Cet article de J. P. Duplantier (CADIR-Aquitaine) présente les objectifs et les principales étapes de la lecture de la Bible mise en œuvre dans les groupes du CADIR-Aquitaine. Cette perspective de lecture prend racine dans une réflexion sur la Parole de Dieu et ce que peut être notre rapport à cette Parole. La Parole de Dieu se manifeste d’abord comme un acte, comme la puissance de Dieu à l’œuvre, comme un engendrement par extraction du chaos. Rude et merveilleuse rencontre avec Elle, dont nous pouvons être tentés de limiter la portée à une explication de ce qu’elle veut dire, alors qu’elle est visite de Celui qui transforme la nature de nos liens, fracture les clôtures de nos pensées, de nos projets, de nos convictions mêmes, jusqu’à ce que s’ouvre chez nous l’espace pour sa lumière, son amour, la Vie qu’Il donne. C’est ce rapport à la Parole de Dieu qui commande notre pratique de la lecture de la Bible, comme elle commande nos célébrations de la fraction du pain, notre assiduité à la prière et notre périlleux engagement dans la vie fraternelle.
La Parole de Dieu est une expression un peu audacieuse.
Nous parler entre amis, entre homme et femme, avec nos enfants, est déjà une mystérieuse aventure. Quand passe un étranger, l’affaire se complique encore. Mais quand c’est Dieu qui passe, quels moyens avons-nous de l’entendre parler ?
Nos pères ont gardé l’héritage de multiples visites de Dieu. Nous conservons leurs récits. Nous-mêmes, gardons dans notre cœur, comme Marie, certains moments de notre vie qui y ressemblent. Mais par où prendre ces visites ? Par les idées qu’elles nous ont apportées ou par les effets qu’elles ont produites ? Impossible de choisir : la Parole de Dieu fait ce qu’elle dit et dit ce qu’elle fait. Je crois que c’est cela qui rend très particulier notre rapport à la Parole de Dieu : Elle est en même temps discours et action.
Souvenons-nous de quelques passages de l’immense récit que déploie la Bible. Au commencement la Parole de Dieu fait émerger la Vie en frappant le chaos, la masse informe. Elle est comme une épée. Elle tranche et sépare. Elle sépare la lumière des ténèbres, la terre de la mer, les végétaux selon leur espèce, les animaux selon leur espèce. Jusqu’à ce pas ultime de la création : Dieu dit : « Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance, … mâle et femelle, il les créa ! » Comme si la différence de l’homme et de la femme portait au creux d’elle-même la ressemblance de Dieu !
Devant de tels récits, qu’est-ce que comprendre ? Que nous faut-il mettre en route ? La part d’intelligence dont chacun de nous dispose ? Certainement. Mais cela suffit-il? Ne convient-il pas en même temps d’y risquer notre décision… La décision d’écouter et d’obéir ? Ainsi, pour l’histoire de l’homme et de la femme, interpréter le récit de la création consiste-t-il à réfléchir sur le respect mutuel, la complémentarité ou l’égalité des sexes, selon les mœurs de l’époque ou le progrès des civilisations ? Ou bien s’agit-il d’entendre que notre représentation de l’humanité, se trouve désormais « entaillée », divisée ?
Si les Ecritures saintes déclarent en effet que nous sommes « séparés » d’origine, par la Vie même que Dieu donne, afin que s’éveille en nous le désir de nouer entre nous et avec Lui des liens qui portent sa ressemblance, comment écouter la Parole de Dieu sans renoncer à l’idée de l’Homme, maître de lui comme de l’univers ? Sans consentir à ce que notre Idée de l’homme soit démentie par les limites qu’inscrit chez nous la venue de cet autre, de cet étranger que l’homme est pour la femme et réciproquement ?
Honorer la Parole de Dieu est donc une épreuve majeure : c’est Elle qui nous engendre comme ses fils, en frappant d’interdiction l’incessant retour en force chez nous de la « masse mauvaise », comme l’écrit Saint Augustin pour décrire le péché originel ; et que seule la Parole faite chair, en Jésus-Christ, nous libère une fois pour toutes de la persistance en nous de ce « tohu bohu » qui se rétracte au moindre toucher de la visite de Dieu.
Ainsi la Parole de Dieu se manifeste d’abord comme un acte, comme la puissance de Dieu à l’œuvre, comme un engendrement par extraction du chaos.
Aux dires des Ecritures elles-mêmes, c’est encore de cette façon que la Parole de Dieu poursuit son œuvre : elle frappe à nouveau toute tentative des hommes à tenir par eux-mêmes. Elle se fait déluge, puis dispersion à Babel, puis stérilité des femmes des patriarches pour qu’hommes et femmes envisagent qu’ils n’ont pas la maîtrise totale de la Vie. Et, dans le même temps, elle se fait « ordre de partir » pour Abraham, puis Alliance, et « sortie » de l’Egypte, afin que le peuple comprenne qu’une toute puissance économique, politique et technique n’est pas l’idéal de l’œuvre de Dieu. Et la voici encore comme don de la Loi et cri des prophètes, et exil, et retour d’exil…
Car, en même temps qu’Elle frappe, la Parole de Dieu réveille en tout homme, la part de lui- même qui appartient à Dieu. Elle se fait alors miséricorde, pardon, révélation, libération, pour que grandisse, jour après jour, notre apprentissage de l’obéissance des fils de Dieu. Elle fait ressurgir de la souche morte de Jessé une pousse nouvelle, un « reste » sans cause historique. Comme un acte de sauvegarde de l’aventure des hommes qui n’a d’autre raison d’être que la volonté de Dieu d’engendrer des fils qui portent sa ressemblance.
Enfin, lorsque surgit l’événement de la venue de Jésus-Christ, l’envoyé du Père, son « Fils bien aimé », la Parole de Dieu se fait chair pour y « accomplir » son œuvre d’engendrement. Par la mort et la résurrection de Jésus-Christ, Elle sépare définitivement la vie que nous menons, de la Vie qui nous fait vivre, en instaurant cette séparation comme force active dans nos corps mortels. En Lui sont rassemblées les parts dispersées, maltraitées, oubliées qui, en chaque homme, appartiennent à Dieu depuis le commencement. En Lui, la Parole de Dieu se fait alors énergie – Esprit Saint -, qui rassemble dans le Corps glorieux du Fils tout ce qui est caché depuis la fondation du monde dans nos histoires d’amour et de prostitution, dans nos affaires d’argent, d’idolâtries, de guerres, mais aussi de dévouement, de solidarité et de pardon. Il est la force d’attraction de Dieu au cœur du monde, dont l’Eglise du Seigneur garde le feu au milieu des nations.
Etrange et fantastique action de cette Parole, que nous risquons parfois de réduire à un discours divin, dont il suffirait d’extraire le sens pour savoir, pouvoir et vouloir ce que nous avons à faire, ensemble, et sans Lui.
Rude et merveilleuse rencontre avec Elle, dont nous pouvons être tentés de limiter la portée à une explication de ce qu’elle veut dire, alors qu’elle est visite de Celui qui transforme la nature de nos liens, fracture les clôtures de nos pensées, de nos projets de nos convictions mêmes, jusqu’à ce que s’ouvre chez nous l’espace pour sa lumière, son amour, la Vie qu’Il donne.
C’est ce rapport à la Parole de Dieu qui commande notre pratique de la lecture de la Bible, comme elle commande nos célébrations de la fraction du pain, notre assiduité à la prière et notre périlleux engagement dans la vie fraternelle.
Il existe aujourd’hui bien des méthodes pour lire la Bible. Le chemin que nous pratiquons n’est pas une nouveauté dans l’Eglise. Il prend seulement le parti de privilégier quelques moments forts de notre tradition chrétienne de lecture, en vue de nous tenir au plus près de la perspective formulée par l’apôtre Jean : « [Ceci a été écrit] pour que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, et qu’en croyant vous ayez la vie par son Nom. » (Jean 20,31) Voici une description sommaire de cette pratique :
- 1. Le geste de la lecture :
Nous lisons en groupe. En lecture continue, c’est-à-dire en prenant à chaque rencontre un chapitre du livre choisi dans l’un ou l’autre Testament. Nous écoutons le texte, puis nous le visitons, comme on le fait d’un monument, en traversant ses diverses séquences. L’objectif est ici d’établir un contact le plus concret possible avec la façon dont ce texte s’y prend pour dérouler une suite d’événements ou de discussions. Ce premier pas est franchi lorsque les lecteurs prennent la parole en observant la succession des actions ou des prises de parole des acteurs, leurs déplacements, leurs partenaires ou leurs adversaires, ce qu’ils cherchent, ou ce sur quoi ils s’appuient.
Ce premier moment de lecture fixe notre attention sur le texte que nous avons sous les yeux, dans l’état où telle ou telle traduction nous l’offre à lire. Ceci permet aux lecteurs de découvrir un bon nombre de détails propres à ce texte… détails qui nous échappent souvent lorsque nous nous laissons envahir par le flot de nos impressions ou de nos interprétations immédiates.
- 2. La découverte d’une partie immergée du texte :
Le seul fait que des lecteurs n’observent pas les mêmes éléments que moi-même, nous alerte sur la découverte que les significations que nous pensions évidentes demandent à être approfondies ou parfois abandonnées. Ce nouveau pas correspond au rapport particulier qui peut se nouer entre ces textes inspirés et nous, si du moins nous consentons à ce que l’énergie de la Parole de Dieu dépasse de beaucoup ce que nous pouvons en saisir. Grégoire le Grand écrit à ce propos : « La Sainte Ecriture surpasse toute science et tout enseignement par la manière dont elle s’exprime, parce qu’en une seule et même parole, elle révèle le mystère au moment où le texte raconte les faits ; ainsi, elle parvient à dire le passé de telle manière à prédire en même temps ce qui sera ; par les mêmes paroles et sans modifier l’ordre du discours, elle sait écrire ce qui s’est déjà accompli et annoncer ce qui doit advenir. » (Grégoire le Grand, Moralia in Job XX,1. Cf. également le texte d’Origène, déjà cité, (Péri Archôn V,1). Et lire à ce sujet le «Temps de la lecture », Paris, Cerf, 1993, p.52-53 et 63.
La lecture quitte alors ses bases habituelles. Ayant en effet parcouru les événements, les situations et les paroles que les lecteurs peuvent se « représenter », parce qu’elle se réfèrent à des choses plus ou moins connues, les lecteurs tombent sur des détails qui se nouent entre eux de façon énigmatiques, de séquences en séquences.
Ainsi, dans le cours du chapitre 5 de Luc, les filets se déchirent à cause du nombre exagéré des poissons (v.6) ; mais quelques versets plus loin (36 et 37), voici que c’est un vêtement neuf qui se déchire, lorsqu’on a cousu dessus un morceau de vêtement vieux ; puis c’est une outre vieille qui est crevée par du vin nouveau. Y aurait-il en sous main un autre enchaînement construit dans le texte en même temps qu’il raconte les divers événements ? De quelle déchirure s’agit-il finalement, celle du filet, du vêtement, de l’outre ; ou bien d’autre chose qui ne peut se dire qu’en paraboles ou en figures ?
On peut alors tenter d’écouter la déclaration de Jésus au paralytique (v.20) : « tes péchés te sont remis », comme une tentative d’atteindre chez les scribes et les pharisiens cette autre déchirure, qui s’installe chez ceux qui sacrifient à l’idéal du juste, marchant vaille que vaille selon la loi, mais paralysés en même temps par la crainte d’oublier le moindre commandement. Peut-être Jésus désire-t-il construire avec eux de nouveaux liens entre faire le bien et écouter sa Parole. Serait cela devenir pêcheurs d’homme (v.8 à 10) ?
La lecture peut alors s’ouvrir à bien d’autres textes et à telle ou telle expérience des uns ou des autres. Après tout le texte n’est que le texte. Mais s’y poser un moment avec rigueur et patience est une belle occasion donnée à la Parole de Dieu de faire son travail. Cet exemple n’est pas probant. Mais rien dans la lecture ne peut nous donner le pouvoir d’ordonner à la Parole de nous visiter. Scruter les Ecritures ensemble n’est pas une opération de maîtrise du sens. C’est bien davantage. C’est offrir un peu de notre temps à se laisser questionner et souvent surprendre par le texte et par les autres lecteurs au nom du Seigneur.
- 3. Faut-il un guide ?
Il faut d’abord un groupe : l’initiative de tel ou tel, l’invitation de quelques connaissances et une information dans l’assemblée chrétienne. Cette lecture est en effet une pratique en église. Pour la mise en route, il existe sur le diocèse un certain nombre de personnes ayant acquis avec d’autres un certain savoir faire, et susceptibles de donner un coup de main. Le nouvel Institut Pey Berland est à votre disposition pour vous indiquer les diverses initiatives qui ont vu le jour depuis une vingtaine d’années. Heureux lecteur qui se risque dans cette aventure.