SUIVRE UN CHEMIN
Le récit trace un chemin par lequel passent ses personnages et sur lequel il entraîne le lecteur. Les personnages passent par des lieux divers : désert et lieux habités, Galilée et ses pourtours, Judée et Jérusalem. Ce ne sont pas de simples repères géographiques d’un voyage. Ces lieux se chargent de sens par ce qui s’y déroule. Et des différences signifiantes surgissent entre eux, entre villages et endroits solitaires, bord de mer et montagne, ou d’une rive à l’autre de la mer de Galilée. Ces lieux sont pris dans le récit, dans une parole, ce sont des lieux dits. Leurs significations varient entre elles et au cours du livre.
On chemine aussi dans le temps, encore que le calendrier reste fort imprécis. Mais on distingue les jours de Jean Baptiste et la période qui suit son emprisonnement. On suit Jésus un jour de sabbat, de l’heure de l’office à la synagogue au repas dans une maison et au soir où tous s’assemblent « devant la porte ». Plusieurs sabbats jalonnent le premier tiers du livre. Et la fin se situe au cours d’une semaine tendue vers la dernière Pâque de Jésus à Jérusalem, le texte donnant pour le jour de sa mort des notations chronologiques qui se multiplient de trois heures en trois heures.
Plus encore que le temps de l’histoire racontée, on remarquera le rythme de la narration. La diversité des scènes particulières, généralement courtes, rarement développées, pourrait donner l’impression d’un chapelet d’historiettes. Mais elles s’enchaînent par des « aussitôt » répétés, comme s’il n’y avait pas de temps à perdre et qu’il était interdit de s’arrêter à l’une ou à l’autre. L’action continue et les épisodes n’ont de sens que dans le courant qui les entraîne vers leur plus haut point d’intensité dramatique, au temps de la Pâque où Jésus expire et son corps disparaît du tombeau.
La narration s’accélère ou ralentit, au cours du récit d’ensemble et souvent au cours des épisodes particuliers. Elle fait des retours en arrière, par exemple pour raconter la mort de Jean Baptiste là où on ne l’attend pas. Elle enchâsse un récit dans un autre et les éclaire l’un par l’autre (l’onction de Béthanie dans le complot pour l’arrestation de Jésus; les reniements de Pierre dans la comparution de Jésus devant le Sanhédrin). Elle anticipe sur les événements par des annonces, si bien que lorsqu’ils arrivent, ils sont porteurs d’une parole de Jésus.
Cette manière de gérer le temps et l’espace de l’histoire racontée détermine un cheminement au cours duquel les rapports des personnages entre eux se diversifient et évoluent. Entre Jésus, ses disciples, ses adversaires et la foule, des relations se nouent, se tendent, se brisent, en tout cas se transforment. Les réactions des uns et des autres aux actes et aux paroles de Jésus représentent autant de questions posées en vue de leur interprétation. Un secret se voile ou se laisse entrevoir. Des chemins de reconnaissance s’ouvrent, avec des avancées et des reculs, des incompréhensions et des refus. Le récit ne marche pas droit vers une conclusion où tout deviendrait clair. Il faudra suivre le chemin tracé par le texte. Lire Mc devient pour le lecteur un parcours dans lequel il réalise son propre cheminement.
ÉCOUTER UNE PAROLE
À l’origine, on lisait Mc comme on le fait encore dans des communautés chrétiennes : un lecteur fait passer le texte par sa voix, les autres écoutent. Mais quelle que soit la manière dont le lecteur sait moduler sa voix pour faire entendre le texte, ce n’est pas lui qui parle et qu’on écoute. Il prête sa bouche à la voix d’un autre : il y a de la parole dans le texte.
Il ne faut pas confondre la voix et la parole. La voix frappe les oreilles, mais la parole qu’elle porte résonne en dedans, elle s’écoute. Combien de voix retentissent à longueur de journée à la radio sans que personne n’écoute la parole ! Par contre, un son peut être autre chose qu’un bruit : le volet qui claque, les pas d’un ami sur le palier, c’est un avertissement, une annonce, une parole muette. La Bible parle de la « voix » du vent, du tonnerre, des pas de Yahweh vers le soir dans le jardin d’Eden (Gn 3, 8). Ces « voix » parlent pour qui écoute : Adam et Ève se cachent parmi les arbres du jardin. Quand, après un vent violent, un tremblement de terre, puis un feu redoutable, Élie à l’Horeb perçoit « la voix d’une brise légère », il se voile le visage et se prépare au passage de son Dieu (1 R 19, 11-13).
De même, on peut parler de la voix d’un texte. Comme la voix à l’oral, l’écrit est porteur de parole. À l’oral, la parole passe par des sons, à l’écrit, elle passe par des signes tracés sur le papier pour les yeux du lecteur. Qu’on entende quelqu’un parler ou qu’on lise une lettre de lui, il y a de la parole à écouter. Dans les deux cas, elle doit transiter par un intermédiaire, un medium, qui touche le corps, les sens, et devient le signifiant de la parole. Puisqu’on appelle « voix » le medium qui atteint nos oreilles, pourquoi ne pas donner le même nom à celui qui alerte le lecteur par les yeux ou, pour l’aveugle, par les doigts qui lisent le braille ? De même que la voix est la manifestation sonore de la parole, le texte en sa graphie en est la manifestation visible et lisible.
Sans parole, la plus belle langue du monde ne dit rien. La langue est une institution sociale, aucun usager ne l’invente. Les dictionnaires en alignent les mots et les grammaires précisent les règles pour construire non seulement des phrases, mais des discours, des récits. Mais les mots et les règles restent inactifs si aucune parole ne les met en œuvre en direction d’un auditeur ou d’un lecteur capable de saisir, dans les sons entendus ou dans les lettres d’un écrit, la parole qui les régit.
Revenons au lecteur qui lit Mc à haute voix pour un groupe. Il ne faudrait pas que sa voix fasse croire aux auditeurs que c’est lui qui leur parle. Il leur fait lecture d’un texte qui est habité par la parole d’un autre et qui a sa propre voix. Cette voix se fait reconnaître à la manière dont le texte est construit et orienté, autrement dit à la manière dont il témoigne de la parole qui l’habite. Elle n’y est pas déposée ou mise en conserve, comme s’il suffisait de l’extraire du texte. Elle l’habite comme l’âme habite, ou plutôt anime, le corps. De même que l’âme s’atteste par le corps qui vit, la parole s’atteste par le texte qui prend vie quand on le lit. La parole prend corps par le texte qu’elle engendre, mais elle n’y agit pas tant qu’il n’est pas lu. En se faisant attentif à l’articulation de tous les membres de ce corps, le lecteur éveille sa parole et se rend attentif à sa voix. Il met le texte en acte de parole et par cette attention, il s’expose au travail de cette parole en lui. La parole naît de la parole, comme la flamme.
La parole ne s’extrait pas de Mc comme les fruits d’une boite de conserve. Même les paroles de Jésus ne reçoivent leur efficience et leurs effets que d’une attention à la voix du texte écoutée à travers la manière dont ces paroles sont rapportées et mises en discours par un sujet de parole qui cherche à s’y faire entendre.
Mc, outil de propagande chrétienne en milieu païen ? C’est vite dit, et ce serait une curieuse propagande en faveur d’un condamné à la crucifixion par le représentant de la puissance romaine en Judée ! Il suffit de lire Mc pour y reconnaître d’autres enjeux que ceux d’une apologétique racoleuse rapidement dépassée par le temps et devenue obsolète. Lisez et vous verrez.
LECTURE OU COMMENTAIRE ?
Il est vrai que Mc réserve au lecteur d’aujourd’hui pas mal de difficultés. Certaines tiennent au cadre palestinien et à l’époque révolue de l’histoire qu’il raconte, ou encore à la langue, aux sujets traités, aux usages d’une société antique. Ce n’est pas grave : nous disposons de traductions fiables de la langue grecque de Mc et assorties de notes éclairantes. La traduction que nous proposons ne vise pas à l’élégance. Elle n’atténue pas la rudesse du style du texte. Il faudra souvent compter avec la possibilité de traduire autrement. Et si elle reste parfois équivoque, c’est pour respecter la polyvalence de certaines expressions et ne pas trop limiter leur capacité de signifier.
L’obstacle qui souvent décourage la lecture continue du livre provient de son allure décousue. Le fil qui noue l’ensemble n’est pas toujours évident. Et le principal personnage en scène, Jésus, semble prendre plaisir à dérouter ceux qui l’abordent ou qui le suivent. Cette difficulté-là ne doit pas rebuter. Elle diminue au fur et à mesure qu’on fréquente ce livre. Il ne faut surtout pas interrompre la lecture dès qu’on ne comprend pas. Le texte trace un parcours qui demande à être suivi résolument. Sauter l’obstacle et avancer en tenant ferme la rampe que la suite des versets et des chapitres nous offre, c’est la seule manière de comprendre après coup et de reconnaître que c’est le bon chemin. On découvre assez vite que les difficultés résident moins dans le texte que dans le lecteur. Mc ne fait pas de cadeau, il ouvre une voie de délivrance qui achemine vers l’inouï.
Nous tenterons dans cet ouvrage de baliser une piste de lecture continue de l’ensemble du second évangile. Pour en suivre le tracé, il n’est pas nécessaire de partir avec un plan détaillé. Quand on veut découvrir une ville inconnue, il faut s’aventurer à pied dans les rues et les places, quitte à repérer ensuite sur un plan où nous en sommes. Mc ne gagne pas à être divisé et subdivisé en sections bien délimitées. Il s’organise au fil de l’histoire racontée avec un mélange de liberté et de netteté qui défient les représentations graphiques les mieux intentionnées. Il ménage ici ou là des transitions et des charnières qui empêchent le récit de s’égarer en à-côtés superflus. Des épisodes en annoncent d’autres qui leur font écho. Le texte fait prendre au lecteur des tournants dont il ne s’aperçoit parfois qu’ensuite. Et le cours de la narration peut se précipiter ou ralentir sans jamais se départir d’une certaine concision. Réclamer un plan d’avance, ce serait se priver de surprises et de découvertes et transformer une œuvre de parole vivante en un schéma chiffré qui la fige sur le papier. Nous avancerons donc dans la lecture en cherchant l’orientation du texte là où nous en sommes et en nous interrogeant périodiquement sur le chemin déjà parcouru. D’où les bilans parfois assez élaborés au terme des sections dont nous avons toutefois cherché à réduire le nombre afin de maintenir le fil de la lecture.
Le commentaire s’efforcera de ne pas compromettre le mouvement du récit et sa tension dramatique par l’abondance des explications de détail et le dialogue avec d’autres types d’approches de l’évangile de Marc. Nous disposons en effet sur Mc de plusieurs commentaires excellents et d’approches variées. Lecteurs et lectrices pourront toujours s’y référer. Nous avons voulu ici réduire les explications à ce qui était utile pour suivre notre lecture. Même si notre long compagnonnage exégétique nous y invitait, nous avons réduit les notes au minimum utile pour suivre nos propositions de lecture et ainsi ouvrir notre ouvrage à de nouveaux lecteurs et lectrices pour qui ces discussions traditionnelles sont moins familières. Pour les nombreux passages de Mc sur lesquels nous avons publié des études, nous renverrons à ces publications pour des justifications et explications supplémentaires [3].
Dans l’ouvrage que nous proposons au lecteur, avons-nous produit une lecture ou un commentaire ? Il est difficile de lui donner une étiquette prédéfinie. La démarche importe plus que le résultat toujours déficient. Nous avons tenté une démarche de lecteur qui cherche à se situer à l’intersection des possibilités ouvertes par le texte et des propositions de sens qui peuvent lui être faites. L’assignation d’un sens revient toujours au lecteur, qui doit s’y risquer, mais en cherchant si elle convient à la lettre du texte considéré dans sa globalité.
L’histoire des lectures de Mc ne constitue pas tant un savoir accumulé qu’un témoignage de sa puissance. Celle-ci l’habite et n’est pas épuisée. C’est l’aspect par lequel nous pouvons expérimenter ce qu’en sémiotique nous appelons son énonciation immanente : la lettre écrit la trace d’un dynamisme virtuel que la lecture actualise en cherchant à se laisser guider par le texte pour en construire le discours. Le lecteur se soumet à un va-et-vient constant entre son discours de lecture et celui que les éléments du texte sont susceptibles d’appeler. Il se situe dans l’entre- deux. Les interférences entre le discours à construire pour honorer le texte et ceux que notre culture nous habitue à tenir ou entendre ne sont pas forcément à redouter, à condition de maintenir entre ces discours la distance nécessaire pour éviter les phénomènes d’échos ou de résonances qui parasitent l’écoute. Les questions inspirées par notre culture peuvent faire apparaître dans les textes anciens des traces profondes qui échappent au regard d’une lecture purement historique, comme les vues prises d’avions à haute altitude révèlent la présence de villes anciennes cachées sous le relief d’un terrain accidenté. En retour, à partir de ces traces reconnues, notre regard sur notre environnement culturel change.
Dans les grands textes qui ont résisté à l’épreuve des siècles et ne cessent de recruter des lecteurs, quelque chose passe et traverse les cultures, parce que cela témoigne de l’être de parole qui ne cesse de se voiler et dévoiler dans le langage depuis qu’il s’en sert. L’énonciation textuelle touche chacun au point vif où il se débat avec la parole entre ce qu’il peut et ce qu’il ne peut pas dire. Cette conception de la lecture doit beaucoup au discours contemporain de la poétique et de la psychanalyse et ce n’est pas nécessairement une tare. Quand cette manière de lire se soumet à l’épreuve de l’évangile de Marc et qu’elle y reconnaît un intérêt pour la parole affrontée au réel qui lui échappe dans l’existence et le comportement des acteurs du récit, la question n’est pas de savoir si Marc y a pensé, mais de tester l’ouverture du texte et la possibilité d’une interprétation globale dans la direction qu’il indique.
Qui sait, peut-être trouverons-nous en nous-mêmes, aujourd’hui, des aptitudes et des attentes insoupçonnées pour accueillir Mc, résonner à sa voix, répondre à ses sollicitations ? N’oublions pas que lire, c’est entrer non seulement en action, mais surtout en dialogue. Le texte a beau être riche de contenu, il reste inactif tant qu’un lecteur ne l’ouvre pas. Comme ces belles machines qu’on expose à l’admiration du public et dont la puissance dort si personne ne les met en marche, les livres attendent qu’un lecteur éveille leurs capacités de signifier, d’émouvoir, d’ouvrir de nouveaux horizons, de changer la vie peut-être, s’il accepte de s’exposer à leur force de parole.
Notes
[1] Le sigle Mc renvoie au livre, à l’évangile selon Marc, non à son auteur ou rédacteur.
[2] Voir là-dessus les présentations de Mc dans les éditions courantes des évangiles et les introductions au Nouveau Testament dans son ensemble.
[3] À cet effet, il convient de signaler le tout récent recueil qui reprend dix études sur des textes-clés de Mc, en vue justement d’alléger ce commentaire : Parole et récit évangéliques, Montréal/Paris, Médiaspaul-Cerf, coll. Lectio Divina No 209, 2006.