Jean 13-17, en écoutant Jean Delorme

François GENUYT, notes prises sur les conférences données en Savoie, 1998-99.

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Le testament spirituel de Jésus

Selon Jean 13-17

Avant le récit de la Passion, le quatrième évangile rapporte un long entretien de Jésus avec ses disciples. Il les prépare à son départ et leur apprend à vivre sans sa présence à leurs côtés. Comme à des amis avant de les quitter, il laisse un véritable testament spirituel. L’essentiel de ce qui leur permettra de vivre selon son Esprit s’y trouve condensé.

Ses paroles ont manifestement été pratiquées avant d’être mises par écrit. Elles demeurent comme une école toujours actuelle de vie transformée. Elles en parlent avec des expressions qui frappent la mémoire et des images qui déploient leur lumière à plusieurs niveaux, du plus concret au plus intime de nos existences. Qu’est-ce que l’Esprit qui comble l’absence visible du Fils ? Comment conduit-il au Père ? Comment cette initiation répond-elle au désir qui travaille les lecteurs à venir ? La réponse est dans les paroles de celui qui parle au-delà de sa mort.

Tout ce que Jésus a dit, c’est pour que ses disciples en vivent. Ils en ont vécu. Ils l’ont nourri de leur expérience. Puis ils l’ont transmis sous l’action de l’Esprit. Les paroles de Jésus sont devenues tradition vivante. C’est pourquoi la meilleure façon de lire ces évangiles, ce n’est pas de les lire en « historiens », c’est de les lire en « pratiquant », j’allais dire en gens attirés par le spirituel et par une vie qui vous change un petit peu l’existence.

I. Jésus lave les pieds de ses disciples et fonde une fraternité nouvelle (Jn 13)

Le chapitre 13 se divise en deux parties. La première est consacrée au lavement des pieds. La seconde, à la fondation d’une fraternité nouvelle.

1.1. Le lavement des pieds

Dates et circonstances : le v. 1 indique la date selon le calendrier du jour « avant la fête de la Pâque », le v. 2 le « moment du repas « .

Le verset 13, 1. L’acteur Jésus est présenté dans l’affirmation principale : « Avant la fête de la Pâque, il les aima » (au passé), et dans son opération présente : « il se lève de table, dépose son vêtement… » et la suite détaillée des gestes. L’amour poussé jusqu’au bout par le lavement des pieds provoque un choc.

Les datations chronologiques sont communes à tout un peuple. Mais le temps vécu par les personnes est tout autre. Tout le monde sait que la Pâque est proche. Seul Jésus sait que son heure est venue de passer de ce monde à son Père. Que veut dire passage ? Il faut relever ici une série de jeux de mots. « Pâque » veut dire « passage » en souvenir du passage de l’ange exterminateur sur les maisons des hébreux au temps de l’Exode : l’ange « passe » comme on passe au jeu de cartes. Puis, il y a le passage de la Mer Rouge, de la terre d’esclavage à la terre de liberté. Pour Jésus, le passage s’accomplit de ce monde à son Père. La corrélation entre ces différents passages montre que c’est l’Exode du peuple de Dieu qui se prépare, mais Jésus est pour le moment seul à inaugurer ce passage.

Le verset 13, 2. Le moment du repas est corrélé avec un événement qui a déjà eu lieu et va influencer son déroulement. « Le Diable avait déjà suggéré à Judas Iscariote la pensée de le livrer (livrer son corps, livrer à mort). Où l’on remarque le temps johannique est comparable à une pâte feuilletée. Première couche, le temps chronologique qui fixe les dates et fêtes pour tout le monde. Deuxième couche, le temps invisible propre à Jésus. Il est invisible et comprend deux versants : au recto, le positif, c’est « l’heure » de passer de ce monde à son Père ; au verso, c’est le temps où le Diable suggère à Judas de livrer Jésus. Donc deux temps : celui des hommes, qui est neutre, celui de Jésus interprétable, soit comme l’œuvre de Dieu, soit comme l’œuvre du diable.

Quel rapport entre le Diable et Judas ? Le texte se contente ici de nous avertir, mais ce que çà veut dire, on le saura mieux plus tard.

Jésus sachant : deux savoirs sont en relation : « savoir de l’heure », « savoir que le Père a remis toutes choses entre ses mains, qu’il est sorti de Dieu et qu’il va vers le Père ». Le passage est donc le point culminant de son parcours. Le parcours prend sa source et sa fin en Dieu, et tout au long de son déroulement le Fils a les mains libres pour disposer de tout, de l’autorité et même de ce qui arrive, y compris la livraison de son corps.

A ce propos, ne prenons pas le « dessein du Père » pour une sorte de déterminisme imposé à Jésus par des lois externes à sa volonté. La liberté de Jésus est de découvrir la volonté du Père au moment même où il la fait. Le Christ donne toujours l’impression de n’être jamais soumis à une loi quand il fait la volonté de son Père. De fait, la loi sert en général à nous rappeler que nous n’avons pas notre origine en nous et que nous n’en avons pas la maîtrise. Si ma vie est créée, est créé du même coup le mode d’emploi de ma vie. La loi est donc le rappel de l’origine. Mais si le Christ est, lui, parfaitement conscient de son origine, il n’a pas besoin de loi

Le lavement des pieds.

Dans le déploiement du vaste univers qui convoque non seulement les humains mais le ciel et la terre, l’origine première, et l’autorité remise par le Père à Jésus, tout cela finalement aboutit à quoi ? A deux affirmations simples : « comme il avait aimé les siens, il les aima jusqu’au bout », c’est-à-dire « qu’il se lève de table, pose son vêtement, etc.… » Geste banal que tout esclave fait quand il lave les pieds des hôtes de son Maître. Geste parlant certes, mais pour comprendre qu’il s’agit d’une révélation décisive, le récit le situe dans une grande fresque théologique avant même d’en aborder la description. La disproportion entre le cadre (grandiose) et l’action (domestique) pose question : comment peut-on dire que le lavement des pieds, c’est l’amour poussé jusqu’au bout de l’amour, jusqu’au bout de la vie ?

Réaction de Pierre

Il y a une triple réaction de Simon-Pierre : a) « Toi, Seigneur, me laver les pieds » – ce n’est pas pensable : « il y a une telle distance hiérarchique entre toi et moi que ce que tu fais n’est pas digne de toi ». Un maître de maison ne lave pas les pieds de ses hôtes, à plus forte raison de ses esclaves. Est supposé à la réaction un système social basé sur la hiérarchie des positions. Réponse de Jésus : « ce que je fais, tu ne le connais pas, tu le connaîtras plus tard ». Jésus repousse la compréhension de son geste à plus tard. Pour le moment, il n’y a pas d’explication possible à partir du déjà connu. Ainsi dans l’éducation existe un temps où l’enfant doit obéir à ses parents avant de comprendre la justesse de ce qui lui est demandé.

b) Deuxième réaction de Pierre : « Non, jamais tu ne me laveras les pieds ! » Pas question d’accepter un délai pour cet homme de l’instant. Réponse de Jésus : « si je ne te lave pas les pieds, tu n’auras pas de part avec moi ». Part à quoi ? Ce n’est pas dit. Deux choses sont pourtant à retenir : l’idée de participer à plusieurs à quelque chose d’inédit et de très important, et la possibilité « d’être avec moi ». La proposition, bien qu’obscure, ébranle Pierre, car s’il y a une chose qu’il ne supporte pas, c’est d’être séparé de Jésus.

c) Troisième réaction de Pierre : « Pas seulement les pieds, mais les mains et la tête ». Autrement dit : « je suis prêt à ce que tu me laves tout entier, des pieds à la tête ». Pierre noie le poisson, car l’intention de Jésus, c’est de laver les pieds seulement, parce que c’est ce geste qui renversant les convenances est scandaleux. Dernière réponse de Jésus : il écarte la demande : « celui qui s’est baigné tout entier n’a pas besoin d’être lavé, il est pur ». La réponse est à lire à deux niveaux, l’un d’expérience commune, l’autre d’ordre spirituel. Au premier sens, pur = propre; au second sens pur = limpidité de la relation à Dieu.

Judas : « vous êtes purs, mais pas tous ». Il y a une exception qui confirme la règle, c’est le cas Judas. Ce qu’il a d’exceptionnel est traité de manière à insister sur le positif, parce que l’échec permet d’analyser la réussite. La porte est ouverte pour une meilleure compréhension du « pur ». Elle nous sera donnée au chap. 15, 3 : « purs, vous l’êtes à cause de la parole que je vous ai dite ». Elle sera précisée au chap. 17 : « Ta parole est vérité, consacre-les en vérité ». Consacrer, c’est également sanctifier ou purifier. Or sanctifier / purifier, ce sont les deux faces – positive et négative – d’une même opération. La purification a pour objet ce qu’elle rejette : le péché ; la sanctification vise ce à quoi elle unit : Dieu. Mais la parole n’a pas d’effet automatique. On peut se rendre sourd à la parole – rester hors de son écoute, c’est le cas de Judas : la parole n’a pas pris en lui. Il n’est pas pur.

Interprétation par Jésus du lavement des pieds

La parole a donné lieu à un premier bain. On pensera au Baptême, et dans ce geste, à la parole que nous sommes invités à entendre avant, pendant, et après le Baptême – durant toute la vie. Pour le second bain, c’est autre chose.

Un bon exemple ? (13, 12-20) : « C’est un exemple que je vous ai donné ». On comprend souvent : un exemple pour que les disciples en fassent autant. Donc une simple leçon de chose à l’usage des disciples de la part du maître d’école. Mais pas un exemple pour le maître ! Or Jésus n’entend nullement mettre entre parenthèse sa qualité de maître et seigneur le temps de donner l’exemple. C’est à titre de maître et seigneur qu’il le fait, autrement dit, c’est par cet exemple qu’il réalise sa compétence de maître et seigneur.

Pour avancer dans la compréhension de « l’exemple », on peut relever trois figures de la subordination : – du serviteur au seigneur – du disciple au maître – de l’envoyé à l’envoyeur.

a) Que veut dire « maître et seigneur » ? Dans l’exemple pratiqué par Jésus, cela veut dire qu’il n’y a pas de seigneurie ou de maîtrise sinon par le service rendu à autrui. Le geste du lavement, que Pierre prenait pour une humiliation et un abaissement, c’est un geste d’autorité, un geste de grandeur. Ce faisant, Jésus introduit une autre hiérarchie. Précisons : il ne s’agit as de mettre ceux qui étaient seigneurs au-dessous, et ceux qui étaient dessous au-dessus, car alors il n’y aurait pas de révolution, mais seulement un changement de rôles. Il est vrai qu’on n’a pas encore trouvé de société où seraient supprimés les préséances et les trônes… C’est dire que la révolution imaginée par Jésus est toujours à faire dans les cœurs et dans les esprits.

En disant « en vérité le serviteur n’est pas plus grand que son maître », Jésus semble énoncer une phrase banale, mais, s’il le dit, c’est parce qu’il le dit autrement que tout le monde. Non pas le contraire, mais autre chose : laver les pieds des disciples n’est pas un signe de sujétion, c’est un geste de seigneur.

En ajoutant : « sachant cela, vous serez heureux, si du moins vous le mettez en pratique », Jésus établit ses disciples en compétence d’autorité et de seigneur, compétence qu’ils tireront en principe dans le fait d’être envoyé. Car ajoute le Seigneur : « celui que j’enverrai, le recevoir, c’est me recevoir moi-même, et me recevoir, c’est recevoir celui qui m’a envoyé » (13, 20). Envoyer quelqu’un c’est lui donner compétence d’accomplir sa mission. L’envoi, c’est donc une transmission d’autorité. Le lavement des pieds n’est donc pas seulement une purification, mais une transmission de pouvoir, c’est-à-dire de pouvoir servir. On aboutit à une définition paradoxale du pouvoir : c’est d’être capable de servir.

1.2. Fondation d’une fraternité nouvelle (13, 21-38)

Trois parties : – annonce de la livraison et de la bouchée donnée à Judas (21-30) – le commandement nouveau (31-35) – résistance de Simon Pierre (36-38)

1) Le témoignage rendu à Judas.

« Jésus fut troublé en esprit ». Dans la perspective de la mort qui vient, Jésus annonce sous le sceau de a vérité : « l’un de vous va me livrer ». Ce qui est « troublant » dans cette confession, c’est que le livreur se soit trouvé dans le cercle étroit des disciples de Jésus. L’évangile ne s’intéresse à Judas que sous cet aspect. Aucune raison, consciente ou inconsciente, aucune évaluation sur la responsabilité de Judas, ne sont données. Reste la question troublante de la trahison par l’un des Douze.

« Qui est-ce ? » La question porte sur un autre, pas sur le questionneur ! Pierre se sert du disciple aimé pour savoir le nom de traître. Il n’est pas dit que le disciple aimé a communiqué le secret à Simon Pierre. En tout cas, le narrateur fait savoir que tous les disciples, Pierre et Jean inclus, n’ont pas compris le sens de ce que Jésus disait à Judas : « ce que tu fais, fais-le vite ». Est gardée la discrétion sur le nom…

« La bouchée ». Dernier geste de Jésus à l’adresse de Juda, l’offre de la bouchée est un geste de considération et d’amitié, mais c’est un geste qui fait apparaître dans toute son horreur le mensonge de Juda. « Et dès qu’il en prit, le Satan entra dans Judas ». Le Satan n’est pas un nom propre mais une fonction, celle de l’adversaire, et l’adversaire c’est pour Jean le Père du mensonge. Le mensonge de Judas est donc un mensonge poussé à l’extrême. Plus encore le fait qu’il ait livré Jésus, c’est sa participation mensongère au repas qui est scandaleuse. Jésus ne peut que mettre fin à ce mensonge insupportable : « ce que tu fais, fais-le vite » ! Aussitôt, Judas sortit, il faisait nuit…Judas s’enfonce dans les ténèbres.

2) Le commandement nouveau (31-35)

La longue déclaration de Jésus comporte deux mouvements : le premier chante la gloire, le second partage l’amour. a) Le moment de la sortie de Juda coïncide avec celui de la glorification. Paradoxalement, alors que le processus d’élimination physique de Jésus est enclenché, la glorification est proclamée par l’intéressé lui-même. Cette articulation repose sur une vision inédite du temps. Ce dernier n’est pas une succession d’événements qui s’accrochent les uns aux autres comme les wagons d’un convoi, mais une concentration de la durée dans un moment inaugural. C’est la conception qui permet d’appeler « gloire » la fusion entre l’élimination du sujet et sa résurrection à venir.

b) La glorification résulte d’un échange interne entre le « Fils de l’homme » et Dieu. Chacun trouve sa gloire en l’autre. La gloire (le « poids ») dont il est question, c’est évidemment la gloire divine. Celle-ci veut dire que c’est l’être même de Dieu qui s’échange entre le fils de l’home et Dieu. Le fort de cette proposition porte sur le point que le locuteur (Jésus) ne se dit pas « Fils de Dieu », mais « Fils de l’homme ». Ce Fils de l’homme appartient à l’humanité comme son fruit par excellence. C’est à ce titre qu’il est participant de la gloire de Dieu.

Le partage de l’amour (13, 33-35)

Le commandement est « nouveau » parce que introduit par le motif de l’absence. « Mes enfants, je ne serai plus avec vous que pour un peu de temps ». Le départ d’un parent est toujours dramatique pour les enfants. C’est pourquoi les disciples ne peuvent s’empêcher de vouloir partir à sa recherche. Or c’est « impossible ». Mais la découverte à faire après le départ, c’est d’accepter l’absence comme accès à une nouvelle présence.

Cette nouvelle présence est celle du commandement nouveau ; »aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés »… La nouveauté, c’est, dans le temps de l’absence, transmettre aux hommes l’amour du Père. L’amour du Père, Jésus l’a pratiqué, c’est maintenant aux disciples de le pratiquer. L’insistance sur le « comme » ne veut pas dire « à mon exemple » ou « à ma façon ». Mais cela veut dire « à la façon de Dieu ». Maintenant, vous les disciples, vous allez être les artisans de l’amour de Dieu parmi les hommes. Cet amour vous l’aurez les uns pour les autres.

L’amour ne remonte pas

C’est une loi qu’on découvre au niveau humain sur le plan de la vie et de l’amour reçu des parents. La vie ne remonte pas ! On ne peut rendre la vie à ceux qui vous l’ont donnée, mais on peut la donner aux autres. Aussi, l’amour fraternel n’est-il pas divisible en deux moitiés : amour pour l’homme vs amour de Dieu. Il n’y a d’amour de Dieu qu’en exerçant l’amour pour les autres. Jésus lui-même n’a jamais dit : « aimez-moi comme je vous ai aimés ». Il ne dit pas non plus : « aimez Dieu, et les autres pour l’amour de Dieu ». Car il y aurait opposition entre deux amours. Or il n’y en a qu’un : aimer Dieu, c’est aimer les autres… Ainsi, l’amour ne remonte pas, il se libère. Une fois le Christ absent, la référence à lui demeure parce que – à ce signe – tout le onde connaîtra que vous êtres mes disciples. L’amour mutuel, c’est le signe de sa présence;

3) La résistance de Pierre (13, 36-38).

Simon Pierre se refuse à être séparé de Jésus : « Je poserai ma vis pour toi » ! Réponse de Jésus « En vérité, je te le dis, tu m’auras renié trois fois avant que le coq chante ». L’essentiel est dit. Ne prenons pas cette parole comme un reproche, ni pour un avertissement ou une mise en garde. Il y a simplement annonce pour ramener Pierre à la « vérité », à sa vérité. Jésus sait que Pierre est sincère. Mais il erre quand il croit que ce qu’il dit est vrai. Le vrai c’est : »tu me renieras trois fois avant que le coq chante ».

Le coq est important, parce que c’est grâce au coq que cette parole va être rappelée et qu’elle aura son effet de vérité – à retardement. Le coq représente l’animal qui ne sait pas ce qu’il fait, mais il rappelle à son insu les paroles de gens qui savent ce qu’ils disent quand ils parlent. Par sa parole, Jésus est en train de remonter gentiment le réveil qui sonnera quand le coq chantera. Prions le Seigneur de mettre beaucoup de coqs sur nos chemins…