Luc 4, 14-30, Les commencements du ministère de Jésus en Galilée

Luc 4, 14-30, François GENUYT, 7 mars 2003 Télécharger en pdf

De retour en Galilée Jésus entame sous l’impulsion de l’Esprit son rôle de prédicateur itinérant. Deux stations vont jalonner les commencements: Nazara, ville de son enfance, Capharnaüm, autre ville de Galilée où surviendront de nombreux miracles.

Nous admettrons par hypothèse que ces deux étapes s’articulent l’une à l’autre par la complémentarité de leurs significations respectives.

Dans la conduite de son programme, Jésus est seul, alors que par la suite il appellera des disciples à le seconder.

Dans l’une et l’autre ville de ses débuts, il commence par enseigner dans la synagogue. Mais ensuite, les événements ne tardent pas à diverger. A Capharnaüm, il multipliera les oeuvres de puissance tandis qu’à Nazara il en aura été empêché par l’hostilité de ses concitoyens. Cependant, ici et là, sa prédication reçoit un accueil mitigé : rejetée à Nazara, entravée à Capharnaüm. Nulle part en effet on n’enregistre une réception avertie et confiante à l’annonce de l’heureuse Nouvelle non plus qu’une adhésion à la vocation de son messager.

La réticence ou la méprise découle de l’hésitation pesant sur l’identité de Jésus. Ce qui donne à penser que les opérations rapportées par le récit auront fourni à leur auteur autant d’occasions d’affirmer ce qu’il est ou n’est pas, ce qu’il veut ou ne veut pas, quitte à désorienter ses interlocuteurs de rencontre : parentèle, compatriotes, foules, sans oublier les démons.

L’annonce rejetée (14, 30)

Le premier acte public de Jésus est de s’insérer dans le monde cultuel juif. Il entre dans la synagogue le jour du sabbat. Il se lève pour faire la lecture (en sous-main guidé par l’Esprit). La performance est soigneusement décrite sous forme de chiasme : – il se lève – on lui donne le livre – il déroule le livre – il trouve le passage (cité par la suite) – il roule livre – il le remet au servant – il s’assied

Il est à noter que la performance principale est centrée sur l’acte de « trouver », car il n’est pas dit explicitement que Jésus ait « lu » le texte trouvé. Sans doute le récit suppose par la suite que les fidèles de la synagogue ont entendu de leurs « oreilles », et qu’ils ont entendu précisément « cette écriture ». Mais en ce moment l’acte de citer l’Ecriture, en tant qu’il implique une relation particulière de Jésus à son auditoire, est effacé au bénéfice de la relation du narrateur aux lecteurs que nous sommes de cet évangile. Car, du point de vue de l’énonciation du texte, et non du récit, seuls les lecteurs savent ce que sait le narrateur : ce qui a été trouvé par Jésus. D’après l’énonciation globale du texte, l’Ecriture est adressée directement aux lecteurs et indirectement aux auditeurs. Interprétons : la mention de l’acte de lire aurait restreint la portée de l’énonciation aux seuls auditeurs, alors que l’acte simple de trouver le passage de l’Ecriture étend la portée de celle-ci à tout lecteur éventuel : elle vaut pour une énonciation universelle, ce qui ne veut pas dire évidemment qu’elle exclut l’auditoire de la synagogue, mais simplement que l’adresse aux auditeurs est subordonnée à l’adresse à tout homme. D’entrée de jeu est posée la valeur universelle de cette Ecriture: son ici et maintenant coïncide avec le ici et maintenant de la lecture.

On mesurera l’importance de cette subtile disposition du texte par la suite du récit. C’est en effet autour de cette énonciation de principe que va se nouer l’intrigue entre Jésus et son auditoire.

Le dit de l’Ecriture

Le passage (topos) de l’Ecriture se présente comme une énonciation énoncée prise en compte par un « je » (« moi’). Ce « je » n’est de soi référé à aucun acteur que l’on pourrait tirer soit du contexte de l’Ecriture, soit du récit lui-même. Le « je » est donc disponible pour tout sujet qui le prendrait en charge, et qui, du même coup, s’investirait dans son programme. Celui-ci est bien décrit par le passage. Sous l’impulsion de l’Esprit (DR), informé par son onction (compétence?), un je » est « envoyé » pour remplir une mission, à savoir « annoncer », « proclamer » (par deux fois) une série de bonnes nouvelles aux pauvres: aux captifs la liberté, aux aveugles le retour à la vue, aux opprimés la liberté, à tous une année de grâces. Observons que, de la part du « je », il s’agit de déclaration d’intentions plus que d’exécution proprement dites. Qui réalisera ce programme, on ne le sait pas encore. On est donc en face d’une promesse, et le « je » se pose dans le rôle de prophète plutôt que d’exécutant. Ajoutons que dans cette promesse, le « je » remplit un rôle de messager de l’Esprit: entre lui et ses interlocuteurs éventuels, lecteurs ou auditeurs, s’interpose un Tiers; il n’est pas le maître des bienfaits annoncés : il les répartit sous le régime de l’Esprit sans restriction aucune. On mesurera par la suite l’importance de cette disposition triangulaire : sa présence ou sa disparition départagera les acteurs du récit.

L’accomplissement prophétique (21)

Un « accomplissement » s’opère par la transformation de l’écrit « trouvé » en acte de parole par Jésus : « Aujourd’hui s’est accompli à vos oreilles cette Ecriture ». Cet accomplissement a un opérateur (Jésus), un contenu (l’Ecriture), un destinataire (« vous » par vos oreilles), un temps (aujourd’hui). Par sa prise de parole, Jésus s’approprie le « je » de l’Ecriture, redisant pour son compte ce que dit le « je » de l’Ecriture : ce qui était annoncé, je vous l’annonce. L’accomplissement, c’est l’annonce comme annonce, comme par ailleurs le précise son lieu de réception: les oreilles qui entendent. Accomplissement signifie donc que dorénavant il n’y aura plus rien d’autre à entendre en fait de prophétie. (Rappelons que l’on n’est pas encore au stade de réalisation de la promesse. Ce qui est requis des auditeurs, c’est qu’ils y croient avant d’en éprouver les effets).

Deux remarques : – En s’appropriant l’Ecriture (dont on a vu qu’elle était dans un premier temps à la disposition de tout lecteur), et se l’appropriant sous la forme du « je », Jésus prend en charge le caractère universel du texte de l’Ecriture. Ce que Jésus dit à ses auditeurs demande à être subordonné à l’adresse générale de l’Ecriture. – En retour, les auditeurs ont à se considérer comme faisant partie de l’ensemble des lecteurs potentiels de l’Ecriture. On prévoit par conséquent une crise possible de l’écoute, pour deux raisons : – Au lieu de s’en tenir à l’écoute de la promesse, être déçu par le délai de sa réalisation – le dépit de voir l’extension de la promesse à d’autres gens que l’assemblée des auditeurs.

Première réaction de l’auditoire (22)

La réaction de l’auditoire est double : admiration et réticence. Admiration, parce qu’il se sent concerné par les paroles de grâce et gratifiantes qui sortent de la bouche de Jésus : ils ne peuvent que réserver un accueil chaleureux aux promesses énoncées dans le discours. Mais réticence d’autre part quant au statut du locuteur : « n’est-ce point là le fils de Joseph ? » La question provoque une redéfinition de Jésus comme de son programme : à « l’envoyé » se substitue le « fils de Joseph », aux « pauvres » le « nous », à « l’aujourd’hui » le « dès maintenant », à l’ici des « oreilles » l’ici « dans ta patrie ».

Si donc les énoncés du discours leur conviennent, ils s’interrogent sur le droit ou l’autorité du locuteur. Bref, ils sont gagnés par les énoncés du texte mais résistent à l’énonciation, et donc reculent à occuper le poste de d’énonciataire. Par là se découvre le caractère énigmatique de l’attitude qui consistait, pour eux tous, à « fixer les yeux » sur le lecteur de l’Ecriture. La difficulté à en croire leurs « oreilles » montre bien leur réticence à passer des yeux aux oreilles, du visible à l’audible.

2ème prise de parole de Jésus (23-28)

Devant la réaction mitigée de ses interlocuteurs, Jésus se livre à une interprétation de leur attitude, il lève assez brutalement les pensées et désirs plus ou moins conscients qui la sous-tendent. « A coup sûr vous allez me dire cette parabole : Médecin guéris-toi toi-même. Tout ce qu’on nous a dit être arrivé à Capharnaüm, fais-le ici de même dans ta patrie ».

Le reproche fait à Jésus, c’est de ne pas s’appliquer à lui-même ce qu’il fait pour autrui, et, d’autre part, de ne pas faire pour les gens de sa patrie ce qu’il a fait à Capharnaüm (N.B. aucun miracle n’a encore été noté à Capharnaüm). Ce type d’argument sera repris par les pharisiens au pied de la Croix. Plusieurs points sont à relever dans l’interprétation de Jésus :

  1. a) l’absence de Tiers, en l’occurrence l’Esprit-Saint. Le médecin est censé agir sur lui-même par une décision autonome : l’agir est auto-référé, rien ne vient distancer l’acte thérapeutique de l’objet-valeur de guérison. Le médecin n’est plus un envoyé, ni référé à un Tiers, c’est un thérapeute soignant,
  2. b) le médecin est rabattu sur le compatriote : ce qu’il se fait à lui-même, il le doit à son groupe. La patrie devient le champ de guérison prioritaire, sinon exclusif.
  3. c) la guérison est conçue de façon répétitive : de même à Capharnaüm, de même ici. Il n’y a pas d’innovation concevable .
  4. d) Par rapport à l’annonce prophétique, le désir de la population tout entière de Nazara fait dévier l’intention prophétique vers sa réalisation immédiate : tout et tout de suite. La possession l’emporte sur l’écoute, la preuve sur le croire.

L’interprétation évoquée par Jésus sur les dispositions de ses compatriotes explique la conclusion : « En vérité, je vous le dis, aucun prophète n’est agréé dans sa patrie ». Le constat repose sur l’appartenance de fait de Jésus à sa patrie. Mais si la patrie fait des compatriotes, elle ne fait pas des prophètes. Non seulement parce que le prophète, son milieu le connaît trop bien, qu’il n’a rien de plus que les autres, il n’a donc rien à leur apprendre d’une révélation qu’il serait seul à détenir, mais encore et surtout parce que la proclamation du prophète, tout au moins en ce qui concerne l’Ecriture citée en 18, a une portée qui dépasse le territoire du village de Jésus, et c’est cela dont les nazaréens ne veulent pas. Que l’action des prophètes ne soit pas mobilisée tout entière par la patrie, mais qu’elle puisse s’étendre aussi bien aux pays étrangers, et, pour comble, que cette extension soit une bonne nouvelle pour Israël, voilà ce qu’ils n’acceptent pas ! C’est à ce déni que va s’opposer le développement donné par Jésus sur l’activité passée des prophètes Elie et Elisée hors d’Israël, et qui va provoquer la colère des tous les habitants de Nazara.

Que dit l’Ecriture ? C’est à une veuve de Sarepta au pays de Sidon que fut envoyé Elie au temps de la famine; c’est Naaman le syrien qui fut purifié de sa lèpre par Elisée.

L’action de ces deux prophètes met en cause une conception particulière du temps. Elle se situe en dehors de la répétition. Ce sont des « cas » exceptionnels qui sont évoqués par Jésus ; aux jours d’Elie, au temps d’Elisée, les jours et le temps sont marqués par les interventions de ces deux prophètes, celles-ci font les jours et le temps. Leurs performances miraculeuses ne sont pas la répétition de performances similaires, ce sont des « accomplissements », analogues à « l’aujourd’hui » survenu avec la prise de parole de Jésus. L’accomplissement est un événement qui fait rupture avec la répétition des jours et des travaux. Il vient, non à la suite, mais au croisement de l’origine avec la continuité du temps. Ce croisement fait l’aujourd’hui. Reste évidemment que l’aujourd’hui du Christ possède un caractère terminal, ultime : il n’est pas dit « encore une fois l’Ecriture s’est accomplie ». mais que maintenant c’est fait, c’est terminé. Quant à l’ici, il coïncide avec le lieu occupé par la parole de l’envoyé.

On notera aussi les différences avec le texte de l’Ecriture cité au départ: il ne s’agit plus des pauvres en général, des aveugles, des captifs en général, mais d’une veuve, logée à Sarepta, et d’un lépreux venant de Syrie, qui est de plus nommé « Naaman ». Ces actions singulières sur des singuliers ne se réalisent qu’à la condition d’être « envoyé » : un Tiers règle la relation entre le prophète et ses assistés. Cependant, pointe ultime de ces rappels, ce que le syrien et la veuve ont de commun c’est d’être des étrangers. Une catégorie de gens dont l’Ecriture ne parlait pas mais qui étaient en quelque sorte inclus par avance dans la visée de l’énonciation, comme on l’a vu.

La réaction finale dans la synagogue (28-30)

C’est la mention des bienfaits accordés aux étrangers de préférence aux compatriotes qui provoque la colère des habitants de Nazara. Dès lors, le prophète n’a plus lieu de résider dans sa ville, il en est chassé, pire encore on projette de le précipiter du haut de la montagne sur laquelle la ville était bâtie : mais lui disparaît au « milieu » d’eux, comme si son départ laissait derrière lui le lieu de son retour.

L’annonce entravée (14, 31-44)

Jésus est descendu de Nazara à Capharnaüm où il enseigne un jour de Sabbat. On ne quitte donc pas le milieu cultuel juif. Cependant, ici et là, sa parole ne produit pas tout à fait le même effet sur ses auditeurs : admiration et réticence devant la parole de grâce à Nazara, stupéfaction devant une parole d’autorité et de puissance à Capharnaüm. « L’autorité » est liée à l’exousia du prédicateur : littéralement à son ek-sistence, c’est-à-dire à un franc parler, caractérisé par une ouverture (ek-) liée à son être (ousia), et non pas seulement à une tradition scolaire, donc une parole d’un « je » en adresse à un « tu » ou à un « vous ». La « puissance » : il s’agit de plus d’une parole efficiente, performative, comme le montre la suite des séquences. Trois performances seront mentionnées: – Dans la synagogue, un esprit impur est expulsé d’un humain – Dans la maison, une femme est guérie d’une forte fièvre – Au coucher du soleil, sur la place, des gens affligés de toutes sortes de maladies ou habités par des démons sont guéris ou libérés. Cette dernière séquence est la généralisation des deux précédentes.

1) Dans la synagogue (14, 33-37)

Entendant Jésus parler, l’esprit impur a dû se sentir visé, interpellé par la liberté et l’autorité de cette parole. Il interrompt brusquement l’enseignant : « Permets » (ea, ou « sil te plaît » ?) en apostrophant le prédicateur: « que nous veux-tu, Jésus le Nazaréen? « (littéralement « quoi entre toi et nous? »), Es-tu venu pour nous perdre ? Je sais qui tu es : le saint de Dieu ».

La question pose face à face deux interlocuteurs : « Toi » et « Nous ». Le premier est nommé et identifié, c’est Jésus. Le second n’est pas nommé et le « nous » trahit la confusion entre l’homme et l’esprit impur. Cette qualification « d’impur » vient en opposition avec la qualification attribuée à Jésus, « le saint de Dieu ». Entre « toi » et « nous » une place est laissée vacante : dans cet écart, que peut-il arriver? quel événement, quelle décision ? l’attente du « nous » est celle de l’angoisse : « Che voi?, que veut l’Autre? Est-ce perdition ou salut, mort ou vie? La suite des énoncés pousse en avant un locuteur qui n’est plus « nous », mais « je », – l’esprit parle alors en son nom propre : « je sais qui tu es, le saint de Dieu ». L’interprétation de ce « savoir » jeté à la face de Jésus est malaisée : est-ce preuve de combativité ou d’impuissance? On peut y voir la balance entre provocation et effroi. Provocation, parce que le « sachant » prétend à une sorte d’égalité avec son vis-à-vis, – en le dévisageant il croit le tirer hors de ses pensées secrètes et par conséquent prendre avantage sur lui. Effroi, parce que conscience aveuglante que la sainteté de Jésus le met à part, sous la protection de la puissance de Dieu, et qu’en la dévoilant il avoue sa propre perversité d’esprit de démon impur. Entre ces deux contraires que sont la sainteté et l’impureté, pas de réconciliation possible, il suffit à l’esprit d’en prendre acte pour sceller sa perte.

La réaction de Jésus met un terme à l’affrontement : « Silence, sors de cet homme! » D’où musellement et expulsion du démon. La parole de Jésus renverse la prétention à l’égalité. En outre, elle tranche dans la confusion perverse du « nous », en séparant l’homme et l’esprit impur. L’homme est précipité au « milieu » [de l’assemblée] (comme Jésus était passé au « milieu » des siens, 14,30), indemne précise-t-on, mieux encore en vie, comme s’il était rené de la coupure. Ainsi la mise en péril avancée par la « menace » n’aura provoqué ni perte ni sauvetage de l’esprit, mais délivrance de l’homme par séparation, éjection de l’esprit vers un ailleurs indéterminé.

Rien ne dit que le coup de force de Jésus ait été compris de son entourage. Sans doute, l’autorité et le pouvoir de la parole de Jésus ont-ils « fait du bruit », mais ce bruit engendre moins la reconnaissance proprement dite que « l’effroi ». La peur est souvent le premier pas vers la reconnaissance d’une autorité, elle n’est pas encore la reconnaissance de la bonne nouvelle du royaume.

2) A la maison, la guérison de la belle-mère

Jésus quitte la synagogue pour entrer dans la de Simon. Dans ce lieu d’habitation, il y a, outre Jésus, Simon, sa belle-mère atteinte d’une forte fièvre, d’autres personnages encore : la rencontre est celle d’une hospitalité pleine de confiance, elle se terminera par un service, celui d’un repas vraisemblablement. Mais avant d’en arriver là, la prière du groupe invite Jésus à guérir la belle-mère de son mal, ce que fait Jésus. La performance tire son relief de la comparaison avec la scène précédente. A la provocation des démons succède la prière des proches, au défi lancé au pouvoir l’appel à la compassion. Pas de dialogue possible avec la fièvre, mais une simple menace, et la proximité d’un corps qui se penche sur la malade. L’approche suffit à opérer, comme la parole, une séparation entre la fièvre et la malade. La réaction de l’intéressée ne sera pas celle de « l’effroi » des spectateurs, mais du « service ». Cette réaction de réciprocité a sa limite; il n’est pas encore question de la reconnaissance proprement dite : rien ne dépasse ici l’hospitalité d’une bonne mère de famille.

3) Les guérisons d’un soir

Comme on l’a dit, on assiste dans cette section à une généralisation des performances réalisées dans les deux premières sections : guérisons de toute sorte de maladies et exorcismes. On est au coucher du soleil, donc à la fin du Sabbat, avec c la possibilité de circuler sans restriction. Les gens en profitent pour amener leurs malades. Le mode de guérison est nouveau : c’est l’imposition des mains en réponse au désir muet qui motive le déplacement de ces gens. Quant aux démons, ils sortent sans faire d’autre résistance que de « vociférer » et de dire: « C’est toi, qui est le Fils de Dieu ». Jésus leur interdit une nouvelle fois de parler, « parce qu’ils savaient qu’il était le Christ ». Reste à savoir pourquoi ce type d’énoncé est interdit. Car si l’énoncé est exact, pourquoi çà ne se dit pas? Plus précisément, pourquoi disent-ils ça ? La question demandera à être reprise. Dans l’immédiat, il faudrait pouvoir comparer la divulgation de l’identité de Jésus par les démons, et la façon dont Jésus s’est présenté lui-même à Nazara en s’appliquant les paroles de l’Ecriture. Là où Jésus se déclare investi par l’Esprit pour annoncer une bonne nouvelle aux pauvres, les démons ne dévoilent l’identité du Fils de Dieu qu’en criant leur haine. L’énoncé de l’identité pourrait être le même, la raison de l’énonciation n’est plus la même.

Réaction et opinion des foules

Quelle suite fallait-il donner à ces multiples restaurations de la santé et de l’équilibre psychique de tous ces malheureux? Celle de Jésus ne laisse pas d’étonner. Loin de tirer avantage de ces oeuvres de puissance pour asseoir son enseignement et légitimer sa mission, il se retire au désert, ce « lieu sans parole ». Il quitte la scène, comme il le fera souvent après les miracles en série, et comme il le fera définitivement en fin de son aventure. Les foules ne l’entendent pas de cette oreille: « elles partent à sa recherche, le rejoignent et veulent le retenir ». Ce mouvement d’enveloppement mine la « bonne distance » et par là risque de détourner la parole de son adresse première, que Jésus rappelle: « annoncer aux autres villes la bonne nouvelle du Royaume ».

La mission de l’envoyé est en cause. Elle a subi à deux reprises un échec – provisoire – mais pourtant réelle : tentative de meurtre à Nazara, tentative d’étouffement à Capharnaüm. Reste à savoir pourquoi. Y a-t-il dans la réaction des nazaréens, des foules ou des démons quelque chose qui puisse faire dévier la vraie compréhension de l’identité de Jésus?

Le redressement d’une double méprise

Deux énoncés phare résument ce qui est dit de Jésus. De la part de ses concitoyens, « c’est le fils de joseph »; de la part des démons, qui sont plus perspicaces, « c’est le saint de Dieu, le Fils de Dieu ». Le premier énoncé souligne sa filiation humaine, l’autre sa filiation divine. L’une et l’autre affirmation est vraie, vraie au sens où l’on ne peut la contredire (du point de vue de Jésus lui-même, qui ne renie ni l’une ni l’autre). Reste que prises séparément, ce sont des vérités folles, errantes. Jésus n’est pas que fils de Joseph, il n’est pas que Fils de Dieu. Prendre séparément une de ces deux formes d’identification, produit des effets pervers : à Nazara, colère et meurtre, à Capharnaüm un attachement narcissique, – effets dus respectivement à la méconnaissance de sa filiation divine ou de sa filiation humaine.

Jésus ne peut donc les laisser séparées dans l’esprit de ses auditeurs. Car le défaut de reconnaissance de l’une ou l’autre dimension de son être fausserait l’oeuvre de sa mission. C’est ce que signifie le retour sans mot dire au « désert ». Ce lieu de silence est propre à faire mémoire des tentations que Jésus y a repoussées.

Il n’est pas arbitraire en effet d’observer un certain parallélisme entre les trois tentations et les épreuve traversées par Jésus au début de sa mission, bien que les figures ne soient pas ici et là identiques. Au désert ont surgi les interrogations liées à la conjonction du corps et de la parole, en Galilée celles liées à la conjonction de la filiation humaine et de la filiation divine. Mais d’un épisode à l’autre les problèmes se répètent face aux requêtes soit du Diable, soit des concitoyens, des foules et des démons.

Dans la première tentation, la proposition du diable est de tenir compte uniquement du corps abstraction faite de la parole: il est question de nourrir celui-là indépendamment de celle-ci. Dans la conjonction du corps et de la parole, c’est le corps qui l’emporte. A Nazara, la situation est comparable : les concitoyens demandent au « fils de Joseph » de s’occuper des soucis et besoins de leur contrée sans tenir compte des projets plus vastes proposés par l’Ecriture et assumés par Jésus. Les projets de l’Esprit demeurent subordonnés aux appétits d’un groupe social.

Dans la troisième tentation (selon Luc), c’est l’inverse. La tentation du diable porte sur la mise à l’épreuve de la parole de Dieu en risquant la vie du corps : compter sur les anges pour éviter la chute. La parole garantit la vie quoiqu’on fasse, elle l’emporte sur le corps. Une tentative semblable habite les foules qui veulent retenir ce héros à la parole toute puissante : que ne pourrait-on obtenir si l’on a un Fils de Dieu à sa disposition? La détenue du Fils dispense de s’inquiéter des nécessités du corps social. Il y a méprise sur les bienfaits du Royaume de Dieu.

Dans la deuxième tentation, la diable propose à Jésus un marchandage: la prosternation du corps contre le don du pouvoir royal, au fond : un échange des attributs divins. Un tel commerce se passerait évidemment de l’autorité d’un Tiers. La réponse de Jésus rappelle le culte rendu à ce Tiers absolu, dispensateur d’un don sans contre partie: « Tu adoreras le Seigneur ton Dieu et à lui seul tu rendras un culte ». En Galilée, dans les échanges du paroles entre Jésus et les démons, on voit également chez ces derniers l’amorce d’une négociation d’égal à égal. Entre « toi » et « nous », un compromis serait-il possible? Mais Jésus rompt le dialogue, parce qu’il n’y a pas de dialogue possible hors la garde de l’Esprit.

Dans les trois cas, assiste donc à une sorte de reprise de l’épisode des tentations : ce qui s’offrait de façon paradigmatique s’étale à présent dans une suite narrative et l’on pressent d’autres occurrences à venir.

C’est ainsi que Jésus, par touches successives et complémentaires, présente à ses premiers interlocuteurs le secret de sa filiation et les implications de sa mission.