François Génuyt, le psaume 90 (91)

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L’énonciation de la Voix

Arrêtons-nous d’abord à la diction de la Voix. Elle s’expose sous le pronom « Je ». Qui dit « Je » s’affirme comme auteur de sa parole. Mais dans le cas, l’auteur a ceci de particulier qu’il n’a pas de « Tu » à qui s’adresser. Il échappe aux contraintes du dialogue. Tout à son propre jeu, il n’a de compte à rendre à personne. Dans sa solitude, la Voix s’élève à une sorte d’énonciation pure comme étant à la source de tout dialogue. Elle n’a rien en effet d’un soliloque, car non seulement elle appelle à être entendue, mais elle forme pour quiconque peut l’entendre des projets audacieux. Sous cet angle, le Fidèle n’est pas exclu des destinataires de la Voix, mais il n’en est pas le partenaire obligé. Un autre pourrait prendre place à ses côtés. Le Fidèle est donc invité à se considérer comme « un » parmi « d’autres ». C’est à ce mode de sujétion qu’il peut et doit porter attention à la Voix.

Ce que dit la Voix

Tout ce qu’elle énonce se range sous la notion de promesse. Elle en présente les principaux caractères. Elle porte sur le futur. Elle ne propose que des biens désirables. Elle s’engage à les réaliser et dit qu’elle en a le pouvoir.

On retiendra qu’à la différence des maux que la protection divine devait écarter, selon le discours du Sage, la Voix ne propose que des valeurs positives et gratifiantes. Précisons : les dons offerts ne sont pas des biens à posséder, mais des biens à assumer. Ils visent la promotion du sujet lui-même : ils le soulèvent à être ce qu’il est, non à l’enrichir par ce qu’il a.

Les dons sont à répartir en deux classes. Ceux de la première classe sont offerts sous condition : « si » l’auditeur fait cela, alors il deviendra cela… Une connexion s’établit alors entre les performances attribuées respectivement au destinataire « IL » et au destinateur « Je ». On obtient la répartition suivante :

s’attacher à               /       affranchir par « IL »           connaître le Nom     /       exalter         par « Je » appeler                    /       répondre

Les performances sont liées : pas de « réponse » sans « appel », pas d’exaltation sans « connaissance du Nom », pas « d’affranchissement » sans « attachement ». Cette triple interaction produit une intensification des relations intersubjectives : les partenaires se donnent l’un à l’autre, au point de ne plus être l’un sans l’autre, comme il va être dit (15b).

La seconde classe de dons (15b-16) présente une situation insolite : les promesses de dons n’exigent rien en retour du partenaire. Et pour cause : ce dernier est réduit à une situation de « détresse ». Privé de toute initiative, il ne peut que se laisser faire, passif devant les initiatives déclarées par la Voix. Celles-ci font l’objet d’une description de plus en plus grandiose. Au départ, l’assurance d’une co-existence entre les deux acteurs : « dans la détresse, je suis avec lui ». Issu de ce vouloir « être avec », la Voix multiplie tout un éventail d’actes gratifiants : « délivrer », glorifier », « rassasier de longs jours », et pour combler le tout : accéder à la « vision du salut ». Tous ces énoncés se rapportent évidemment dans un parcours narratif à l’heure de la glorification ou de la sanction du héros. Ces propositions définissant un stade final, elles nous invitent à considérer la « détresse » de « IL » comme la butée qui l’a réduit à l’impuissance. Nous arrivons ici au cœur du problème : comme interpréter la « détresse » ?

Elle est à placer au croisement de deux lignes de signification : l’une d’ordre narratif, l’autre d’ordre énonciatif. Du point de vue narratif, le Fidèle arrive au terme d’un parcours défini par l’éviction des malheurs grâce à la protection divine (selon le discours du Sage) et par son enlisement dans la détresse, état final du sujet. Après tous les maux auxquels il est censé avoir échappé, il n’en reste qu’un de concevable, c’est en fin de vie le défilé oppressant de la mort. Cela n’est pas dit explicitement, mais c’est le seul qui, après le « rassasiement des jours », donne sens au « salut ». Du point de vue énonciatif, la « détresse » donne sens également au changement de position subi par le Fidèle. D’abord partie prenante d’un dialogue sous la double dénomination du « Je » et du « Tu », il prend dans le discours de la Voix, sous le pronom IL, quasiment le statut de non-personne. On peut considérer dans cet effacement du sujet de la parole, compte tenu du développement narratif, un état de mort. En effet, le mort est celui dont on parle, mais qui ne parle pas et à qui on ne parle pas il ne joue plus (comme le mort au jeu de bridge), à moins que la Voix ne distribue à nouveau les cartes de la vie.

Le Cantique des Voix

Est « cantique » le rassemblement des 3 Voix en une seule écoute. Qu’advient-il au lecteur qui voudrait se prêter à l’audition de ce Cantique à 3 Voix ? Ecouter, ici lire la partition, c’est, avant d’appréhender le sens des énoncés, procéder à une ré-énonciation, ou, si l’on veut, une vocalisation du texte. La force d’énonciation du texte se divise nécessairement entre un énonciateur et un énonciataire. Occuper le poste d’énonciataire est une ambition qui dépasse la compréhension des énoncés d’un message. Pas plus l’auteur que le lecteur ne maîtrise la force d’énonciation qui a produit le texte en sa langue singulière. Il en découle un clivage propre au sujet de l’énonciation, entre le lecteur acquisiteur d’un savoir argumenté, et l’énonciataire attentif à l’écoute des figures. En effet, certaines figures sont décodables en rôles ou valeurs thématiques, tandis que d’autres résistent et concourent à l’opacité du texte. C’est pourquoi on appelle « figurale » l’opération par laquelle le réseau des figures se détache peu à peu des réalités observables pour s’orienter vers ce qui est à dire autrement et n’aura jamais fini d’être dit.

La question qui se pose au lecteur du Cantique, c’est de laisser la force d’énonciation à l’origine du texte ausculter son pouvoir d’écoute et, si possible, l’ouvrir à l’inédit, et par là le révéler à lui-même en ce qu’il a de propre. Dans le cas qui nous occupe, comment le cantique tient lieu d’énonciation en distribuant sa polyphonie entre les trois Voix du Fidèle, du Sage, et du « Nom ».

La première Voix

Une attente, réelle ou illusoire, est nécessairement soulevée chez qui écoute la Voix confiante du Fidèle. Les quatre figures :  »abri », « repos », « rempart », « refuge », sont effectivement des objets cause du désir. Polarisé par l’intermédiaire de ces représentations, le désir aspire à l’invocation des Noms attestés par la Voix : le Très Haut, le Puissant, le Rempart, Dieu, et au- delà encore le Nom mystérieux, mis en retrait par les versions : Yahvé, Celui qui est. C’est ainsi qu’est assuré, par delà les figures de sécurité, la proximité à l’Être même, – le roc sur lequel repose la confiance du sujet. A ce point, il ne s’agit plus de juger de la vérité ou de la non-vérité du désir, mais de savoir si une telle confiance en la Voix ou, pour mieux dire, l’acte de croire en la Vie peut être dépassé ou déplacé, sauf à se replier sur soi.

La seconde Voix

C’est à ce point qu’intervient la voix du Sage. Elle s’applique, comme on l’a dit, à conforter la confiance soulevée lors de la première écoute. Comme en contre-point, elle étale un éventail de prévenances visant à protéger le croyant des dangers menaçant son intégrité physique, c’est-à-dire à le détourner de l’obsession de la mort. D’autre part, cet appareillage de sécurité se voit (indirectement) justifié par la conformité de la conduite du fidèle à la volonté de Dieu. L’auditeur est poussé à prendre appui sur lui-même. Cependant, l’approche inévitable de la mort ne vient-elle pas rendre illusoire le sentiment de sécurité induit par la Voix du Sage ?

La troisième Voix

La troisième Voix ne s’accorde pas aux premières sans dissonance. Elle fait entendre à l’auditeur-énonciataire l’urgence à déplacer le curseur de son identité. Le discours du Sage le fixait sur son intégrité physique. A la limite, le disciple pouvait jouir de la vie au milieu d’un champ de morts (7). L’intervention de la Voix l’oblige à un déplacement. Elle le fait transiter de cette première identité, où il s’imaginait être « un » sans les autres, à une seconde où, déplacé sous la mention de « IL », il lui est donné de vivre « un » parmi « d’autres ». Sous ce déplacement de son individualité de « Je » à « IL » (la non-personne) se glisse, avec l’éventualité de la mort, la possibilité d’entendre encore parler de lui. Ici, le lien avec les autres se double d’un « être-avec » le détenteur de la Voix. Dans la détresse où le plonge sa fin mortelle, la Voix, par la force même de la parole, est encore perceptible et assez puissante pour le délivrer, le glorifier et lui faire voir le salut. En le délogeant d’une immortalité imaginaire, elle re-pose son désir de vivre à l’écoute don de la parole.

Arrivé à ce point, un propos de Denis Vasse conclura, mieux que je ne saurais dire, le renversement accessible à l’écoute de la Voix. Parlant du feu de la parole dans laquelle l’homme demeure et se cherche en son corps, il ajoute : « De cette expérience aussi vieille que le monde et aussi actuelle que lui, l’homme – après avoir en vain tenté de mettre la main sur cette parole, de s’en servir pour exalter sa propre puissance imaginaire, son propre sexe – en vient à reconnaître qu’elle le renvoie à un Tout Autre aussi bien qu’à tous les autres, et que c’est dans ce renvoi, dans ce délogement de lui-même qu’enfin il se trouve et vit. Ce qu’il redoutait comme la mort, devient son salut. C’est alors que dans un prodigieux renversement il confesse – en se reconnaissant – qu’il est « créé à l’image de Dieu », c’est-à-dire essentiellement de rien de ce qu’il connaît et se représente, qu’il n’est pas créé à l’image de lui-même, que ce qu’il vise à devenir comme sujet demeurant dans la parole, il ne l’imagine pas, il ne le sait pas, il en vit. Il vit de la parole. »[2]

[1] La différence entre la leçon du Bréviaire et la leçon Gelineau tient en ceci que la première rapporte une parole incluant des énoncés narratifs et que la seconde rapporte un récit incluant une parole. La première est évidemment homogène à la suite du psaume plus que la seconde. [2] Denis Vasse, L’arbre de la voix, Bayard, 2010, p. 40-41.