J-Y THERIAULT,Quand la Bible s’ouvre à la lecture sémiotique, 2006
Mais l’écriture sémiotique n’est pas seulement cette manifestation noble de l’histoire conçue comme une métamorphose des formes. Étant une praxis historique, elle ne peut faire autrement que manifester des contenus axiologiques et idéologiques, elle se dit même transformatrice de ces contenus, considérant leurs transformations comme le sens ultime de son faire. L’histoire jugera de l’efficacité de ces procédures. (Du sens, p. 15)
Au commencement !
Le début de l’aventure biblique de la sémiotique greimassienne coïncide avec la publication du recueil d’articles intitulé Du sens. Se manifestait alors une crise des problématiques historiques dans les études bibliques. On sentait le besoin d’une réflexion fondamentale sur l’exégèse et ses méthodes dans le contexte du développement des études littéraires et des sciences du langage.
Ce n’est cependant pas la parution elle-même du livre qui a initié la rencontre des disciplines. Comme amorce des rapports entre la sémiotique et les études bibliques on doit rappeler l’importance d’une session de trois jours au Grand Séminaire de Versailles en septembre 1968 : une trentaine de spécialistes de la Bible s’étaient réunis autour de A. J. Greimas, reçu en tant que sémanticien susceptible d’intéresser les exégètes. Les exposés de quelques membres du séminaire de Greimas sur les textes bibliques étonnèrent les exégètes par leur manière d’aborder le texte «tel qu’en lui-même il se donne à lire dans la matérialité de son écriture» [1]. Le choc d’une théorie et d’une procédure d’analyse qui faisaient abstraction de la dimension historique et des conditions anciennes de production du texte bousculait des conceptions bien ancrées de la recherche biblique. D’autres rencontres eurent lieu [2] et de nombreux biblistes furent ainsi sensibilisés à cette nouvelle approche critique des textes qu’on appelait encore «analyse structurale».
Après la sortie du livre de Greimas (Du sens, 1970), le contact se poursuivit au gré de petits groupes de biblistes intéressés. Mettant en commun connaissances théoriques et tâtonnements sur les textes, l’analyse structurale entrait lentement dans le champ des études bibliques. On fit d’abord de l’analyse du récit. Trois courants étaient représentés : Bremont, Barthes et Greimas. Ce dernier paraissait plus difficile. Il demandait aux exégètes habitués aux méthodes historiques (recherche des sources et histoire de la formation des textes) une conversion radicale dans la manière de lire les textes et d’appréhender le sens : passer d’une approche diachronique à une lecture immanente et synchronique. L’influence de la sémiotique greimassienne sur l’exégèse biblique fut toutefois la plus stimulante vu son intérêt pour la sémantique et, à partir de 1973, le séminaire de Greimas à Paris devient la principale source d’inspiration des biblistes intéressés par la sémiotique [3].
Le choc
L’exégète adepte de l’approche historique disposait déjà d’un vaste ensemble de méthodes servant à reconstituer les milieux d’origine des textes, à retracer l’histoire de leur composition, à vérifier le sens des mots et la valeur historique des événements relatés dans la Bible. Plus que l’ajout de quelques techniques et procédés complexes à un arsenal interprétatif déjà impressionnant, la sémiotique exigeait un changement radical de point de vue sur les textes.
L’entrée de la sémiotique en exégèse biblique a marqué une rupture d’isotopie. Tradition-, Form- et Redaktionsgeschichte découlaient logiquement les unes des autres à l’intérieur du même paradigme. La méthode sémiotique relève d’un horizon épistémologique complètement étranger et importe dans le champ des études bibliques une attitude différente à l’égard du texte et une instrumentation sans lien avec celle de l’historico-critique [4].
Habitués aux dissections en petites unités littéraires, aux strates de composition et à la recherche des sources, beaucoup de biblistes résistaient – et résistent encore – à cette approche qui s’intéresse au texte simplement comme il se donne à lire.
En effet, la visée originale de la sémiotique littéraire repose sur le croisement de deux axiomes structuraux : le principe d’immanence qui affirme l’existence d’un sens immanent à l’objet textuel étudié, ce sens devant être construit à partir des structures propres de cet objet; et le principe de la différence qui affirme que le sens est saisi dans l’appréhension des différences internes à l’objet. Ces deux principes sont à l’inverse des pratiques de la démarche historique alors dominante en exégèse : le recours explicatif par le contexte historique, l’histoire de la composition orientée vers l’intention de l’auteur et l’étude du vocabulaire par l’étymologie et l’intertextualité.
Il y eut aussi malentendu. On attendait de la sémiotique des résultats comparables à ceux des pratiques traditionnelles de l’exégèse, vérifiables et critiquables des points de vue habituels de la recherche biblique. On n’avait pas suffisamment saisi que la sémiotique n’était pas simplement une méthode à côté des autres pour l’interprétation des textes, mais qu’elle touchait à des questions plus fondamentales en recherche biblique, les « conditions premières de la saisie du sens – si l’on veut de la production ou de la génération du sens – » (Du sens, p. 10); donc « apprendre à mieux connaître où il se manifeste et comment il se transforme » (Du sens, p. 17). Il fallait passer du sens conçu comme « fond » transmis par un auteur et interprété à partir de la « forme littéraire » lue en contexte de production historique à la signification comme forme du contenu, un sens construit et articulé dans l’immanence du texte.
Plus concrètement, on reprochait à la sémiotique ses procédures d’analyse trop formelles, utilisant un vocabulaire bien compliqué. On trouvait que c’était un investissement trop laborieux pour une récolte cognitive bien mince et une pâture théologique assez maigre. De fait, c’est la manière nouvelle de concevoir le texte et le sens qui faisait difficulté. Depuis un siècle, la Bible était considérée comme document historique source de révélation, réservoir de savoir et de message à interpréter et à transmettre fidèlement. On était maintenant appelé à la visiter comme monument littéraire, pour lire et entendre dans cette cathédrale langagière ce qui se dit du sujet humain comme être de langage et sujet de parole.
L’analyse narrative
L’introduction de la sémiotique dans le champ des études bibliques ouvrit cependant la lecture de la Bible aux nouvelles perspectives fournies par les sciences du langage et des systèmes signifiants. Au cours de la première décennie de pratique sémiotique pour la lecture des livres bibliques, c’est la grammaire narrative dans toute son extension qui fut mise en œuvre. La syntaxe narrative fut présentée progressivement dans la revue Sémiotique et Bible, puis reprise plus systématiquement dans le manuel du Groupe d’Entrevernes [5]. Elle s’exerçait principalement sur la multitude des récits bibliques, en particulier les mini-récits des évangiles. On peut retenir comme ses meilleurs fruits les études de ce Groupe parues dans Signes et paraboles [6].
Les récits courts fournissaient un terrain privilégié d’apprentissage pour la mise en oeuvre de la dimension narrative et de la dimension discursive alors organisée autour des rôles thématiques. Il était plus facile pour les exégètes, habitués à interpréter des mots et des phrases, de modifier leur pratique sur des récits car ceux-ci étaient plus aisément reconnaissables comme unités construites selon des règles qui dépassent la structure de la phrase. Les schémas d’organisation narrative élaborés par Greimas se prêtaient bien à l’analyse des courts récits bibliques : on s’exerçait à identifier les programmes narratifs selon les quatre grandes phases et la triple épreuve, en essayant de préciser les rôles des actants et d’enregistrer l’inversion des contenus.
Au cours des années 70, la pratique biblique de la sémiotique greimassienne reposait ainsi sur « Les jeux des contraintes sémiotiques » (Du sens, p. 135-155), « Les éléments d’une grammaire narrative » (p. 157-183) et « La structure des actants du récit » (p. 249-270). Mais elle utilisait aussi les développements théoriques de la sémiotique du discours, élaborant la structure modale des sujets narratifs, l’articulation discursive du contenu et l’organisation de la dimension cognitive avec ses modalités véridictoires, épistémiques et aléthiques. Contenu théorique que nous retrouvons dans la table des matières du recueil Du sens II : « les objets de valeur »; « les actants, les acteurs et les figures »; « théorie des modalités »; « contrat de véridiction »; « le savoir et le croire ». Tels sont les éléments théoriques et méthodologiques qui inspiraient la lecture sémiotique de l’écriture biblique, sur le modèle de l’« exercice pratique » réalisé par Greimas lui-même dans son Maupassant (1976) et des études présentées dans Du sens II (« La Ficelle » et « La soupe au pistou ») [7].
L’étude de la Bible profitait de la recherche sémiotique. Le repérage et l’articulation des fonctions, des rôles actantiels et des rôles thématiques ouvrait de nouvelles voies à la lecture des nombreux récits bibliques tout en servant à illustrer la grammaire narrative encore en élaboration. De plus, les exégètes furent sensibilisés aux catégories sémantiques fondamentales qui sous-tendent le discours dans les textes bibliques.
Les difficultés
Ces pratiques engendrèrent cependant une certaine dose d’insatisfaction car la mise en œuvre d’un lourd appareillage théorique et méthodologique pour une analyse rigoureuse qui aboutit simplement à une représentation assez formelle des textes intéressait peu la recherche biblique. Ce que les lecteurs du texte sacré cherchent c’est le message, la parole, pas des modèles abstraits et des structures logiques, fussent-elles celles qui engendrent les textes à lire. On s’apercevait que les modèles sémiotiques ne donnaient pas la clé d’interprétation pour atteindre un « meilleur sens du texte », la formulation d’un message à cueillir comme fruit de la lecture. Une bonne partie des exégètes qui avaient pris de la distance par rapport à l’étude diachronique et adopté une démarche plus synchronique passèrent aux approches rhétoriques et narratologiques. Approches qui s’inspirent de modèles cherchant à rendre compte des stratégies communicatives selon des procédures concevant le texte comme un medium chargé d’intentionnalité par une source émettrice.
C’est que tout en pratiquant la grammaire narrative, certaines et certains étaient restés dans une perspective de communication intentionnelle, en concevant un peu le sens comme le message qui passe de l’émetteur au récepteur, moyennant un encodage approprié. Dans la ligne d’une sémiotique où le langage et les signes sont étudiés dans une perspective fonctionnaliste, c’est-à-dire comme systèmes de communication (Prieto, Mounin, Martinet, Eco), où on s’intéresse à l’arrangement des signes pour une communication réussie, à la génération des messages entre les locuteurs, etc. La « composition rhétorique » lue comme visée persuasive ou argumentative de même que l’« organisation narrative » reconnue comme disposition stratégique des faits et du savoir à l’adresse du lecteur rattachent en effet le sens des textes à une source productrice s’exprimant dans une composition littéraire qui met en forme un message.
À notre avis, c’est qu’une dimension théorique de Du sens [I] et II n’avait pas été suffisamment assimilée, la réflexion sur les enjeux sémantiques liés à la manière de considérer un texte. Il n’y avait pas eu de conversion appropriée dans la conception de ce qu’est un texte et de ce que cela implique de le considérer comme manifestation d’un tout de signification. Il aurait fallu aussi mieux intégrer une donné essentielle de la sémiotique greimassienne : le sens n’est pas donné directement par le signe, il n’est pas simplement un objet communicable selon un code approprié, il doit être conçu comme une saisie moyennant un réseau de relations qui sous-tend le système des signes, une architecture composée de structures relationnelles hiérarchisées. La signification est une affaire de différence, d’articulation et de mise en relation en attente d’un « lecteur » qui entre dans cette dynamique signifiante. Bien plus, les modèles proposés (carré sémiotique, schéma narratif, etc.) ne constituent ni une représentation ni une description du sens, ils ne sont que des instruments pour la saisie articulatoire du sens et ses transpositions. Ils ne nous apprennent pas la nature du sens mais ils nous aident à le saisir là où il se manifeste et comment il se transforme. (Voir Du sens, p. 7-14)
Le défaut de comprendre la signification comme articulation d’élément de contenu dans une mise en discours a entraîné, entre autres, un mauvais usage du carré sémiotique, compris à tort comme une sorte de résumé de l’intrigue ou de synthèse du discours d’un texte. De plus, quand la sémiotique greimassienne représente l’organisation du contenu à la manière d’une articulation en trois paliers conçue comme un parcours génératif de la signification, cela semble faire disparaître tout « auteur » que les exégètes aiment concevoir comme source de l’écrit et responsable du discours. Bref, la difficulté souvent évoquée du langage sémiotique (« jargon compliqué », « vocabulaire abscons ») cachait plutôt le difficile déplacement épistémologique d’une théorie de la signification. Il ne s’agissait pas simplement d’intégrer de nouvelles procédures d’analyse et d’interprétation mais d’opérer un changement radical de point de vue dans la conception du texte, du discours et de la saisie du sens.
Relation entre des sujets
Reste que c’est cette sémiotique de la signification qui s’est avérée la plus féconde dans le domaine des études bibliques. Et là où elle fut pratiquée avec rigueur pour la lecture des textes bibliques, elle a contribué au développement de la recherche sémiotique elle-même. En effet, le travail de lecture des récits de miracles, des paraboles et de textes apocalyptiques, entre autres, a bien vite questionné certains modèles théoriques (schéma narratif simple, passage du thématique au figuratif) et suscité quelques développements de la sémiotique standard afin de mieux rendre compte des relations fiduciaires entre sujets et de la dimension figurative des textes.
En effet, l’Écriture sainte se mit bien vite à résister aux schémas narratifs simples et à se sentir à l’étroit dans la stricte modélisation en structures fondamentales. Les adeptes de l’approche sémiotique ont dû parfaire leurs outils d’analyse pour interpréter les récits bibliques où la subjectivité des acteurs s’entremêle avec la narration des actions ou événements. Les récits de miracles s’intéressent moins au miracle comme tel qu’aux transformations des relations intersubjectives qui se tissent entre les acteurs et à la nature de celles qui se jouent entre énonciateur et énonciataire.
Il arrive que les récits bibliques relativisent la réalisation d’un désir (de guérison, p. ex.) au profit de la relation qui s’établit entre l’acteur de la quête et celui de l’exaucement : Le récit fait sens davantage de leur approche, de leur dialogue, de leur accord ou désaccord, que de la transformation corporelle désirée et réalisée. Si bien que dans l’exaucement, le bien communiqué n’est plus ce qui vient simplement combler le manque, il couronne un itinéraire de reconnaissance où le croire et l’écoute de la parole sont mis à l’épreuve. Il devient le signe corporel qui renvoie à un autre type d’incomplétude [8].
Il apparaît, dans des récits de guérison, que la guérison ne constitue pas la transformation principale, car les parcours figuratifs construisent d’autres valeurs liées à l’interrelation des sujets. Dans les évangiles, quand des débats s’élèvent autour d’une guérison ou d’un exorcisme, on se rend compte que l’objet de valeur dépend des rapports qui se nouent entre des sujets inscrits dans des parcours figuratifs –et des prises de parole – qui doivent être finement analysés. Dans la constitution du sujet, la quête de l’objet se trouve atténuée au profit des enjeux d’une rencontre de sujets dans la parole. La pratique de la lecture faisait ainsi constater que la grammaire narrative ne suffit pas à rendre compte des virtualités du sens à lire dans la représentation figurative des acteurs et dans l’intrication inattendue de divers champs sémantiques. On élaborait alors des procédures d’analyse plus attentives aux figures des acteurs organisées en parcours dans la mise en discours particulière du texte lu [9].
De même, les paraboles évangéliques devinrent des lieux privilégiés d’analyse et de mise à l’épreuve des ressources de la sémiotique greimassienne [10]. Récits métaphoriques enchâssés dans un grand récit, elles représentaient un défi particulier pour les outils habituels de l’analyse narrative et pour l’observation de la transformation des valeurs sémantiques. Elles ont entraîné certains ajustements des modèles fondamentaux et une évolution des stratégies d’analyse. D’une part, l’interaction originale de deux plans de signification, le récit parabolique et le récit englobant, fournissaient aux sémioticiens un phénomène typique du traitement des figures par le discours. D’autre part, le langage parabolique s’avérait un terrain favorable au développement de l’opposition entre un savoir par démonstration et un savoir qui procède plutôt par analogie ou par enchaînements figuratifs; une pensée logique par rapport à une pensée qui s’adresse davantage au croire, à la fiducie nécessaire à toute relation entre les humains. Les réflexions de Greimas sur « Le savoir et le croire » comme « un seul univers cognitif » (Du sens II, p. 115-134) ne sont pas étrangères au travail de lecture des paraboles. Ce chapitre vise à mieux reconnaître la part du fiduciaire et du logique dans la constitution du savoir. À la fin il évoque le « fonctionnement discursif de l’allégorie et de la parabole » pour indiquer l’aptitude du discours figuratif « à projeter une double référence, la première en profondeur et créatrice d’une isotopie thématique plus abstraite, et la seconde, en latéralité, développant une nouvelle isotopie figurative parallèle. » (p. 131)