François Génuyt, le psaume 90 (91)

François GENUYT,

Une Cantate a trois voix : le psaume 90 (91) (2011)

Télécharger en pdf p. 1/

Le texte retenu est celui de la traduction du P. Gelineau qui servit longtemps de support au chant liturgique. Ce texte n’est pas celui de la TOB, ni celui de la BJ, ni évidemment celui de la Bible hébraïque. Un sentiment affectif m’attachait au premier en suite d’une longue pratique, elle explique ce choix. On ne visera ici que l’organisation signifiante de ce texte, tel qu’il est, sans prétendre l’appliquer à d’autres versions. J’ai apporté toutefois une modification à la traduction retenue : la première strophe sera reprise du bréviaire romain à cause de sa cohérence (sans doute arrangée) avec la suite du texte. Je m’en expliquerai plus loin…

1 Qui demeure à l’abri du Très-Haut                              Quand je me tiens sous l’abri du Très Haut et loge à l’ombre du Puissant                                         et repose à l’ombre du Puissant, 2   dit au Seigneur : mon rempart mon refuge,              je dis au Seigneur : « Mon refuge, mon Dieu en qui je me fie.                                               Mon rempart, mon Dieu, dont je suis sûr. .                                                                                                  (Traduction du Bréviaire) 3   Et lui te dérobe au filet de l’oiseleur qui cherche à détruire ; 4   lui te couvre de ses ailes, tu trouveras sous son pennage un refuge. 5   Tu ne craindras ni les terreurs de la nuit, ni la flèche qui vole de jour 6   ni la peste qui marche en la ténèbre, ni le fléau qui dévaste à midi. 7   Qu’il en tombe mille à tes côtés, qu’il en tombe dix mille à ta droite toi, tu restes hors d’atteinte ; 4c sa fidélité est une armure, un bouclier. 8   Il suffit que tes yeux regardent, tu verras le salaire des impies ; 9   toi qui dis : Yahvé mon refuge ! et qui fait du Très-Haut ton asile. 10 Le malheur ne peut fondre sur toi, ni la plaie approcher de ta tente : 11 Il a pour toi donné ordre à ses anges de te garder en toutes tes voies. 12 Eux sur leurs mains te porteront pour qu’à la pierre ton pied ne heurte ; 13 sur le lion et le serpent tu marcheras, tu fouleras le lionceau et le dragon. 14 S’il s’attache à moi, je l’affranchis, Je l’exalte s’il connaît mon nom ; 15 il m’appelle et moi je lui réponds, dans la détresse je suis avec lui. Je veux le délivrer, le glorifier, 16 de longs jours je veux le rassasier et je ferai qu’il voit mon salut.

Introduction

Le psaume se déroule en trois prises de parole successives. Il n’épouse donc pas la forme d’un récit en troisième personne, bien qu’il comporte des éléments narratifs dont parlent justement les locuteurs. Le lecteur s’invite à une pièce de théâtre en trois actes. En place d’énonciataire, il écoute les voix qui passent de parlant à parlant sans avoir affaire à un dialogue proprement dit : comme on le verra, des trois phases dont se compose le poème (1-2 / 3-13 / 14-16), la troisième fait écart par un déplacement remarquable des enjeux et du destinataire.

Pour faciliter la description des voix qui s’échangent, on donnera provisoirement un nom aux trois parlants qui se découvrent l’un après l’autre. Le premier, en protestant de sa confiance en Dieu, se déclare un Fidèle, on pourrait imaginer un Fidèle venu au Temple pour y prier. Le second, par les réconforts multiples qu’il prodigue à ce Fidèle, se pose en garant de la protection divine : c’est un Sage ou un prêtre du Temple, comme on voudra. Le troisième locuteur intervient avec un certain retrait sur les précédents : ne s’adressant à personne en particulier, c’est la Voix pure d’un énonciateur, on l’appellera Dieu.

Pour entrer dans la compréhension de ces trois personnages, on rappellera les trois postes que peut occuper un sujet de la parole : JE, celui qui parle en première personne ; TU, celui à qui l’on parle, en seconde personne ; IL celui dont on parle, en troisième personne. On lui conservera ce titre de personne puisqu’il est envisagé dans le contexte que IL pourra parler, bien qu’en linguistique IL soit une non-personne, ce qui donnera l’occasion de s’interroger sur cette mise en scène de l’absence.

Premières observations : le Fidèle occupe successivement les trois postes cités : celui qui parle, à qui l’on parle, de qui l’on parle le Sage quant à lui occupe les deux premiers postes : celui qui parle au Fidèle après l’avoir entendu Dieu est celui à qui s’adresse le Fidèle, celui dont parle le Sage, celui dont le Nom s’exprime sous Je. Reste en suspens la question de savoir à qui s’adresse ce Je : faisant de IL le destinataire de ses promesses, il ne s’adresse pas directement au Fidèle, ni au Sage forcément, mais à quiconque pourra l’entendre, comme si, se parlant à lui-même, il visait une écoute universelle.

La première strophe (1-2)

Le Fidèle est le premier à se déclarer. Sans hésiter, il proclame l’absolue sécurité qu’il éprouve à proximité de son interlocuteur divin. Quatre figures dévoilent les différents aspects de cet espace de sécurité : l’Abri, l’Ombre, le Rempart, le Refuge, – chacun de ces aspects renvoyant à l’une des dénominations de son protecteur : le couvert de l’abri au Très-Haut, l’ombrage du repos au Puissant, le rempart au Seigneur (Yahvé), le refuge à Dieu. Cependant, une gradation est à remarquer des deux premières figures aux deux suivantes. L’abri et l’ombre sont à considérer comme des valeurs d’usage : le fidèle se tient sous l’abri, il ne lui appartient pas il dort à l’ombre du Temple, il en est l’hôte. En revanche, le rempart et le refuge accentuent la proximité des interlocuteurs. Le rempart tient à distance l’hostilité des assaillants : il pousse au rapprochement et scelle le destin commun des partenaires, voire la possession de l’un par l’autre, car le Seigneur n’élève pas un rempart, il l’est, et le fidèle peut lui dire : mon rempart. Quant à la figure du refuge, elle implique déjà dans la langue une connotation personnelle et c’est à bon droit que le fidèle peut parler de Dieu comme Refuge et se l’approprier en lui disant : mon refuge, mon Dieu en qui je me fie.

Cet acte d’appropriation est-il justifiable ? Il le devient dans la mesure où il est le fruit d’une performance antérieure d’ordre contractuel. Seul un pacte de confiance autorise le fidèle à dire : mon Dieu en qui je me fie. En effet, la confiance est plus que la disposition à recevoir une aide ou un réconfort : elle est l’effet d’une alliance et donc de l’engagement réciproque des contractants. Pour le moment, seule la parole du Fidèle soutient la vérité de son dire. A quelles conditions pourra-t-elle se maintenir ? Plusieurs réponses sont à venir : celle du Sage, puis celle de Dieu.[1]

Le discours du Sage (3-13)

Le discours du Sage s’adresse au Fidèle qui vient de déclarer sa confiance en Dieu. Il s’emploie à le conforter en énumérant la liste des périls auxquels le fidèle échappera grâce à la protection divine. Sont en cause les dangers menaçant l’intégrité physique. On citera : l’enfermement, les blessures, les épidémies, les catastrophes naturelles, la mort au combat. « Qu’il en tombe mille à tes côtés, dix mille à ta droite, toi, tu restes hors d’atteinte, sa fidélité est une armure un bouclier » – l’invraisemblable est croyable ! D’autant, précise le Sage, que le Seigneur ne se contente pas de parer aux dangers extérieurs, il apporte une aide efficace en donnant ordre à ses anges de veiller aux démarches de son protégé : leurs mains le porteront, il pourra marcher sur le lionceau et le dragon. En toute circonstance, le fidèle sortira indemne des agressions éventuelles. Et la raison de cette sauvegarde sans faille est simple : c’est que la fidélité du Seigneur répondra à la fidélité de son assisté.

L’assisté aurait-il raison d’en douter ? Le discours du Sage est-il probant ? Une contre-épreuve sera fournie : à celui qui douterait il lui suffira de constater le salaire des impies (8-9). On verra qu’un châtiment mérité est à la mesure de leur impiété. Ce type de vérification se réfère implicitement à la doctrine traditionnelle de la rétribution temporelle. La preuve tire en effet son ressort du principe sous-jacent : le malheur ne peut fondre sur le juste (10), il est la sanction infligée au coupable.

Quant à la preuve concernant la rétribution éventuelle de la piété, elle demeure en retrait. D’ailleurs, rien n’est dit sur la conduite passée du fidèle en dehors de l’affirmation de sa confiance en Dieu. Quelle fut sa pratique des observances de la Loi, on ne sait. La « rétribution » – supposée – de Dieu à son égard ne se traduira que par l’évitement des malheurs susceptibles de frapper un mortel. A l’envers des périls neutralisés par la puissance du Seigneur, l’idée qu’un bonheur positif de prospérité et de paix lui soit réservé n’apparaît pas. Elle n’est ni évoquée, ni décrite dans le discours du Sage.

Ajoutons que le sort envisagé pour le Fidèle est celui d’un solitaire. La destinée réservée à sa parenté ou à sa communauté est passée sous silence. Que des milliers de compagnons meurent à ses côtés ne l’affecte pas. Le bien annoncé se contracte sur son individualité, plus précisément sur la sauvegarde de son corps. Mais si la destruction venue de l’extérieur lui est épargnée, qu’en sera-t-il de l’avenir ? C’est aux anges, nous dit-on, qu’il appartiendra de préserver la marche du solitaire, de le garder des embûches du chemin et d’assurer sa victoire sur la sauvagerie des forces contraires. Mais les anges relèvent d’un mode d’existence autre que celui des mortels, – ils ne sont faits ni de chair ni de sang. Or, de tous les maux qui ont été évoqués, c’est bien la mort qui reste le plus obsédant, et en fin de compte, vue la nature humaine, le plus inévitable. Or ce que propose le Sage, c’est une vie exonérée de toute adversité, c’est-à-dire la possibilité de vivre sans avoir à mourir. Aussi bien, en dépit de toutes les assurances avancées, n’y aurait-il pas chez le fidèle quelque angoisse secrète qui le pousserait à attendre autre chose encore de sa confiance en Dieu ?

La Voix de Dieu (14-16)

Les deux dernières strophes marquent une rupture sur les précédentes. Non parce que une Voix étrangère s’ajoute au dialogue échangé entre les deux premiers parlants, mais parce qu’elle ne s’adresse ni à l’un ni à l’autre. La Voix nouvelle met en scène un personnage désigné par « IL ». Elle ne s’adresse pas à lui. Elle parle de lui, elle ne lui parle pas. Pas plus qu’elle ne parle au Sage. Certes, on pourrait imaginer qu’elle le charge de transmettre un message au Fidèle, mais, d’une part, rien n’indique qu’elle le lui demande, et, d’autre part, son message tranche sur les propos du Sage, comme on le verra. Une situation nouvelle est ainsi créée.

On s’attendait à ce que la Voix s’applique à confirmer le fidèle dans le pacte d’alliance précédemment évoqué, ou qu’elle s’emploie à conforter, corriger, ou compléter les propos du Sage. Elle n’en fait rien. La Voix n’entre pas dans le dialogue tenu entre le Fidèle et le Sage. C’est à croire que la Voix se parle à elle-même. Elle est La Voix. Ce qu’elle dit de « IL » définit sans doute un rôle, mais un rôle disponible à qui peut l’entendre, à condition de s’investir dans le programme prévu par la Voix. Ce rôle n’est plus réservé au Fidèle. Que signifie l’effacement relatif de ce dernier ?