Enseignement au Cadir-Aquitaine, 2
Jean Pierre Duplantier

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2°partie : L’instruction de lecture en genèse 1

Le parcours que je propose n’est pas un commentaire du premier chapitre de la Genèse, mais un questionnement particulier de ce texte. Il apparaît, en effet, dès la première écoute, que ce texte met en scène un acteur, nommé Dieu, puis développe une composante figurative qui appartient au domaine ou isotopie de l’exercice de la parole. C’est sur cet axe que nous allons le visiter.

Je m’aventure à donner à cette visite le titre de : parcours de la figure du « dire ». Par « dire », j’entends non pas le contenu du dire – le « dit »-, mais l’acte de dire. Ou encore, je m’attache à ce qui relève du terme « logos », lequel, dans la langue grecque signifie dire, à la différence du verbe « lalein », qui signifie parler, comme, par exemple, dans le récit de la Transfiguration, lorsque Jésus parlent avec Moïse et Elie sur la montagne.

Une précision encore. C’est dans un texte que Dieu dit. Nous ne sommes pas en présence de Dieu en train de nous parler. Le texte nous «montre» comment on peut raconter l’événement : « au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. Dieu dit… »

1. La situation initiale

1, 1 Au commencement Dieu créa le ciel et la terre. 2 Or la terre était vague et vide, les ténèbres couvraient l’abîme, l’esprit de Dieu planait sur les eaux.

La première opération du texte met en route la figure de la « création ». Spontanément nous vient le monde de la fabrication. Mais nulle part, dans ce texte, n’apparaît par exemple la figure du potier. Le texte hébreu (dit « massorétique ») alterne deux verbes : créer et faire. La Septante [5] ne garde que « faire » (poiein). Nous nous en tenons là pour l’instant. Reste donc à interroger comment est raconté ce faire.

L’objet de ce faire est représenté par l’articulation de deux espaces : le ciel et la terre. En Genèse 2, 1-3, est écrit : « Et le ciel et la terre et toute leur ordonnance furent achevés ». Le programme de ce récit semble donc clos. Cependant le texte poursuit : « Dieu acheva au sixième jour ses œuvres, qu’il avait faites, et il se reposa le septième jour et le consacra, parce qu’en ce jour il s’était reposé de toutes ses œuvres, celles que Dieu avait commencé de faire. » Nous retrouvons ici le même terme qu’au premier verset du chapitre 1, à savoir le « commencement ». Ceci délimite ou clôture l’étendue du texte que nous allons visiter : il s’agit donc du récit de ce par quoi Dieu a commencé à faire. Nous sommes avertis.

Ceci correspond plutôt bien à l’hypothèse de l’énonciation que nous proposons : la boite qui s’ouvre, ou autrement dit, le texte «monument », avec son architecture propre, met en place le pole énonciateur. Apparaît dans le texte un acteur simplement nommé Dieu ; nous ne savons rien de ce qu’il est. Il nous est donné à parcourir ce qu’il va commencer à faire.

Vient alors l’état dans laquelle la terre se trouve. Le tohu bohu du texte hébreu est interprété par la Septante par « invisible » et « inorganisé ». Il n’y a rien à voir et aucune organisation. Et, dans la dimension verticale, « au dessus de l’abîme » (c’est-à-dire sans fond), la ténèbre (skotos), une sorte de chape noire.

A la surprise des lecteurs, surgit une sorte de quatrième dimension : « au-dessus de l’eau », le souffle de Dieu plane ou réchauffe ou couve, comme un oiseau sur son nid [6]. Peut- être peut-on entendre cette « figure-« énigme » à la façon de ce qui écrit en Deutéronome 32, 11 : « La part de Yahwé, c’est son peuple… il l’entoure et en prend soin… tel un aigle excitant sa nichée, planant au-dessus de ses petits, il déploie ses ailes et le prend, le porte sur ses plumes. » Ce souffle de Dieu introduit un nouveau rôle de l’acteur Dieu. Il conviendra de ne pas l’oublier le moment venu.

2. La succession des dires

De 1, 3 à 31, le texte avance selon une même expression : « Dieu dit » : dix fois, dix paroles.

Or il n’y a personne pour l’entendre, et encore moins pour y répondre. Ce dire de Dieu prend place sans adresse et avant tout effet. Nous connaissons ce dire : c’est « quand dire c’est faire ». Nous avons tous fait l’expérience que dire n’est pas seulement un constat de l’état d’une situation, du jugement d’une personne ou encore du montage de quelques concepts. Devant ce dire, nous avons l’habitude de l’évaluer selon la vérité ou la fausseté, ou selon la confiance ou le doute devant la promesse ainsi manifestée. Mais nous savons que ce dire peut comporter une tout autre dimension : il peut effectue une performance, accomplir un acte. Lors d’un mariage, par exemple, ou d’un procès, la parole du couple ou du témoin sont d’abord un acte juridique ou sacramentel. Le dire se soutient alors d’une autorité, qui lui confère son statut d’acte. La parole prononcée instaure un nouveau statut. Il y a aussi la parole capable de changer la vie de celui qui la dit ou de celui qui la reçoit, en bonheur ou en malheur [7]. La série des dires dans le texte de Genèse porte cette marque. La question qu’il convient donc de poser au texte est la suivante : de quelle nature est cet acte, ce faire, qui raconte, en dix opérations successives, ce qui a été posé au début du texte comme le principe de l’acte créateur de Dieu ? Ajoutons que cette observation nous permet de dessiner un rapport entre les situations initiale et finale de ce récit (1, 1 et 2, 1-3) : le « repos du 7° jour est l’arrêt du « dire » et non celui de l’acte créateur, dont le dire n’est que le commencement.

Le dire n°1… la lumière.

Dès ce premier dire, le texte montre plusieurs dispositifs. Est posée d’abord l’autorité ou la force du dire. La seule expression d’un ordre donne l’existence à la lumière. Ceci inscrit la dimension « performative » de la parole (voir note 3) : il s’agit d’un acte et pas seulement d’un contenu. Ensuite, Dieu voit que la lumière est belle. La Parole n’est pas seulement puissante; elle a du sentiment, si j’ose dire ; ou plutôt elle a un regard qui apprécie. Cette lumière réjouit Celui qui l’a appelé. Elle révèle un lien entre le créateur et sa créature : un reflet dans la créature qui fait retour au créateur. Le texte ne donne aucune explication de ce détail étrange : il le pose en passant. Pour le moins, la lumière devient ici un tabernacle du propos de Dieu, de sa promesse, de la Vie, du désir divin. Et de ce fait, il nous est donné d’entrevoir que la lecture de ce texte risque de déborder la seule compréhension de ce qu’il dit, parce qu’il en appelle, dès le principe, à une rencontre [8].

Troisième dispositif mis en route : le mode du faire, « Dieu sépare la lumière des ténèbres ». Il s’agit de la première opération de transformation : le ciel et la terre sortent de la nuit et du sommeil, par la frappe de la Parole. Le monde ne se met pas pour autant à parler. Il est plutôt blessé, entaillé. D’autre part, un seul personnage assume le rôle central. Il n’a pas d’adversaire et il réussit sans retard, ni affrontement. Cela suffit cependant à ouvrir un parcours narratif. Nous sommes bien dans un récit. Nous sommes passés de la mise en place de l’énonciateur au déroulement des énoncés.

Nouveau dispositif : Dieu ne se contente pas de faire les choses, il les nomme. La lumière devient jour ; la ténèbre, nuit. Au v.6, le firmament devient ciel ; puis le continent terre, et les « eaux », mers. Après avoir fait exister les choses, Dieu fait exister les mots. Il ne dit plus, il appelle, il crie, il convoque. Pour les lecteurs, la surprise est de taille : créer c’est faire ; puis faire c’est dire ; maintenant, dire c’est nommer. Dans ces trois premiers dires, une structure apparaît : « Chaque moment du temps, chaque lieu de l’espace vient se placer docilement sous le signe qui le représente. Dieu l’a choisi et l’affecte à chacun. Ainsi le langage, tel un filet, étend son emprise sur la réalité. » [9] Entre les choses et les mots, l’univers est désormais « en état de marche ». Il est devenu parlant, corps constitué comme lieu de la parole. Le chemin du texte rend ajoute un rapport de « naissance » à celui de «croissance». « Mais une croissance qui excède le déploiement physique et biologique des réalités et des espèces pour atteindre au changement d’ordre : le langage vient au monde. La parole advient à l’univers.»

Enfin, le texte ajoute au langage la médiation du nombre : « il y eut un soir, il y eut un matin, premier jour. [10] Les jours sont comptés d’une certaine façon : du soir au matin, et ceci jusqu’à la fin du texte. D’autre part, de 1 à 7, un septenaire [11], ou si on préfère « une semaine ». Quelle est cette manière de compter le temps ? Et pouvons nous entendre quelque chose de ce qui nous ait ainsi montré ?

Dans nos conversations, nous parlons le temps du souvenir ou de l’attente, ou encore du temps qui passe ou du temps qui reste. Les historiens contemporains s’efforcent de ne pas confondre le temps des récits et celui des événements qui sont racontés [12]. Mais ceci n’est guère satisfaisant dans notre cas. Je m’en tiens donc pour le moment à la présence de cette dimension temporelle, au fait que c’est un « temps raconté » du commencement, et que cela se présente comme un espace-temps réglé et limité. Je me risque à l’imaginer comme une sorte de mode d’emploi, cette sorte de feuillet qui accompagne un kit de montage, et qui permet de suivre, et même de revenir en arrière si besoin, lors de l’usage de cet outil, ou de la construction d’un meuble. Cela m’évoque également un plan d’architecte. Rien n’est encore construit, mais l’essentiel est dit pour que cela soit en état de marche.

Les dires n°2 et 3.

Avec le « firmament » apparait une nouvelle opération de séparation. Mais cette séparation ne joue pas sur deux éléments, comme la ténèbre et la lumière, mais sur trois : les eaux du dessus et celles du dessous, et entre les deux, la barre du firmament… une frontière « ferme » comme l’indique son nom. S’y ajoute, au v.3, une nouvelle forme de séparation : il s’agit d’une opération de compostage, les choses s’amassent en une seule masse. Après l’opposition entre deux grandeurs figuratives, puis la pose d’un élément séparateur, vient la mise en place dans les eaux inférieures de deux « ensembles » distincts, la terre et la mer. Ceci concerne la structuration de l’espace. Nous avons donc en mains un acteur, unique, et une configuration du temps et de l’espace, c’est-à-dire les ingrédients majeurs d’une production narrative. Nous pouvons donc nous attendre à voir venir des « transformations » dans le rapport entre l’opérateur des actions et les états de ce qui est produit. Avec l’invention des mots se présente les règles du récit.