Incidences théologiques, journée theodoc, la narrativité, Louvain la Neuve, 15 octobre 2010.
Théorie de la signification manifestée par les textes, mais aussi pratique réglée de lecture des textes, la sémiotique biblique rencontre nécessairement le domaine de la théologie. Elle y rentre avec ses postulats, ses objectifs et sa méthodologie que nous avons esquissés plus haut… Elle l’aborde en proposant peut-être un nouveau paradigme, celui des sciences du langage et de la signification, celui d’un approche de l’interprétation orientée vers le statut du lecteur énonciataire.
La sémiotique rejoint la théologie :
— du côté de la question herméneutique qu’elle peut renouveler à partir de la théorie du langage qui est la sienne : ce sera en particulier le problème des rapports entre une approche sémiotique de l’énonciation littéraire et le statut du lecteur comme sujet lié et révélé par l’acte de lecture.
— du côté de la théologie biblique, qu’elle peut interroger à partir de sa conception du texte comme manifestation de signification et lieu de rencontre de la parole et du langage : ce sera le problème du statut du corpus biblique dans les théologies de la révélation et de l’inspiration ; ce sera aussi le problème de la place de la Bible et de sa lecture dans l’acte de réflexion théologique. Que faire de la Bible en théologie ? La lecture théologique, comme acte d’un lecteur, peut-elle être un « lieu théologique » [1]?
— du côté de la théologie dogmatique, qu’elle peut intéresser en indiquant en quoi la forme discursive des parcours figuratifs manifeste des formes ou des structures sémantiques, des univers sémantiques à partir desquels certains concepts de la théologie peuvent être « revisités ». Les textes bibliques ne fournissent pas seulement des données pour la théologie dogmatique, des figures à conceptualiser, des thèmes à développer (en christologie, ecclésiologie…) ; ils construisent et proposent des modèles d’interprétation de l’humain, des modèles fondamentaux du salut [2], non seulement des perspectives de « monde » à croire, mais des structures du sujet humain, révélées dans les textes et activées dans la lecture.
La Bible interprète la théologie, elle entre en débat avec elle. Elle manifeste en forme discursive ce que la pensée théologique tente de conceptualiser. Les concepts s’élaborent en l’absence de sujet et fournissent à la pensée théologique sa rationalité et son objectivité, les figures s’agencent en discours et présupposent nécessairement, on l’a dit plus haut, une instance et un acte d’énonciation, un geste de lecture. Double effet de cette approche : maintenir la tension entre le concept et la figure [3], d’une part, entre objet du savoir et sujet du croire d’autre part. Faire de la théologie à partir de la Bible, c’est sans doute laisser ouvert cet écart, cet « entre-deux » rationalités qui permet au théologien d’être, lui aussi, un lecteur, et de faire de cet acte de lecture, un « geste théologique ».
Sémiotique et théologie ne sont pas des étrangères… On pourrait même dire qu’entre les deux disciplines les relations sont traditionnelles et quasi incontournables. Il s’agit presque d’un « vieux couple ». Dans la tradition théologique, de Saint Augustin à Eberhard Jüngel [4], la question des signes et du langage, de leur fonction, de leur interprétation est le porche d’entrée dans la réflexion dogmatique. La révélation de Dieu aux hommes, sa manifestation dans l’histoire, dans les événements, dans l’Écriture et en Jésus Christ… interroge le statut des signes, et appelle peut-être leur limite vers un réel au-delà (ou en deçà) du signe.
Augustin pose très précisément cette question et de façon étonnamment moderne, dans le De Doctrina Christiana [5] : il y inscrit la réflexion théologique fondamentale dans une perspective sémiotique, et dans une visée d’anthropologie sémiotique. Il y a, dit-il, les choses et il y a les signes. Les signes sont des choses qui signifient autre chose [6]. Les choses lorsqu’elles sont seulement des choses sont pour les hommes objets d’usage ou de jouissance [7] ; et il y a, traçant la limite de cet ensemble, et comme autre de ce dispositif, une « chose ultime [8] », qui ne signifie pas autre chose, et dont on ne peut user en vue d’une autre chose, point ultime pour la jouissance, chose qu’Augustin nomme « Père, Fils et Esprit », et qu’il décrit en termes de structure et non en termes de sens ou de valeur.
Dans ce dispositif sémiotique, qui fait émerger précisément la question du désir de l’homme, le statut des humains est une place partagée, divisée : les hommes sont pris dans l’articulation des signes et des choses, de l’usage et de la jouissance des choses [9] : statut instable pour les humains risquant toujours la confusion entre les signes et les choses, entre l’usage et la jouissance. À cette place, la tâche caractéristique de l’homme, pour Augustin, consiste à interpréter le rapport des signes aux choses, et des choses aux choses, car l’interprétation libère tout à la fois de la fusion aux choses du monde et de la servitude des signes.
Mais c’est là question d’incarnation. Parce que la Verbe s’est fait chair, le mouvement de l’interprétation oriente vers cette chose ultime (ce « réel ») et l’amour devient la règle de la lecture [10] .
La sémiotique énonciative modifie, on l’a dit, la problématique de la référence. D’une part, la dimension figurative pointe bien vers la représentation d’un monde (imaginaire, la « métamorphose ») à « voir », à « savoir » et à « croire » (ce qui pourrait constituer le « message » du texte). Mais l’agencement des figures, leur mise en discours organise des chaînes signifiantes que le lecteur doit suivre pas à pas, qui brouillent le savoir commun (« anamorphose »), et qui pointent vers un sujet, à proprement parler, de (assujetti à) l’énonciation. Le discours parle de ce sujet, il l’institue, plus qu’il ne s’adresse à lui pour lui transmettre un message. Le geste de lecture met en perspective pour le sujet un « réel », qui n’est jamais strictement défini ou symbolisable par des mots, mais qui ne peut être que figuré ; il ne peut en être question que par le détour des chaînes signifiantes (des parcours de figures) du discours, il ne peut être perçu, éprouvé, que dans le travail de la lecture.
Une théologie développée à partir de ce paradigme sémiotique aura sans doute à s’affronter à la question du « réel », qui est le lieu du sujet, mais aussi qui déchire et « troue » l’harmonie d’un discours sur la réalité [11]. La théologie repose sur un « impossible à dire », attesté par l’écriture, qui affecte tout discours du savoir. Karl Rahner en parle en termes de « mystère », et Saint Thomas affirmait quant à lui que « l’acte du croyant ne s’accomplit pas à l’énoncé, mais à la chose » [12].
Elaborant des modèles dans les univers sémantiques qu’elle propose, et convoquant un sujet tendu vers l’« orient » de la mise en discours, l’écriture à lire devient pour des croyants un véritable « laboratoire d’interprétation » pour entendre ailleurs, dans le monde, la culture et les discours, ce qui se dit du sujet humain, et pour se mettre au service de la Parole qui « travaille » l’humanité des humains, « depuis la fondation du monde ». Ainsi orientée, la théologie ne serait pas seulement un métalangage surplombant le contenu de la révélation biblique, mais un « geste » de la foi et pour la foi. Peut-il d’ailleurs y avoir un métalangage de la révélation de Dieu ? « Quel sens y a-t-il à parler de Dieu ? », demandait Rudolf Bultmann dans un article célèbre [13].
Telle serait alors la première incidence de la sémiotique sur la théologie : la Bible est une écriture à lire plus qu’un texte à étudier. L’acte de lecture devient un lieu (un geste) théologique, le lieu où la parole peut se faire réellement entendre et où elle peut trouver sa référence.
Quelques pistes …
Reprenant certains « chantiers » déjà ouverts à partir de la lecture sémiotique de la Bible, nous voudrions seulement maintenant ouvrir quelques pites pour un travail théologique à poursuivre.
La Bible, un texte à lire
La Bible est un texte à lire [14], les recherches actuelles en sémiotique de l’énonciation permettent de mieux préciser les conditions de cette lecture en observant en particulier comment certains textes posent les conditions de leur lecture et comment ils situent la place et le rôle du lecteur.
Il s’agit bien d’une place ou d’une position présupposée à partir des marques énonciatives dans le texte. La perspective est différente de la question des « effets du texte » sur le lecteur telle qu’elle est développées par les études de narratologie [15].
Le Prologue de Luc et l’effet Théophile.
On trouve dans le Prologue de l’Evangile de Luc un exemple tout à fait remarquable de cela, qui nous a permis de parler d’un « effet Théophile » de la lecture [16].
« Puisque beaucoup ont entrepris de composer un récit des faits qui ont trouvé en nous leur plénitude se ce que nous ont transmis les témoins oculaires devenus assistant de la parole, j’ai décidé, quant à moi, ayant suivi tout avec exactitude depuis le commencement, d’écrire dans l’ordre pour toi, excellent Théophile, pour que tu reconnaisses la stabilité de l’instruction entendue au sujet de la parole » (Luc, 1, 1-4).
Ce prologue ne prétend pas rappeler les étapes historiques de la communication du message évangélique (recueil et mise par écrit des traditions orales), ni même justifier la valeur du travail de Luc, bon historien vérifiant et citant ses sources. Il reste très discret sur les contenus, et il ne mentionne même pas la personne de Jésus dans ces lignes. Il s’agit plutôt, semble-t-il, de marquer dans le texte l’enchaînement des effets de la parole, des « faits » (pragmata) « trouvant en nous leur plénitude », leur « accomplissement » ; des faits mis en forme de récit par les nombreux narrateurs, et disposée dans l’ordre de l’écrit par un écrivain singulier. L’écrit prend place parmi les effets de la parole et de son accomplissement, l’écriture trouve sa place et sa fonction dans une chaîne de répercussions de la parole, l’énonciateur dit avoir « suivi tout avec exactitude depuis le commencement ».
D’autre part, pour le lecteur Théophile, la lecture n’a pas pour fonction de lui donner accès à une information ou à un savoir dont il ne disposerait pas déjà [17], c’est une expérience du rapport à l’écriture qui peut faire rappel de l’expérience de la parole préalablement reçue, qui peut la re-susciter dans un sujet qui en a déjà été affecté [18].
« Lire pour ré-entendre la Parole » telle serait la consigne donnée au lecteur théophile [19]. S’il suit la parole à la trace dans la lettre du texte, c’est qu’il diffère son entrée immédiate dans le « monde » dont le texte lui offre l’image et la représentation ; c’est qu’il renonce à être seulement le récepteur ou la cible d’un message dont l’auteur serait la source et la garantie du sens et de la vérité, c’est qu’il doit suspendre un besoin de savoir que le discours pourrait combler. Si l’écrit est ce lieu ou se manifeste, dans l’opacité et la consistance de la lettre [20], l’effet de la parole donnée et disparue, c’est ce lieu que le lecteur doit parcourir pour que, et jusqu’à ce que, l’effet signifiant se produise et que cette parole soit à nouveau reçue, entre les signes du discours, dans leur brisure et dans leur jeu, dans la forme de la lettre.
La lecture est un acte énonciatif où peut s’accomplir l’écriture, lorsque la parole « en souffrance » (ou en garde) dans la lettre du texte, prend chair et corps dans un sujet qui lit. Il y a lieu alors d’articuler une théologie de la lecture à la théologie de l’incarnation. Dans la lecture, aussi, est à l’œuvre le Verbe fait chair. Nous prendrons aussi « l’effet Théophile » comme boussole pour une réflexion théologique à partir du geste de lecture.
Les finales de Jean.
Les finales de Jean mettent également en rapport le texte et son lecteur, l’écriture et la lecture. Le livre met par écrit les « signes », mais pas tous. « Ceux-là l’ont été afin que vous croyiez que Jésus est le fils de Dieu et qu’en croyant, vous ayez la vie en son nom. » (Jn 20,31). Il s’agit bien de croire, et non de reconstituer dans ses moindres détails, comme une totalité pleine, la vie de Jésus (cf. Jn 21,25 [21]). Le livre n’est pas un décalque de la réalité, il ne s’agit pas de reconstituer ce qui manque au livre pour être l’image de la réalité, il s’agit plutôt de référer ces signes-là à ce que, ensemble, ils attestent (signifient ?) de la venue de la parole dans la chair (cf. Jn 1,14). Et ces signes s’agencent dans l’évangile à partir du « premier des signes » à Cana [22].
Les signes ne sont « pas tout » et « pas tous », et l’on pourrait suggérer que ce qui manque à l’écrit, c’est bien le lecteur. Il faut ajouter à l’écrit [23] : la signification pour le lecteur énonciataire (recevant la parole) vient « accomplir l’écriture ». Le travail du lecteur n’est pas vain dans le suivi des signes, l’écriture atteste une parole de vie, elle ne la « montre » pas, ne la représente pas, mais la signale et en rappelle et en promet de don dans la mise en discours qui est le chemin à suivre par le lecteur.
Selon une propositions de J. Delorme [24], la sémiotique permet d’envisager une lecture « parabolique » des écritures [25]. L’acte de lecture fait passer le lecteur d’une relation « binaire » avec le texte, relation de type « sujet/objet » à une relation ternaire où l’absence ressentie d’un sens maîtrisable ouvre à la réception d’une parole. L’approche sémiotique de la Bible ouvre à la perspective d’une anthropologie théologique fondée sur cette position du sujet engagé dans la réception de la Parole.
« Ce qui est mis en évidence, c’et que même si le lecteur réussit à extirper un savoir du texte, ce savoir ne peut être compris, que ce savoir est inopérant pour transformer le lecteur. […] Pourquoi lire ? Pour arriver au seul lieu qui soit véritable pour un humain : l’espace de la perte qui est le lieu d’où lit le lecteur, l’espace où sa condition d’être de désir se ressent comme une urgence le plus souvent douloureuse. Dans cet espace du manque par rapport au monde, dans cet espace de l’écart entre « les mots et les choses », il est possible de laisser place au mouvement de la Parole. La pratique de lecture fait expérimenter au lecteur la perte du sens qui le renvoie à sa condition fondamentale de sujet de parole et non de sujet fusionné au monde des choses. Le lecteur se découvre sujet relatif à la Parole dont l’agir est relatif à la Parole ».[26]
Perspectives de « théologie biblique » : Révélation et Inspiration.
Les Ecritures (pour autant qu’on les lise) sont ainsi la médiation indépassable de la parole. L’écriture garde la parole au-delà du message appropriable par le savoir commun. L’effet Théophile nous indique que l’effet de l’écriture va de la parole à la parole. C’est alors le statut des Ecritures dans la révélation de Dieu et de sa Parole, c’est leur inspiration qui peuvent être à interpréter de manière nouvelle.
La Bible pose éminemment la question de la littérarité, et cela sous plusieurs aspects, pour lesquels la sémiotique littéraire a ouvert d’intéressantes perspectives [27], dans lesquelles s’est engagée la sémiotique biblique [28] et qui ont aboutit à la proposition d’un « théologie de la lettre » définissant et développant le statut de la lettre et son intérêt pour une théologie de la révélation [29].
L’unité du corpus
En elle-même, la Bible constitue un monde de textes, une bibliothèque a-t-on dit parfois ; mais plus qu’une collection de livres, elle est un réseau de textes, un corpus selon l’appellation traditionnelle. Tous ces textes qui la composent sont reliés par des jeux de citations, de ré-emplois, de figures qui s’appellent et se rappellent. C’est un objet inter-textuel, multiple, dont cependant est affirmée l’unité par la tradition de lecture qui l’accompagne. Par ailleurs, la Bible draine après elle tout un monde de textes qui la lisent, la commentent, l’imitent ou la parodient [30].
Signalons seulement quelques questions sémiotiques et quelques propositions théologiques posées par cette organisation inter-textuelle particulière du corpus biblique.
Le caractère de révélation de l’Écriture implique donc l’unité du livre, qui ne peut être simplement assurée par l’unicité d’un auteur, ou par la singularité d’une dictée, ni par la similitude au monde décrit ou aux événements racontés, mais qui pourrait correspondre à l’unicité et à la singularité de son référent.
– Un unique référent ?
Les premiers auteurs chrétiens, et le Nouveau Testament lui-même, ont envisagé que l’unité de la Bible soit fondée sur l’unicité du « référent ». Toute l’Écriture parle du Christ, comme l’indique dans l’évangile de Luc le récit des « disciples d’Emmaüs » au ch. 24 [31] :
Et (Jésus) leur dit : « Ô cœurs insensés et lents à croire à tout ce qu’ont annoncé les prophètes ! N’est-ce point là ce que devait souffrir le Christ pour entrer dans sa gloire ? » Et partant de Moïse et de tous les Prophètes, il leur interpréta dans toutes les Écritures ce qui le concernait (Lc 24,25-27)
Cette approche « référentielle » si l’on peut dire, détermine une consigne de lecture, une herméneutique. Si le Christ est le référent (le topic) de l’Écriture, tous les récits, tous les événements, toute l’histoire et toutes les figures de la narration convergent vers cet unique « foyer » qui en assure l’orientation référentielle et l’accomplissement réel. Toutes les figures de l’Écriture ancienne sont alors à lire et à interpréter au titre de leur référence au Christ, de leur correspondance à la configuration dont il est le foyer. La Bible ancienne trouve ainsi un « corrélat » qui instaure une possibilité sémiotique, un dispositif de renvoi qui construit une structure de signes au sein même du corpus biblique [32].
Une question se pose alors : cette correspondance s’établit-elle entre les « figures » de l’AT et les événements de l’histoire de Jésus de Nazareth, qui se trouveraient de ce fait racontables et interprétables, ou va-t-elle des « figures » de l’AT à ce qui de Jésus-Christ, n’étant pas directement nommable, ne peut être que mis en figures et se trouve déployé dans les écrits du Nouveau Testament ? L’Apocalypse de Jean en serait un exemple éclairant : on n’y raconte pas Jésus, on le « révèle » (dé-voile) dans le jeu des figures et des visions.
– Un unique lecteur ?
En ce point d’accomplissement, le Christ est également considéré comme le seul « réel » lecteur de l’Écriture, dans la mesure où la lisant, il l’accomplit, l’incorpore pourrait-on dire. Rappelons, dans l’évangile de Luc (ch 4) cet épisode où, dans la synagogue de Nazara, Jésus fait la lecture d’un passage du prophète Isaïe.
‘L’Esprit du Seigneur est sur moi, parce qu’il m’a oint. Il m’a envoyé annoncer la bonne nouvelle aux pauvres (…)’. Et roulant le livre, il [Jésus] le remit au servant et s’assit. Et les yeux de tous dans la synagogue étaient fixés sur lui. Il se mit à leur dire : ‘Aujourd’hui s’accomplit à vos oreilles cette Écriture’ (Lc 4, 18-21).
Le Nouveau Testament peut alors être considéré comme l’écriture de cet accomplissement, de cette réalisation des figures dans la personne du Christ, et l’interprétation de la Bible peut être organisée autour de la recherche de ces correspondances intra-textuelles et des effets de sens qu’elles autorisent. S’il peut être encore question de « texte sacré », c’est à partir du travail de lecture et d’interprétation, de production de sens, impliquée par la structure du corpus, et par la convocation d’une instance de lecture (énonciataire) s’appliquant à ce point focal qu’est le fait Jésus-Christ [33].
Unité du corpus et structure sémiotique
Si le Christ est posé comme unique référent et unique lecteur de l’Écriture, le corpus biblique est indissociablement constitué des deux Testaments et « tient » par cette « jointure », et dans l’Eglise ancienne il a toujours été question de résister à toute tentative de dissociation, à tout rejet des Écritures anciennes au nom de la nouveauté du christianisme. Telle que la constitue ainsi la réception canonique dans l’Eglise, la forme spécifique du corpus biblique, sa disposition entre un Premier et un Second Testament, entre les Écritures anciennes et les écrits du Nouveau Testament, ne relève donc pas d’un fait d’histoire littéraire ou d’histoire religieuse, mais repose sur un « fait » que, par définition, le livre ne peut pas contenir : dans l’herméneutique chrétienne, ce fait est Jésus-Christ. Jésus lui-même n’écrit rien, mais le fait Jésus-Christ indique et pose la clôture et la structure du corpus biblique. Ainsi que l’écrit François Martin :
« La clôture canonique, quelque arbitraire qu’elle puisse paraître, fonctionne en effet comme principe herméneutique pour autant qu’elle indique qu’avec le Livre dans son entier, nous avons affaire à un discours unifié et à un processus de signification achevé, donc désormais interprétable » [34].
Le fait Jésus-Christ, qui toujours manque au Livre, impose et soutient la coexistence des deux testaments et instaure entre eux une relation proprement sémiotique. Un ancien adage l’énonce de la manière suivante [35] :
« Novum Testamentum in Vetere latet ; Vetus Testamentum in Novo patet »
Le Nouveau Testament est latent dans l’Ancien ; l’Ancien est (ou devient) patent dans le Nouveau. Il y a dans l’ensemble du corpus biblique, dans le temps premier et dans le temps second, coexistence des deux testaments et c’est toujours leur rapport qui est affirmé [36]. Évoquant les relations corrélatives de l’« immanence » et de la « manifestation », ce rapport est sémiotique sans doute, mais ne peut pas être simplement calqué sur la structure saussurienne du signe (Signifiant / Signifié). Le Nouveau Testament n’apporte pas le signifié de l’Ancien Testament qui deviendrait ainsi décodable à partir du « topic » que serait le fait Jésus-Christ. La tradition herméneutique affirme que « toute l’Écriture parle du Christ » ; cela ne signifie pas que le Nouveau Testament manifeste clairement, directement, ce dont toute l’Écriture ancienne parlerait de façon figurée (car on ne serait pas éloigné alors d’une interprétation allégorique dans laquelle l’exégèse ancienne s’est parfois un peu perdue).
La position du Christ à la « jointure » des deux testaments pose autrement le problème sémiotique de la structure du corpus biblique et la nécessité des rapports entre les deux testaments. Les écrits du Nouveau Testament, dans leur rapport à l’Ancien Testament, signalent (attestent et indiquent) le point d’« accomplissement » des Écritures, le fait qui tout à fois les réalise et leur confère le statut de « figure ». Mais ce point demeure en dehors des écrits du Nouveau Testament qui en tracent les effets plus qu’ils ne le donnent à « voir » ou qu’ils le représentent, ainsi que l’exprime par exemple le Prologue de l’évangile de Luc que nous avons mentionné plus haut [37]. La structure sémiotique du corpus biblique se révèle donc assez complexe et originale : c’est la mise en rapport (ou en parcours) des deux ensembles, des deux testaments, qui oriente et conduit vers le foyer réel qui soutient cet ensemble, vers son instance d’énonciation. Le Christ est référence et lecteur des Écritures, en tant qu’il « incarne » la parole que la lettre de l’Écriture a en garde. C’est à cette place également que la tradition chrétienne a situé l’Église comme lectrice des Écritures.
La notion d’accomplissement est complexe. Elle dit à la fois que l’Écriture a trouvé dans le fait Jésus-Christ ce qui lui donne référence, c’est-à-dire ce qui l’ancre dans le réel d’une histoire singulière, ce qui, donc, « réalise » le discours antérieur [38], mais en même temps lui confère le statut de « figure » puisque cette nouvelle référence que constitue le fait Jésus-Christ affecte et décale le « sens » des événements, des rites et des lois de l’Ancien Testament [39]. L’accomplissement, en ce sens, instaure le statut « figuratif » de l’Ancien Testament et polarise l’ensemble de ce dispositif figuratif [40] selon une conception « dynamique » de la signification : s’il est question d’accomplissement, c’est que le « sens » n’est pas décodage, mais parcours, c’est que le sens n’est pas un donné, mais le suivi d’un trajet dans une lecture. Il convient de passer d’une sémiotique du « renvoi » (où les figures de l’Ancien Testament renvoient aux réalités du Nouveau Testament) à une sémiotique du « parcours ». La mise en parcours des deux testaments dans l’unité du corpus postule une problématique de l’énonciation envisagée comme instance de mise en discours, ou en parcours de figures, et non comme pôle d’émission ou de communication d’un message.