Lecture énonciative du chapitre 1 de Luc,
Anne Pénicaud, Olivier Robin

Sémiotique et Bible n° 150, Juin 2013

Cet article d’Anne Pénicaud et Olivier Robin (CADIR-Lyon) pose les bases d’une lecture énonciative du chapitre I de l’évangile de Luc (v. 5- 80). Un préalable, exposant les raisons et les fondements théoriques d’une telle lecture, sera suivi par un premier moment d’analyse. Une observation globale des v. 5-80, considérés à partir de leur forme énonciative, y servira d’appui à la formulation d’hypothèses de lecture elles-mêmes reprises dans la perspective d’une théologie de la lecture.

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I – PRÉALABLE (A. Pénicaud)

Le présent article reprend la présentation faite à l’occasion du colloque de juin 2012 [1], mais d’un point de vue plus développé : il ouvre en effet une série de textes consacrée au récit inaugural de l’évangile de Luc (Lc 1,5-80) [2]. L’analyse de ces textes n’est pas une nouveauté pour les sémioticiens de longue date [3]. Pour d’autres, qui découvrent la lecture sémiotique, elle est encore inédite. Cette proposition de lecture s’adresse aux uns comme aux autres. En effet la lecture menée ici développera les modèles et les pratiques de la proposition, nouvelle, d’une sémiotique énonciative.

Pourquoi courir ainsi le risque de la nouveauté ? La réponse se trouve dans la dynamique de recherche propre à la sémiotique. Depuis ses débuts il y a cinquante ans, la discipline sémiotique n’a cessé d’évoluer en rapport avec les textes qu’elle examinait, générant en chemin des modèles et des gestes d’analyse continuellement renouvelés. Dans un premier moment les modèles élaborés par Greimas, essentiellement fondés sur la lecture de contes, ont permis l’avènement d’une première sémiotique appréhendant les textes comme des énoncés organisés par une logique narrative. Cependant la confrontation de ces modèles aux textes bibliques a rapidement conduit les sémioticiens du CADIR à resituer tout énoncé comme la manifestation d’une énonciation immanente [4], et à repenser du même coup le statut de la lecture dans une perspective figurative référée à l’énonciation. La proposition faite aujourd’hui, celle d’une sémiotique énonciative, poursuit ce chemin sans bien sûr prétendre contester la sémiotique figurative qui l’a précédée et dans laquelle elle se fonde. Son statut est plutôt celui d’une proposition alternative, dont les pages qui suivent expliciteront les fondements et les visées.

  1. L’énonciation dans la sémiotique du CADIR

L’énonciation est comprise en sémiotique dans une perspective logique qui la distingue nettement du point de vue de l’auteur. Durant la rédaction du texte, il y avait bien un auteur écrivant ce texte, mais une fois le texte achevé il n’y a plus d’auteur : il s’est définitivement absenté. Si on considère ce texte, on y découvre cependant comme une sorte de point d’origine, mais comparable à celui qu’indique la perspective d’un tableau et qui n’a rien à voir avec la place qu’occupait le peintre réalisant son œuvre. Ce lieu originel est l’énonciation, comprise comme la place d’un « je, ici, maintenant ». Porter attention à l’énonciation requalifie un texte comme un énoncé, dans lequel cette énonciation se « lit » à la manière des pas sur le sable de la célèbre chanson « Les feuilles mortes » [5]. Elle s’y découvre en creux grâce aux acteurs, espaces et temps de l’énoncé, qui en sont comme une figure inversée. En effet les acteurs sont des « non je » situés en vis-à-vis du « je » de l’énonciation. Les espaces sont des « non ici », qui supposent par contraste l’ « ici » de l’énonciation. Quant aux indications de temps, elles renvoient par la négative au « maintenant » de l’énonciation : le présent en est contemporain, le passé lui est antérieur et le futur lui est postérieur. Les acteurs, espaces et temps d’un énoncé présupposent ainsi la place de l’énonciation en même temps qu’ils en sont la négation [6]. Ainsi la fonction de l’énonciation est analogue à celle de l’origine dans une courbe mathématique. Concrètement absente mais structurellement présente, elle est le point zéro qui assure l’homogénéité de cette courbe dont tous les points sont indexés sur elle : de même l’homogénéité d’un énoncé tient à la façon dont tous ses acteurs, espaces et temps sont indexés sur la position virtuelle d’un « je, ici, maintenant ». Ce lieu vide est ainsi postulé par un énoncé comme conditionnant sa cohérence.

L’attention à l’énonciation a d’abord porté, au CADIR, le développement d’une sémiotique à la fois figurative et figurale. La dimension figurative du texte apparaît dès lors que le principe d’immanence situe acteurs, espaces et temps comme des figures qui demeurent entièrement à déterminer [7]. La fonction des figures est de qualifier ces positions, leur donnant ainsi une « consistance figurative ». Considérés du point de vue de l’énonciation, les énoncés apparaissent ainsi comme des tissages de figures en parcours greffées sur les différents dispositifs d’acteurs d’espaces et de temps, et dont les échos et les écarts ont pour effet de situer ces dispositifs les uns par rapport aux autres [8].

Pour les sémioticiens, la fonction des figures n’est donc pas tant de figurer un monde possible [9] que d’attester de la forme d’une énonciation. Là s’indique le passage vers la dimension figurale. Il est opéré par les accrocs repérables dans le tissu figuratif des énoncés – ellipses, incohérences, oxymores, ou plus discrètement désignations détournées (métaphores, métonymies…), ces cahots signifiants qu’une citation d’Origène devenue célèbre chez les sémioticiens lecteurs de la Bible, qualifie comme des « pierres d’achoppement » sur les chemins de la lecture [10]. Comme les « scrupules » du latin – qui désignait ainsi les cailloux dans la chaussure qui forcent l’arrêt et incitent un marcheur à suspendre sa marche et à en réajuster les conditions, ces cahots arrêtent la lecture. Le dérangement qu’ils imposent en engagent le retournement depuis l’attention à un énoncé figé dans son aptitude figurative vers un accueil de l’énonciation comprise comme puissance de mouvement et de vie. Le figural est ainsi la marque, dans un énoncé, de la parole qui le traverse, porteuse d’un « faire sens » développé comme orthogonalement aux énoncés. Cette parole en effet s’appuie sur le déploiement des figures de l’énoncé, mais pour les diriger dans une direction bien différente des représentations qu’elles donnent à voir [11].

  1. La sémiotique figurative et figurale, un chemin de débrayage

Sur ces bases énonciatives et figuratives, les sémioticiens du CADIR ont développé la sémiotique figurative et figurale comme un parcours de débrayage guidé par une attention toujours plus précise à l’énonciation, et fonctionnant par décrochements successifs. – Son point de départ consiste dans une première découverte : avant d’être des documents historiques, les textes sont des monuments du langage. D’où un premier décrochage, vis-à-vis de la perspective référentielle qui veut que les discours « disent quelque chose ». Ce débrayage inaugural, qui distingue les textes de ce dont ils parlent [12], fonde une lecture attentive aux conditions langagières de son exercice [13]. S’ensuit un suspens du sens immédiat qui établit un écart avec la réception initiale d’un texte [14]. – Une seconde découverte intervient alors : aucun sens ne vient prendre spontanément la place ouverte par cet écart. D’où le constat suivant : en sémiotique, un énoncé n’est que la manifestation d’une signification qui se présente comme immanente et devant être construite [15]. D’où un second « débrayage », intervenu cette fois vis-à-vis de l’immédiateté du sens. Ce nouvel écart ouvre la place d’une analyse narrative fondée sur les modèles greimassiens [16], qui donne accès à une structuration de l’énoncé en fonction des valeurs de sens qui y sont engagées. – Cependant une troisième découverte s’impose, qui est directement liée à la lecture des textes bibliques [17] : il y a lieu de distinguer nettement dans les textes les dimensions de l’énoncé et de l’énonciation. Les textes sont, assurément, des énoncés dont un modèle narratif permet de construire la forme avec quelque sûreté. Mais ces énoncés sont également, comme indiqué ci-dessus, des tissages de figures portant la manifestation d’une énonciation irréductible aux énoncés. Intervient là un troisième « débrayage », qui instaure un écart significatif avec l’analyse narrative. Il suppose en effet que l’on se détache des énoncés pour en considérer la dimension figurative en tant que telle, non comme un habillage du narratif mais à la recherche de points de blocage portant un passage vers le figural. L’énonciation du texte pointe ici, à la manière d’une inaccessible étoile dont les figures sont l’indice, mais aussi l’agent. Elles en sont les médiatrices par les dérangements qui, en les traversant, attestent de sa puissance opératoire. En même temps cette puissance de dérangement de l’énonciation est comme un mur opposé aux lecteurs, dans leur quête de sens. L’expérience figurale donne à considérer le lieu de l’énonciation comme un en-deçà radicalement impossible à appréhender, et donc définitivement hors d’atteinte [18]. L’enjeu de ce troisième débrayage est ainsi de détacher les lecteurs de toute visée de prise conceptuelle sur l’énoncé et sur sa signification. – Une dernière découverte vient conclure ce parcours d’analyse. En effet le barrage opposé à la quête d’un sens a pour enjeu de réorienter les lecteurs vers une attention à l’événement de sens que constitue pour eux le fait même qu’il y ait lecture. Se laisse alors discerner la parole qui traverse vers eux depuis le texte, les appelant à un vis-à-vis énonciatif où ils sont engagés en tant que sujets. Apparaît ici l’immense fécondité de ce « ratage » d’une saisie de l’énonciation : il ouvre à la parole qui traverse les textes. La visée de la lecture se retourne là vers les lecteurs, en tant qu’ils sont convoqués par les textes à un travail signifiant, voire à un travail du signifiant [19] les conduisant à faire en eux-mêmes l’épreuve du sens. Il s’agit pour eux d’accueillir les effets de sens produits en eux par le vis-à-vis avec un texte, dans leur puissance de dérangement et leurs effets d’altérité – donc de vie [20]. Cet accueil est un dernier débrayage, qui déprend les lecteurs de leur propre position de « je, ici, maintenant » pour les resituer dans le vis-à-vis du texte, comme des « tu, ici, maintenant » en chemin vers une position d’énonciataires de ce texte. Les sémioticiens ont qualifié cet ultime débrayage comme une anamorphose, d’un terme emprunté au vocabulaire de la peinture [21]. Cette anamorphose engage donc les lecteurs à retourner au bout du compte la lecture vers eux-mêmes, mais dans une perspective altérisée : en tant qu’ils sont le lieu où se révèle, à ses effets de sens, la voix qui soutient l’énoncé [22]. Ce dernier débrayage est ainsi comme un embrayage sur l’éprouvé d’une rencontre avec la « parole » qui passe par cette voix [23]. Voix, parole sont ici des figures métaphoriques qui désignent, faute de mieux et sans prétendre en saisir quoi que ce soit, la perception sensible de l’énonciation à laquelle renvoie l’épreuve d’un sens ressenti dans une confrontation subjective à l’énoncé. L’hypothèse formulée au CADIR est que, pour ce qui concerne les textes bibliques, ce vis-à-vis énonciatif entre un lecteur et un énoncé est le lieu d’une rencontre avec la « Parole » de Dieu dans sa puissance créatrice, puissance que l’évangile développe en rapport avec l’ « heureuse annonce [24] » de Jésus, Christ.