La rempailleuse, lecture sémiotique. L. Panier

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Récit et énonciation

Le texte de Maupassant présente un récit, l’histoire de la rempailleuse et de son amour pour le pharmacien Chouquet. Mais le texte pris dans la globalité de son étendue manifeste une mise en discours de ce récit, et ceci d’une double manière, ou sur deux niveaux : le vieux médecin rapporte le récit que la rempailleuse, sur son lit de mort, a fait de sa vie, mais il raconte également comment il a été appelé auprès de cette femme et comment après sa mort il exécute auprès de Chouquet ses dernières volontés. L’histoire de la vie de la rempailleuse est donc enchâssée dans le récit de sa mort [1]. Mais ce récit à son tour est enchâssé dans l’histoire d’un débat, une « grande discussion » sur l’amour qui a lieu « à la fin du dîner d’ouverture de chasse chez le marquis de Bertrans ».

On pourrait grossièrement schématiser ces plans discursifs de la manière suivante :

Si nous voulons rendre compte de l’univers sémantique manifesté par le texte de Maupassant dans sa globalité, il nous faut prendre en charge l’énonciation qui dispose ainsi les paliers du récit et qui agence les divers points de débrayage et d’embrayage.

Nous pouvons reprendre les grandes lignes de cette organisation discursive, sans oublier que, prise comme plan de l’expression (au niveau figuratif), elle doit être articulée au plan du contenu (au niveau thématique).

Le grand débat.

Le texte s’ouvre sur une séquence introductive dans laquelle nous pouvons décrire les dispositifs discursifs (articulant acteurs, temps et espace). L’espace est bien défini, il s’agit de la demeure du Marquis de Bertrans, et de la table d’un repas, caractérisée plus par sa décoration (« illuminée, couverte de fruits et de fleurs ») que par son usage pratique : c’est une table pour débattre, plus qu’une table pour manger. Autour de cette table, on parle des questions « éternelles ». Ce dîner-débat est situé dans le temps, de façon originale : on est « à la fin du dîner d’ouverture de chasse ». Le discours conjugue ici les figures du commencement et de la fin. C’est la fin d’un commencement, et cette disposition figurative pourra sans doute être corrélée à celle qui spécifie « l’éternelle » discussion, l’amour dans sa ponctualité ou dans sa répétitivité, et la durativité qui caractérise l’amour de la rempailleuse.

Il n’est pas inutile de noter également que c’est de la « chasse » qu’il s’agit et que cette figure synthétise assez bien les parcours de la quête et de la prise, et les structures actantielles de la jonction d’un sujet et d’un objet-valeur. Il s’agit ici de « la fin du dîner d’ouverture de chasse », narrativement analysable comme l’accomplissement de la sanction portant sur l’entrée dans une performance de quête et de prise d’objet-valeur… Qu’en est-il alors des liens discursifs (énonciatifs) entre cet encadrement narratif, le débat sur l’amour et l’histoire de la rempailleuse ?

La séquence initiale installe des acteurs : « onze chasseurs, huit jeunes femmes et le médecin du pays ». De ce groupe émergeront ensuite trois figures : le marquis, la marquise et le médecin. De ces figures, nous retiendrons pour le moment qu’elles posent ici – et le débat en témoigne – la différence du masculin et du féminin (marquis-marquise / chasseurs-femmes / médecin), et qu’elles inscrivent en tête du texte une isotopie sociale qui sera reprise plus loin avec les figures de la rempailleuse et du pharmacien. Du groupe émerge particulièrement le médecin (« vieux médecin parisien retiré aux champs ») : l’âge, la profession, l’origine seront les signes d’une différence et d’une compétence à laquelle on croit pouvoir faire appel pour « arbitrer » le débat entre les hommes et les femmes.

Ces acteurs sont donc engagés dans un débat, dans des performances cognitives, où le savoir et les arguments s’échangent : « les hommes prétendaient… les femmes affirmaient »… Entre les hommes et les femmes on débat donc des relations entre les hommes et les femmes, sous la figure de l’amour, et de l’amour pris comme performance située dans le temps : « une fois » / « plusieurs fois ». On notera dans le texte que la question du « une fois » / « plusieurs fois » se trouve déplacée. Dans le récit du médecin, il est question d’un amour unique qui dure jusqu’à la mort et au-delà, et à la fin du texte c’est de l’amour tel que le vivent les hommes et les femmes dans leur différence qu’il s’agit : l’amour fait la différence entre les hommes et les femmes, mais pas là où la situait apparemment du grand débat.

À cette transformation discursive, concernant l’amour comme figure, il conviendra d’ajouter une transformation énonciative. Dans la séquence initiale, il s’agit du grand débat sur l’amour ; l’éternelle discussion sur les idées générales se déploie dans un face à face des hommes et des femmes que rien ne semble pouvoir trancher. À ce débat, il faut un « arbitre » pour choisir avec autorité l’une ou l’autre opinion. Cette fonction est dévolue au vieux médecin, qui paraissant n’être ni d’un camp ni de l’autre et qui pourrait donner l’avis décisif d’un spécialiste compétent. Mais la réplique du médecin ne tranche pas là où on l’attendait (« on le pria de donner son avis. Justement il n’en avait pas »).

En ces matières, ce n’est pas d’avis qu’on manque, il n’y en a que trop … Justement, il n’en avait pas… Mais le médecin raconte l’histoire singulière de la rempailleuse : « Voilà le seul amour profond que j’aie rencontré dans ma vie ». Là où entre les hommes et les femmes, aucune des deux thèses ne pouvait s’imposer, là où elles se renvoient l’une à l’autre sans fin, là où il n’y a pas de troisième thèse, il faut un récit pour dire la vérité. Le récit fait sanction en créant une mise en scène de la vérité plus qu’il ne statue sur la vérité sur un mode conceptuel.

La disposition discursive du texte, attestant d’un acte énonciatif, constitue spécifiquement un mode de véridiction, entre les discours et le récit, entre la conceptualité et la singularité narrative. C’est dans cet écart, dans cette différence énonciative, que vient se loger la question de la vérité lorsqu’elle concerne les hommes et les femmes.

Le récit du médecin

Le médecin n’honore pas la compétence qu’on lui prête : « il n’a pas d’avis » pour arbitrer, mais il peut raconter pour témoigner. Cependant son récit n’entre pas d’emblée dans les données du grand débat et le texte note d’abord le malentendu, avec l’exclamation de la marquise : « Est-ce beau cela ! Et quel rêve d’être aimé ainsi ! »… Elle place les qualités de l’amour du côté de l’aimé, et en fonction de la condition sociale (« comme si l’amour n’eût dû frapper que des êtres fins et distingués, seuls dignes de l’intérêt des gens comme il faut »). L’histoire de la rempailleuse soulignera dans l’amour la condition de l’aimant, en tant que c’est une femme, et une « déshéritée ». Dépouillée de son paraître social (tel que la marquise le conçoit), la vérité de l’amour féminin est plus difficilement audible (« l’enthousiasme des femmes était tombé » ). On notera d’ailleurs que, parmi les acteurs du grand débat, seules les femmes réagissent au récit du médecin, leurs réactions l’encadrent et en signalent l’effet (on passe du « visage dégoûté » aux « larmes dans les yeux »), mais en reconnaissent-elles la vérité ?

Le récit du médecin est embrayé temporellement sur la situation initiale de la nouvelle (« il y a trois mois ») ; il se déploie en deux temps qui définissent deux niveaux énonciatifs : il y a la mort de la rempailleuse avec les événements qui la suivent (et qui concernent son héritage) ; dans cette partie du récit, le médecin est acteur. Il y a l’histoire de la vie de la rempailleuse, que rapporte le médecin, et dont il a été, avec le curé, l’auditeur (« pour nous dévoiler le sens de ses volontés dernières, elle nous raconta toute sa vie »).

On peut s’arrêter un moment sur ce dispositif d’énonciation énoncée : le récit de la rempailleuse articule la vie et la mort, il assume la fonction d’interprétant des volontés dernières de cette femme, qui prennent sens de ce qui, resté secret et insu de tous – et même de Chouquet qui apprend du médecin ce que fut la vie de cette femme, et qu’il en fut aimé – peut être raconté. Le dispositif énonciatif conjoint l’amour et la mort, l’insu et la vérité.

Nous analyserons d’abord le récit de l’histoire de la rempailleuse (enchâssé dans le récit du médecin) avant de reprendre l’étude de l’intervention du médecin. Dans cet essai d’analyse, nous insisterons surtout sur les dispositifs d’échanges et sur la question des valeurs, des objets de valeurs et des types de contrats qui peuvent mettre en relation les objets-valeurs. Nous verrons comment le récit de Maupassant met en place un dispositif de don non réciproque.