L’analyse narrative en sémiotique énonciative.

Anne Pénicaud, L’analyse narrative en sémiotique énonciative Janvier 2011

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Le modèle narratif a été établi par Greimas comme le fondement de la sémiotique. Il est donc nécessaire de situer, au seuil de ce travail, la continuité et l’écart de la perspective développée ici avec ce fondement greimassien. La continuité est ici radicale : rien ni des principes ni des modèles de l’analyse narrative greimassienne ne sera ici contesté ou retouché. Cependant l’inscription de l’Analyse narrative dans un cadre énonciatif en a engagé une remise en perspective significative. C’est pourquoi les deux étapes suivantes de cette présentation désigneront d’abord la continuité, puis l’écart qui caractérisent les analyses narratives qui seront proposées ici par rapport au modèle greimassien :

2-1) La continuité : principes et modèles de l’analyse narrative

La continuité intervient à deux niveaux : les principes, et les modèles de l’analyse narrative.

(a) Principes

Deux principes, l’un théorique, et l’autre concret [1], ont été relevés comme fondateurs de l’ analyse narrative.

Voici le principe théorique où se fonde une observation narrative : dans le cadre établi par le découpage elle donne la priorité au déploiement linéaire de l’énoncé, qu’elle considère ainsi dans sa dynamique temporelle propre. Cet intérêt pour la temporalité du texte définit la forme du modèle employé par l’analyse. Regarder la linéarité de l’énoncé en manifeste en effet la constante évolutivité. Le modèle narratif organise cette évolution autour des acteurs, décomposant ainsi la dynamique chronologique du texte en une succession d’états, caractérisant ces acteurs. En s’appuyant sur les fonctions données aux acteurs par les textes, il décrit ces états comme des rapports entre des « sujets » et des « objets ». Le constat de leurs transformations incessantes commande alors le développement d’un modèle complémentaire, rendant compte des actions qui produisent ces transformations. Le modèle narratif se construit ainsi comme une articulation logique entre « états transformés » et « faire transformateur ».

Le principe concret est celui d’un ancrage de l’analyse narrative dans l’analyse figurative : le passage de l’une à l’autre est porté par le développement du concept opératoire de « thématique ». Le thématique est un « double conceptuel du figuratif » [2]. Le terme vient du mot grec « théma », qui provient lui-même du verbe « tithèmi », placer. Il signifie « ce que l’on pose ». Le « thématique » permet d’opérer une relecture des figures en termes de rapports « sujet / objet » : il qualifie à la fois les « rôles » des sujets [3] et les valeurs qu’ils investissent dans les objets [4]. Il assure ainsi la fonction d’une interface entre les deux plans de l’analyse.

(b) Modèles

Un second lieu de continuité est le modèle narratif lui-même, dont les principes seront ici esquissés. Rappelons que ce modèle associe deux versants : la « syntaxe » et la « sémantique » narratives. La différence entre les approches syntaxique et sémantique tient à leur principe : tandis que l’analyse syntaxique est syntagmatique et relève d’une démarche analytique, l’analyse sémantique est paradigmatique et synthétique. – La syntaxe narrative observe les transformations d’états portées par la linéarité d’un texte, ainsi que le faire responsable de ces transformations. Elle propose ainsi un modèle logique, le « programme narratif », où le faire et l’état se présupposent mutuellement. Elle donne également une forme logique au faire : elle inscrit en effet l’enchaînement d’actions qui le constitue dans une dynamique logique de présupposition, lui conférant ainsi une organisation rigoureuse. De la sorte, elle donne une représentation ordonnée logiquement de l’enchaînement chronologique des énoncés. L’incidence associée à cette représentation est une émergence des enjeux de valeurs associés par les différents sujets narratifs à leurs rapports aux objets.

Pour en permettre une utilisation plus aisée, ce modèle a été visualisé sous la forme suivante :

Le modèle dispose, dans une perspective orthogonale, l’axe de l’état (structuré autour de la transformation d’un état 1 en état 2) et l’axe du faire (articulant les quatre étapes narratives constitutives du faire) [5].

– La sémantique narrative prolonge la syntaxe en s’intéressant spécifiquement aux valeurs. Elle les appréhende à son tour logiquement, comme un système différentiel : les sujets investissent dans les objets des valeurs diverses, que la sémantique narrative se donne pour but de construire. Elle se veut ainsi comme une sorte de radiographie structurée des valeurs déployées par un texte dans l’articulation de ses dispositifs narratifs. Cette radiographie vise à décrire la « signification » d’un énoncé, comprise comme organisation différentielle de valeurs.

Si la syntaxe narrative est – comme son nom l’indique – une forme syntagmatique qui organise la linéarité d’un énoncé, la sémantique relève quant à elle d’un modèle paradigmatique. Elle ressaisit les valeurs dont l’analyse syntaxique a désigné la présence pour les disposer sur un modèle en carré – ébauche du célèbre « carré sémiotique » – où elle les répartir en quatre pôles axiologisés en positif et négatif [6].

2-2) Renouvellements induits par une vision en relief des énoncés.

A vrai dire, la seule nouveauté apportée à l’analyse narrative greimassienne par la sémiotique énonciative tient au renouvellement opéré par sa vision en relief des énoncés. Il la conduit en effet à développer une pratique narrative inscrite dans la différenciation verticale entre somatique, énonciatif et verbal établie par le découpage. A l’usage, cette différence engage un renouvellement significatif par rapport à une pratique narrative qui recevait l’énoncé comme une forme homogène [7]. On ébauchera ici la forme donnée au geste de l’analyse par ce renouvellement.

(a) L’analyse syntaxique.

Dans sa mise en oeuvre l’analyse syntaxique se réfèrera donc au modèle narratif greimassien (le programme narratif), mais pour l’utiliser dans le cadre de la distinction des lignes énonciatives. Elle opèrera là sur la base d’une nette différenciation entre énoncés et énonciation. L’analyse narrative accordant, par sa logique même, la priorité à l’énoncé, c’est ici la double ligne des énoncés – somatiques et verbaux – qui servira de point de départ à l’examen.

– La primauté sera accordée à la ligne somatique, en raison de son caractère de fondement. Si donc le texte comporte une dimension somatique – ce qui n’est pas toujours le cas –, elle sera construite en priorité. L’observation narrative en examinera la forme, en rapport avec le modèle narratif greimassien. Cette forme sera prise pour cadre narratif pour l’ensemble du passage étudié.

– Dans un second temps l’examen se portera sur la ligne verbale, dont il construira également la forme narrative. Cette seconde construction servira de base à un point de vue comparatif, examinant la plus ou moins grande cohérence des constructions narratives du verbal et du somatique. Somatique et verbal seront considérées là comme des lignes parallèles, dont l’observation fera apparaître les échos et les écarts.

En l’absence d’une ligne somatique, c’est la ligne verbale qui sera prise comme référence : la forme narrative dont elle permet la construction établira alors le cadre narratif de l’ensemble du texte.

L’examen de l’énonciation interviendra donc ici dans un troisième (ou au moins dans un second) moment. Elle sera toujours référée au cadre établi par les énoncés, dans lequel on interrogera son mode d’inscription narratif. Il se produit en effet que l’énonciation – celle du texte (l’énonciation énoncée) comme celle des acteurs (l’énonciation rapportée) – s’inscrit à certaines des places ouvertes par le modèle narratif. Cette inscription permet, en retour, d’en éclairer les incidences dans l’énoncé.

La mise en œuvre du modèle narratif s’écarte pour partie de la logique énonciative des textes : elle fait en effet le choix théorique de donner la prééminence aux énoncés sur l’énonciation, qui pourtant en porte dans tous les cas la proposition [8]. Ce choix est soutenu par la priorité accordée par l’analyse narrative à la dimension de l’énoncé [9]. Si cependant il constitue un protocole d’analyse, il n’est pas pour autant une règle immuable. Dans la pratique, la forme du texte est susceptible à tout instant de bousculer cette procédure en inversant l’ordre des priorités. Interviendra en particulier un cas limite : celui où les transformations narratives sont directement associées à un faire énonciatif. S’ouvre ici le concept de « programme énonciatif », qui interviendra à deux reprises dans le texte : en ces v. 1-2, ainsi que dans les v. 2,6-11 (commentés par le chapitre 6).

Par-delà ces variations l’enjeu final de l’analyse syntaxique sera, en sémiotique énonciative comme dans la sémiotique greimassienne, de proposer une forme narrative synthétique : chacun des niveaux (somatique, verbal, énonciation) entrera, en une place déterminée, dans la composition d’un programme narratif global organisant l’ensemble du passage. Dans ce cadre synthétique, l’intérêt propre de la différenciation des niveaux réside dans son aptitude à structurer du dedans cette globalité. Elle donne à cette structuration une forme interactive, indiquant les enjeux propres à chacune des composantes – somatique, énonciative, verbale – du texte, en tension avec les autres composantes.

(b) L’analyse sémantique.

La perspective greimassienne accentuait le versant sémantique de l’analyse narrative, lieu d’une description de la signification intervenue comme un préalable à l’élaboration du carré sémiotique. A rebours, la sémiotique énonciative s’intéressera essentiellement au versant syntaxique, en tant qu’il lui permet d’organiser la forme sens constituée par l’articulation des lignes énonciatives. C’est pourquoi l’essentiel de l’analyse sera constitué par l’examen syntaxique, l’analyse sémantique n’intervenant qu’en bout de parcours et à titre de bilan descriptif.

Le passage au sémantique retourne les principes de l’analyse : tandis que le syntaxique procédait du local vers le global, le sémantique opère en sens inverse. Il ressaisit l’ensemble des valeurs discernées par la syntaxe dans une perspective axiologique (c’est-à-dire dans une forme comparative organisée en fonction de pôles positifs et négatifs). Il propose ainsi une mise en forme construite de la signification pour le texte analysé. Cette mise en forme – qui est, on l’a vu, celle d’un carré logique – n’est pas pour autant une mise à plat : le lieu de déploiement des valeurs (somatique, verbal, énonciatif) demeure indiqué sur le carré où sont disposées les valeurs par un code de couleurs analogue à celui du schéma (prune pour le somatique, bleu pour le verbal, rouge pour le dire et vert pour l’entendre.

Il se trouve cependant que la possibilité d’une telle synthèse ne sera pas donnée par la présente lecture de l’Épître aux Philippiens. En effet, comme le montreront les différentes analyses, ce texte a la particularité de développer une forme narrative établie en dehors d’une référence à des valeurs [10]. L’intérêt de l’étape sémantique n’en demeure pas moins incontesté, jusque dans cette absence : elle indique en effet, comme fondatrice pour le texte de l’Épître, la possibilité d’une organisation de la signification indépendante d’une perspective de valeurs.

Bilan.

Une dernière indication conclura cette présentation. Elle concerne le statut des différentes analyses narratives proposées ici, qui sera situé par différence avec celui des analyses figuratives. Si ces dernières ont le statut de descriptions commentées, celui de l’analyse narrative est plutôt celui d’une hypothèse descriptive. En tant qu’elle propose une « radiographie de la signification », une analyse narrative ne rend en effet compte que de l’état provisoire d’une construction en perpétuelle élaboration. Toute proposition d’analyse narrative doit donc être reçue comme une sorte d’arrêt sur image, rendant compte d’un modèle de signification établi au moment de cette proposition, sans préjuger des constructions moins élaborées qui l’ont précédée, ni surtout de constructions plus abouties qui pourraient être élaborées ultérieurement.

Notes

[1] Rappelons que cette présentation, générale, est réalisée dans l’optique du parcours de la sémiotique énonciative. On se réfèrera à l’Annexe 2 pour une description précise du modèle narratif greimassien.

[2] Fr. MARTIN, Pour une théologie de la lettre, op. cit. p. 141. J. Courtès le définit quant à lui comme un redéploiement des figures dans « un investissement sémantique abstrait, de nature uniquement conceptuelle, sans attache aucune avec l’univers du monde naturel », J. COURTES, Sémantique de l’énoncé : applications pratiques, Editions Hachette Supérieur, Paris, 1989, p. 23.

[3] « On entend par rôle thématique la représentation, sous forme actantielle, d’un thème ou d’un parcours thématique (le parcours « pêcher », par exemple, peut être condensé ou résumé par le rôle de « pêcheur »), article « Thématique », DRTL, p. 393.

[4] La détermination du thématique résulte ainsi d’une procédure d’abstraction opérée sur les données figuratives d’un texte. Pour ce qui concerne, la détermination des « valeurs thématiques » L. Panier indique : « La lecture… commence donc par un repérage de l’organisation figurative du texte, c’est-à-dire par la reconnaissance des figures en parcours, et par l’observation des formes qui organisent ces parcours. A partir de ces formes, il sera possible de proposer des hypothèses concernant la valeur thématique des figures, c’est-à-dire la valeur qu’elles acquièrent d’être ainsi articulées. Il sera donc question de décrire l’organisation thématique qui soutient le parcours des figures et d’en proposer des représentations applicables au texte et vérifiables à partir de là ». L. PANIER, op. cit. p. 114. En termes plus abstraits, Fr. MARTIN écrit : « La combinaison des éléments figuratifs dépose peu à peu, le long de la chaîne, des cristaux de signification qui serviront de points de repère et d’appui d’où la lecture pourra remonter vers les figures et les interpréter. Le premier niveau où s’opère cette cristallisation est celui où les parcours figuratifs font apparaître des thèmes. », Fr. MARTIN, Pour une théologie de la lettre, op. cit. p. 140. Un peu plus loin (p. 141), il résume : le « couple figuratif-thématique équivaut au rapport qu’entretient l’image avec le concept, ou le concret avec l’abstrait. » L’articulation entre figuratif et thématique est ainsi analogue à celle d’un signe.

[5] Pour plus de précisions, se reporter à l’Annexe 2.

[6] Si la forme en carré du modèle est identique, l’analyse sémantique narrative se distingue cependant du « carré sémiotique ». Il intervenait en effet en un niveau de description « élémentaire », qui décomposait le niveau figuratif en unités minimales de signification (en « sèmes »), organisés en fonction de la problématique des valeurs identifiée par l’analyse narrative. Ce niveau sémantique s’ouvrait sur une perspective d’universaux sémantiques ainsi présentés par l’article « Univers », DRTL, pp. 408-409 : « Ne pouvant être appréhendé comme signifiant que grâce à des articulations différenciatrices, l’univers sémantique nous oblige à postuler, à titre d’hypothèse, des structures axiologiques élémentaires qui, en leur qualité d’universaux, permettent d’en entreprendre la description : on dira que l’univers individuel est articulable, dans son instance ab quo, selon la catégorie vie/mort, alors que l’univers collectif l’est selon celle de nature/culture. Ces deux types d’univers restent abstraits à ce niveau ». Voir encore l’article « Vie », DRTL, p. 420. La Bible s’inscrit, selon les analyses narratives effectuées à l’intérieur du modèle greimassien, dans le cadre de l’horizon sémantique « vie / mort ». L’usage de l’imparfait, ainsi que la brièveté de la présentation proposée ici s’expliquent par le fait que ces perspectives ne sont plus celles de la sémiotique énonciative. Non qu’elle en conteste la validité. Simplement, comme on le verra à présent, son propre chemin la conduit dans d’autres directions : le niveau « élémentaire » représenté par le carré sémiotique a dès lors disparu de son horizon.

[7] Cette affirmation va de pair avec un constat important : le modèle narratif porte en lui-même une ébauche de ladistinction proposée ici. Il différencie en effet, dans la construction logique du faire (syntaxe narrative), un axe pragmatique directement associé au faire et un axe cognitif où se trouvent indiqués les préalables et les enjeux de ce faire. De fait l’axe pragmatique des textes relève généralement de la dimension somatique, et l’axe cognitif des dimensions énonciative et verbale. Si cette esquisse fait écho aux formes développées par la sémiotique énonciative, cet écho demeure cependant très lointain. La distinction proposée là intervient en effet à l’intérieur du modèle, et non dans l’observation directe des textes. De ce fait les catégories ne se recouvrent pas : l’axe pragmatique d’un programme narratif peut fort bien correspondre, dans un texte, à la dimension énonciative et l’axe cognitif à la dimension somatique. C’est pourquoi la sémiotique énonciative distingue nettement la forme du texte et la logique interne du modèle narratif.

[8] Rappelons que les énoncés somatiques sont référés à l’énonciation énoncée, et les énoncés verbaux à l’énonciation rapportée.

[9] Il est également justifié, à la pratique, par le mode d’intervention de l’énonciation dans les textes. Elle y est le plus souvent donnée sous la forme de figures isolées, incapables par elles-mêmes de constituer un cadre narratif. C’est pourquoi leur portée narrative ne peut être perçue qu’en rapport avec le cadre construit au préalable par les énoncés.

[10] Cette perspective, qui est celle d’une subversion des valeurs, est indiquée ici en rapport avec l’Épître aux Philippiens. Elle vaut également pour nombre d’autres textes bibliques, de l’Ancien comme du Nouveau Testament.