fondateurs, les disciples et apôtres de Jésus. D’où le simple titre « selon Marc » que les manuscrits anciens mettent en tête du livre pour le distinguer des autres, intitulés de la même manière : selon Matthieu ou Luc ou Jean, comme s’il n’y avait qu’un seul « évangile » sous quatre formes différentes. Ces quatre noms représentent moins des « auteurs » au sens moderne du mot que les titres qui « autorisent » et recommandent la lecture et l’écoute de ces écrits par les croyants. Quant ils ont été réunis, au cours du IIe siècle, il s’agissait de les mettre à part des divers « évangiles » qui circulaient déjà sous des noms de disciples de Jésus, mais sans la garantie d’une réception déjà ancienne dans les communautés qui les lisaient et en tiraient profit.
De toute façon, quelles que soient l’histoire de sa composition et la personnalité de son ou ses rédacteurs, le livre est là. Pour bien marquer que c’est le livre que nous interprétons et non son rédacteur, nous le désignerons simplement par le sigle Mc. Il offre un récit composé, organisé comme un livre à part entière, qui se donne à lire d’un bout à l’autre et dans l’ordre de succession de tout ce qu’il rapporte. Il revient au lecteur de se mettre à l’œuvre. L’autorité de Mc se laissera découvrir et apprécier à l’examen du texte.
MC ET SON LECTEUR
Mc se déroule sans aucune adresse à ses destinataires primitifs et nous n’avons pas d’information nette sur ses premiers lecteurs. Tout ce que nous pouvons supposer et en dire provient du texte lui-même (ou plutôt de la lecture que nous en faisons) et de ce que nous pouvons savoir des usages de l’époque en matière d’écriture, de diffusion et de réception des écrits dans les églises et plus généralement dans le monde gréco-romain de la fin du Ier siècle.
Il est aussi possible de faire l’expérience, en lisant le texte, de ce qu’il demande au lecteur, des possibilités qu’il lui ouvre, des limites qu’il pose à l’interprétation, mais aussi de la manière dont s’y prêtent des ressources et des orientations qu’il propose à cet effet. Mc se présente comme un texte qu’un discours fait tenir comme un ensemble signifiant. Le discours porté par la lettre d’un écrit (même d’auteur inconnu) est, qu’on le veuille ou non, tourné vers un lecteur (même anonyme et sans adresse). La lettre fixe la possibilité pour un texte de (re)devenir un discours par la lecture, elle ne fixe pas le discours, mais la capacité signifiante du texte, son discours potentiel capable de s’actualiser pour un lecteur par le travail de lecture.
Mc se donne ainsi à lire comme un discours, un ensemble composite mais organisé et formant une unité globale de signification donnée à comprendre (prendre ensemble). Son contenu, ce qu’il communique, n’est pas livré directement, il passe par des signes (la lettre du texte) qui visent à être compris par le lecteur : c’est le travail de la signification, non pas du sens déposé dans une enveloppe qu’il suffirait de décacheter, mais un travail qui engage un Sujet pour choisir et organiser les signes. Ce travail de signification (production de sens) est nécessairement celui du lecteur. Pas de communication sensée entre humains sans travail de compréhension des signes du côté de celui qui écrit et du côté de celui qui lit. L’écriture construit le discours du texte de manière que la lettre devienne lisible, et le lecteur doit (re)construire ce discours au fur et à mesure que l’œil perçoit et associe les signes du texte autant que possible tels qu’ils sont donnés à comprendre.
La résistance du texte s’éprouve ainsi à divers niveaux. Celui du vocabulaire et de la construction des phrases s’impose mais ne suffit pas. Car le discours, en articulant des phrases et des paragraphes, fait surgir par-dessous leurs frontières des lignes de force plus subtiles qui entraînent l’ensemble des relations nouées entre les représentations des acteurs dans le temps et l’espace. Ces représentions sont faciles à identifier mais, prises dans le réseau du texte, elles deviennent des figures de contenu, dégagées de ce qu’elles représentent et investies d’un pouvoir signifiant qui n’est pas seulement de produire des idées ou des leçons. Il ne s’agit pas seulement de fixer un ou des sens plausibles à tel moment du comportement de tel personnage, encore qu’il faille passer par là, mais d’entrer dans un processus de production et de saisie de sens, i.e. d’orientation d’ensemble (comme on parle du sens, de la direction, d’une route). Les lignes de force qui sous-tendent les figures supposent, un peu comme dans un tableau, un point de fuite qui leur donne une orientation commune. Ce point n’est inscrit nulle part dans le texte et il ne peut être déterminé une fois pour toutes. C’est pourquoi la lecture ne réussit jamais à supplanter le texte et peut toujours recommencer en revenant à sa discrétion à la force d’appel du texte au lecteur.
MC, UN RÉCIT À LIRE
Mc se présente comme un récit et nous n’avons pas de mal à nous laisser prendre par l’intérêt de l’histoire qu’il raconte et du personnage central qu’il met en scène, Jésus. Encore faut-il être attentif au fait que nous avons affaire au récit de cette histoire. L’histoire se déroule en quelque sorte sous nos yeux, avec des acteurs en des lieux déterminés et en leur temps. Nous pouvons imaginer ce qui est raconté. Mais il importe de saisir comment c’est raconté. Comment les acteurs sont-ils mis en rapports entre eux dans le texte ? De quelle manière les temps et les moments s’enchaînent-ils au cours du récit ? Comment s’organisent les parcours des personnages dans l’espace ? Car un récit, c’est un mode caractérisé de discours, une manière de construire du sens par le discours. Ses caractéristiques les plus communes sont la manière dont il fabrique du sens par son organisation figurative et narrative, et cette organisation implique et atteste (comme tout discours) une relation d’énonciation entre deux postes, celui de la source et celui de la cible.
Figuratif
C’est le niveau du discours (récit, description, évocation d’un monde) qui articule en son sein des représentations reconnaissables d’un monde extérieur au texte (des lieux, des temps et des moments, des personnages en relation entre eux), non pour les représenter, en reproduire l’image dans le texte, mais pour mettre ces représentations au service d’un « comprendre ». Tout récit donne à imaginer ce qu’il raconte, mais ce n’est pas son but : en faisant passer par le langage les réalités qu’il décrit ou évoque, il interprète ce qu’il raconte, ne serait-ce qu’en ne racontant pas tout ce qui s’est passé, et surtout en élaborant un discours porteur de sens. Même si le sens reste énigmatique, il y a quête de sens. Figuratif ne veut pas dire que le récit doive être compris « au sens figuré », mais que le sens prend figure dans le discours. L’événement raconté donne à imaginer, mais ce faisant, il donne à comprendre. Avec les images des choses dont il parle, le discours cherche et produit du sens.
Narratif
Un récit se fait reconnaître par le fait que le figuratif s’organise comme la transformation d’un certain état de choses dans un autre. Cette transformation peut prendre l’allure d’une intrigue, avec des obstacles, des aides, des échecs et des succès partiels. C’est ce qui fait l’intérêt des récits, notamment par le suspens qu’ils entretiennent entre les phases de l’histoire qu’ils racontent. Les récits se diversifient par le monde figuratif dans lequel l’action se déroule. Ils se ressemblent par la manière dont les épisodes s’articulent entre eux selon des règles qui mettent une certaine logique dans le déroulement de l’action et qui constituent une sorte d’armature, une syntaxe générale du récit. Tout discours figuratif n’est pas forcément narratif (par exemple, une pure description d’un état de choses, un poème), mais un discours narratif ne peut se passer d’un monde figuratif avec des acteurs qui évoluent dans le temps et l’espace.
Par cette organisation figurative et narrative relativement facile à reconnaître, le discours implique un dynamisme à l’œuvre de façon plus intime qui prend en charge tous ses composants pour les faire tenir ensemble et les articuler en unité de signification globale. Il n’y a pas de récit sans narrateur. Mais le style narratif qui mobilise l’attention sur ce qu’il raconte peut se passer de mettre en scène son narrateur : il peut raconter une histoire de façon impersonnelle, comme si le lecteur était mis en présence de l’action racontée sans l’intermédiaire d’un narrateur. Et s’il met en scène un narrateur qui raconte cette histoire à quelqu’un, il faut encore postuler à la source un narrateur dissimulé qui mette ce personnage dans le récit et lui attribue ce rôle de narrateur explicite. Pas de récit sans histoire racontée, pas d’histoire racontée sans narration (action de raconter qui organise l’action racontée), pas de narration sans sujet de parole pour faire passer dans le langage l’action racontée et l’articuler en discours.
Énonciation
Cette nécessité d’un sujet du discours n’est pas propre au récit, elle est postulée par tout discours. C’est pourquoi il ne suffit pas de postuler un rôle de narrateur à la source d’un récit. La narration n’est qu’un des modes d’un dynamisme impliqué par tout discours : c’est le dynamisme de l’énonciation. Tout ce que le récit raconte, le discours l’énonce, et cela est œuvre de PAROLE, qui convoque et articule toutes les ressources de la langue et de l’imaginaire (images du monde qui donnent figure à ce qui fait l’objet du discours). Par le biais de l’articulation de l’ensemble du discours cette instance organise ce qui se dit sous mode figuratif, même si cela n’est pas explicite dans le texte lui-même. Pas de discours sans construction de langage, de mots qui ne sont pas les choses mais les « représentent » dans le discours qui en fait des figures signifiantes. Pas non plus d’articulation de langage qui ne soit œuvre de parole. Tout discours atteste une énonciation à l’œuvre, une relation dynamique entre deux rôles, ceux d’énonciateur (source) et d’énonciataire (cible). Cette relation dynamique habite potentiellement le texte. Elle y demeure à l’état de veille, en attente de s’actualiser par la collaboration d’un sujet de parole qui devienne lecteur.
Nous devons ainsi reconnaître qu’un récit ne reproduit jamais l’événement qu’il rapporte. Il en naît, mais sous forme de parole après coup. Il en parle et, ce faisant, il fait du neuf. Avec des mots et des phrases, il construit un discours, un être de langage, porteur de sens et de parole. Raconter, c’est mettre de l’ordre dans ce qui s’est passé. On ne raconte jamais tout, il faut sélectionner ce qui paraît important et l’organiser. C’est une manière de prendre ensemble, de com-prendre l’événement et, par là, de trouver et de produire du sens. L’histoire racontée devient une histoire sensée. Telle qu’elle fut dans la réalité, elle ne reviendra pas, mais le récit la rend communicable. Il lui assure une présence d’un type nouveau, en parole, entre ceux qui en parlent. Et quand il est écrit, il est capable de circuler loin de l’époque et des lieux de l’événement et de recruter des lecteurs auxquels ni les acteurs historiques ni le narrateur ne pouvaient penser. Œuvre de parole, l’histoire racontée parle encore et fait parler.
Les récits n’enseignent pas, n’expliquent pas, ils ne sont pas directement didactiques. Ils laissent jouer entre elles des figures qui peuvent parler à tout être humain. En tant que récit, Mc impose donc au lecteur une double tâche : reconnaître et suivre l’ordre en train de se construire, c’est-à-dire le sens en train de se faire, et en même temps se mettre à l’écoute de la parole qui fait travailler les mots et les phrases selon cet ordre, dans ce sens.